L'histoire - 33 -

5 minutes de lecture

En essayant d’abouter les bribes de phrases lâchées par Adélaïde, elle parvient à comprendre en partie le charabia de sa grand-mère, à le rapprocher de ses souvenirs. Maintenant, Mathilde dialogue avec elle, obtenant parfois des réponses, même si, le plus souvent, c’est peine perdue. La jeune femme s’accroche ; elle devine une révélation importante, qu’inconsciemment elle pressent douloureuse. Laquelle ? Petit à petit, l’horreur apparait. Elle ne s’en rend pas compte immédiatement, car ce sont des fragments désordonnés qu’elle entend. Le jour où la dernière pièce a trouvé sa place sur ce tableau tragique, Mathilde visualise cette histoire invraisemblable : Adélaïde a empoisonné son mari, Pierre. Elle l’a tué ! Elle rangeait la bouteille de mort aux rats sur l’étagère du haut, dans le placard de la cuisine.

Bouleversée par cette révélation, Mathilde ne peut croire une telle abomination. Pour quelle raison aurait-elle accompli ce geste effroyable ? Elle doit comprendre. Elle veut en parler à Georges, mais il va la prendre pour une mythomane. Elle n’arrive pas à dormir. Après tout, la bouteille est peut-être encore là ! Elle doit aller voir, pour mettre fin à ce cauchemar. Il est minuit passé, elle descend sans bruit, allume la cuisine, ouvre le premier placard, le deuxième. Dans le troisième, près de quarante ans après, le flacon se dresse sur l’étagère inaccessible du haut, pris dans une croute de poussières, posé sur un papier plié. C’est impossible ! Elle le regarde, l’attrape. Elle déplie la feuille sur laquelle apparait une liste de prénoms féminins suivis de nombres. Que signifie cette liste ? Son esprit se refuse à toute hypothèse.

Il faut vérifier : elle verse quelques gouttes du flacon dans la gamelle du chat, sans réfléchir, pour voir, pour savoir. Le papier est-il le justificatif du châtiment ? Quand elle apprend le lendemain que le petit chat est mort, elle est tétanisée. Elle est obligée d’admettre la véracité de ce secret horrible : sa grand-mère a assassiné son grand-père ! Mathilde a besoin de s’en délivrer, mais à qui ? Bien sûr pas à son père, qui ne vivait pas ici. Henriette est rangée aux oubliettes. Georges est réfractaire à ces histoires. De plus, il étudie à Toulouse, à la faculté de droit.

Mathilde est seule face à cette épouvante. Elle ne peut rester devant une telle interrogation : elle doit comprendre. La visite suivante, elle ne se retient plus. Elle essaie de faire parler sa grand-mère. Depuis le temps qu’elle vient, elle sait comment elle réagit, quand elle peut pousser ses questions, quand elle doit la réconforter. Elle est surprise et elle ne la force pas beaucoup pour obtenir la raison : la rancune est intacte dans la démence. Le papier devient facile à décrypter. C’est le tableau de chasse de Pierre, son grand-père ! Il délaissait sa femme, qui avait alors son âge. Mathilde partage sa rage, car ce monstre engrossait toutes les filles des kilomètres à la ronde. Même pas des filles, des gamines ! Certaines ont été visitées plusieurs fois ! Adélaïde avait de quoi être jalouse et furieuse.

À cette époque, quelques années avant le changement de siècle, d’après le peu d’histoire de la lignée qu’elle connait, Joséphine, la grand-mère d’Adélaïde, devait avoir disparu. C’est donc Célestine ou la jeune épouse dédaignée qui avait dû recevoir les mères venant demander une juste réparation pour les outrages perpétrés. Laquelle des deux possédait cette liste ? Laquelle d’entre elles devait renouveler les dédommagements et avaler sa honte ? Pour tuer, il fallait savoir ! Pour tuer, il fallait vouloir se venger ! La femme trompée, la femme délaissée : Adélaïde !

Mathilde se trouve à consoler la meurtrière. Elle l’enveloppe de son immense mansuétude, mélange de révolte, de féminité indulgente, de tendresse filiale. Elle sent qu’elle aurait agi de même. La meurtrière a payé son geste, abandonnant son esprit depuis des décennies ! Adélaïde semble insensible à cette compréhension, à cette absolution. Elle n’en a nul besoin. Elle a résolu son problème.

Mathilde s’en retourne, une nouvelle fois bouleversée. Quelle tragédie ! Quelle abomination sordide ! Jamais elle n’aurait supposé une telle atrocité possible ! Dans sa propre famille !

Dans sa solitude, elle ressasse ces horreurs. Elle tortille la feuille, la relit sans voir les noms. Petit à petit, elle prononce leur prénom, tentant peut-être de les nommer pour excuser cet abject grand-père. Elle remarque alors qu’une seule gamine, Jeannette, avait eu deux enfants, d’après les sommes inscrites. Qui était cette Jeannette ? Elle veut tout savoir, aller au bout, vider la lie de cette affaire. Mathilde repart débrouiller cet écheveau de ressentiments, de folie, de vieillesse. Quand elle profère le prénom de Jeannette, Adélaïde recouvre de la furie dans ses yeux. Les éléments tombent en ordre dispersé. L’enquêtrice amateure n’avait pas encore atteint le fond. Elle revient avec le nom complet : Jeannette Bouscatié ! Elle avait vu dans les papiers que son père avait changé de patronyme au moment de son mariage. Son esprit se souvenait de Bouscatié, tout en refusant l’évidence de la conclusion.

À peine arrivée, elle se jette dans le bureau, saisit le dossier de la famille. Elle est rassurée ! Pierrin, son père, est bien le fils de monsieur Jules Bouscatié et de madame Andrée Bouscatié, née Descazes ! Mathilde abandonne ses investigations, soulagée. Il y a prescription et, surtout, elle a pardonné son geste à sas grand-mère.

Maintenant que l’affaire est classée, Mathilde poursuit gentiment ses visites à son frère ainé et à sa grand-mère. Adélaïde ressasse les mêmes phrases, Mathilde n’y prête plus attention, essayant de montrer de la tendresse à cette vieille femme perdue dans sa tête. Pourtant, les obsessions réveillées d’Adélaïde continuent à nouer des liens anciens. Quand elle prononce : « Elle était maline, la mère Bouscatié ! Ce n’est pas pour rien qu’elle les a appelés Pierrin et Pierrot ! », le sang de Mathilde se fige. Elle ne veut pas entendre la suite : « Les deux garçons de Jeannette ! ».

C’est fini. Adélaïde est repartie dans des propos sans sens. A-t-elle besoin de la faire répéter ? Mathilde vient d’apprendre l’effroyable réalité : son père et sa mère sont à moitié frère et sœur ! Elle le savait déjà, mais ne voulait pas l’accepter. Voilà le nœud profond du drame.

En rentrant, durant la nuit, le jour, la semaine, elle ressasse cette idée terrible. Pierre, son grand-père coureur, est le père de Pierrin et d’Alphonsine, ses parents : ils sont demi-frère et sœur ! Adélaïde a tué Pierre, sans savoir la monstruosité qui allait se produire avec ces deux enfants.

Elle ne peut rester avec cette interrogation. Adélaïde n’a pas menti. Plutôt, elle a dit sa vérité, qui semble exacte. L’arsenic du flacon, la ressemblance entre sa mère et son père font trop converger vers cette évidence redoutable. Elle ne veut pas associer la douce folie de Marcel, le vice de Jules, la fragilité d’Augustine, mais quand même : ils sont tous fruits de l’inceste !

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Jérôme Bolt ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0