L'histoire - 32 -

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Le départ de Jules laisse Mathilde et Georges face à la vieille bique. Ils savent depuis longtemps l’ignorer et la faire tourner en bourrique avec des répliques rapides et sans aucun sens pour elle. Elle a abandonné toute autorité sur ces adolescents.

Pierrin dine de plus en plus rarement avec eux, car il s’est définitivement installé à Rodez. Chaque fin de semaine, il vient à Jonhac pour visiter sa circonscription. Mathilde l’accompagne souvent dans sa tournée, y trouvant une rare distraction, naviguant dans son inoccupation entre Rodez et Jonhac, tiraillée entre des impulsions de liberté et son besoin de l’enveloppe rassurante et du silence de sa maison natale. En ville, elle a conservé de bonnes amies et sort, rarement, au théâtre ou au concert. La maison de ville ne lui convient pas, car de nombreuses réceptions sont organisées, auxquelles elle se sent étrangère. Elle a deviné qu’une femme vit avec son père, sans chercher à la connaitre.

L’isolement est un frein puissant, alors qu’elle a la tête pleine d’émancipations. Elle fait les yeux doux à son père pour avoir son autonomie. Depuis la disparition d’Augustine et l’internement de Marcel, Pierrin est plus attentif à ses enfants, notamment à sa fille qui a hérité pleinement de la beauté féminine familiale, refusant de voir la ressemblance avec Alphonsine, sa mère. Cette époque est étouffée dans son cœur.

Sans peine, Mathilde passe son permis de conduire dès ses dix-huit ans et se fait offrir un coupé Peugeot 201. Quand elle traverse le village avec son frère, les cheveux au vent, c’est le scandale. Elle le renforce de coups de klaxon sous prétexte d’écarter les poules, se réjouissant d’affoler les vieilles gens. Les deux jeunes touristes rient aux éclats, joyeux de leurs farces, ivres de leur sentiment de liberté, n’ayant de comptes à rendre à personne.

Georges part à Toulouse poursuivre ses études. Abonnée à de multiples revues, Mathilde s’intéresse à la mode, écoute ces chansons nouvelles à la radio, obligeant Henriette à se réfugier dans son étage. Cependant, elle sort peu, attendant le prince charmant, attendant de vivre !

La sœur reste très affectée par l’internement de Marcel, qu’elle ne pouvait aller voir jusqu’à présent, son père n’ayant jamais le temps de la conduire à l’asile, Henriette n’étant pas concernée et les trajets en autocar s’avérant interminables. Georges fuyait à l’idée d’aller dans n’importe quel hôpital, même s’il aurait aimé revoir Marcel.

Dorénavant motorisée, Mathilde prend l’habitude, chaque mois, de lui rendre visite. Il ne présente plus de symptômes, mais refuse de sortir, se sentant protégé en dépit de cet environnement, épouvantable aux yeux de sa sœur. Elle voit, à son sourire d’accueil, qu’elle demeure sa raison de vivre. Elle s’attache donc à venir, malgré sa répulsion, l’horreur de ces malades, l’odeur aigre qui rebute la visiteuse, les cris incessants qui terrorisent le voisinage sur des kilomètres à la ronde. Elle sait qu’elle est sa seule visite.

Un jour, elle ne le trouve pas et va s’informer.

— C’est Marcel Martin de Jonhac que vous voulez voir ? Pas Adélaïde Martin de Jonhac ?

— Pourquoi ? Il y a une Adélaïde Martin enfermée… hospitalisée ici ?

— Oui, depuis… 1901 !

Mathilde n’en revient pas. Jamais elle n’a entendu parler d’une Adélaïde internée. Elle ne connait de ce nom que sa grand-mère ! Est-il possible qu’elle soit vivante et que ce soit elle qui est enfermée ici, à Paraire ?

Le soir, profitant de l’absence de son père, elle interroge Henriette. Il s’agit bien de sa grand-mère, lui répond-elle du bout de ses lèvres serrées. Les âmes perdues dans la folie sont perdues pour Dieu. À quoi bon s’en occuper ? Mathilde est terrassée par ce mépris et cette négligence. Pendant plus de trente ans, cette femme, sa grand-mère, s’est trouvée délaissée de tous, ignorée. La folie ne peut être une excuse. Une immense empathie la saisit, doublée d’une interrogation douloureuse : comment cela a-t-il pu se produire ?

Elle rend Henriette et sa bigoterie responsable du délaissement, seule au courant de cet enfermement. Son père avait sept ans quand cela est arrivé, et il n’habitait même pas dans cette maison. Jamais il n’avait dû en entendre parler ! Mathilde ne pardonnera jamais à Henriette cet abandon. Elle n’adressera plus jamais la parole à cette dingue poussiéreuse. Elle l’ignorera durant la vingtaine d’années qui lui restent à vivre, alors qu’Henriette logera toujours sous son toit. Par la même occasion, elle jettera aux orties sa religion, ne fréquentant plus l’église que par obligation.

Elle veut connaitre cette aïeule internée et sacrifiée, avant d’en parler à Georges, pourtant son confident en toutes choses.

La première fois qu’elle arrive devant cette vieille femme, prostrée sur un banc, elle a une retenue, ne sachant qui elle va trouver et dans quel état mental elle est. Sa volonté est à sa limite. Ce lieu est répugnant, cette femme ne lui est rien. Que vient-elle chercher ? Courageuse, Mathilde avance doucement pour ne pas effrayer cette recluse sans contact depuis trois décennies. En sentant une ombre approcher, la vieille lève les yeux, sourit et prononce cette phrase inattendue :

— Tiens ! Bonjour, Alphonsine !

Mathilde est confondue avec sa mère ! Elle ne répond pas, sidérée par ces paroles. Sa mère est un souvenir vague. Elle était si petite quand elle est morte. Elle n’a vu qu’une seule fois sa photo de mariage. Avec Georges, ils avaient fouillé le bureau et étaient tombés sur ces photos. Par malchance, leur père était ce jour-là à la maison. Sa colère avait été terrible, terrorisant les deux enfants comme s’ils avaient ouvert la boite interdite.

— Cela fait longtemps ! Tu es toujours aussi belle ! reprend la folle.

Quelques mots suivent, sans sens perceptible pour Mathilde. Puis elle entend :

— Tu ne m’en veux pas ?

Mathilde reste coite, ne sachant quel comportement adopter. Adélaïde repart dans des discours décousus. Mathilde abandonne. Elle aurait mieux fait de ne pas venir. Des propos insensés, c’est tout ce qu’elle obtient.

Mathilde rentre à Jonhac, déroutée par cet échange, accablée par la démence qui ronge cet esprit. Tant de temps hors du temps ! Interpellée par la confusion de sa grand-mère, elle retrouve les photos de sa mère à son âge. Elle calcule : quand Adélaïde a été internée, Alphonsine avait cinq ans ; elle n’a donc pas pu connaitre sa fille âgée de vingt ans. Du reste, c’est à cet âge que cette dernière est morte. La preuve est là : c’est bien une démente. Mathilde est déçue. Elle contemple nonchalamment une photo de son père et sa mère, le jour de leur mariage, avant de les remiser. Elle est amusée par leur même regard, leurs mêmes yeux. Elle ignorait cette similitude. Elle n’a plus d’images vivantes de sa mère, uniquement ces photos figées. En revanche, elle connait son père. Elle sait que quand ses yeux se mettent à briller, il a un charme fou. Elle l’a vu en user et en abuser pour convaincre des adversaires en affaires ou en politique. Georges possède les mêmes yeux rayonnants. Elle va vers son miroir. Elle ne se connait que cet air un peu triste. Elle se force à sourire. Oui ! Elle dégage aussi ce charme ! Elle en rit et, pour la première fois, se découvre belle, désirable. Comment expliquer que son père et sa mère partagent des regards si semblables ?

Malgré ce premier contact désastreux, Mathilde se sent obligée de retourner voir sa grand-mère. Même une folle a droit à la compassion. Passer une heure par mois, elle doit bien ça à cette femme.

Les échanges erratiques avec la vieille dame se renouvellent. Jamais Mathilde ne lui répond, n’osant pas avouer qu’elle n’est pas Alphonsine, ne voulant pas peiner cette femme qu’elle se prend à aimer. Elle l’écoute en souriant. Les mêmes phrases reviennent à chaque visite. Soudain, un complément surgit :

— Ton père, il l’avait bien mérité, non ?

Mathilde s’interroge sur ce propos insaisissable. Qu’est-ce que son grand-père avait mérité ? Elle se souvient de sa première rencontre : pourquoi sa mère en aurait-elle voulu à sa grand-mère ? Elle évite de la questionner ouvertement, mais est intriguée par ces propos semblant cacher un événement évident. Les visites suivantes, elle attend la formule énigmatique qui ressurgit facilement. Adélaïde semble chercher à dire autre chose. Elle l’encourage des yeux, de son attitude, car elle a pris l’habitude de lui tenir la main, de l’embrasser en arrivant et en repartant. L’aïeule parait sensible à ces petites marques d’affection, revenues après une telle interruption.

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