L'histoire - 38 -

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Marjoulet, député-maire, radical-socialiste bon teint, collé à son terroir, quarante-trois de mandat derrière lui avait eu du mal à accepter de laisser son fauteuil. La réconciliation spectaculaire de Pierrin avec l’aile catholique l’avait enfin convaincu d’en faire son successeur, malgré sa carte au Parti démocrate populaire. Depuis ses débuts dans les associations d’anciens combattants, il naviguait dans cette frange du centre gauche, proche de ses idées sociales, tradition familiale oblige, tout en refusant le socialisme et le communisme. Séduit d’abord par le Faisceau, qui défendait l’ordre, le nationalisme, il avait poursuivi avec le Parti républicain syndicaliste. Cependant, il se présentait toujours comme non inscrit pour son poste de conseiller général, auquel il était reconduit sans coup férir à chaque échéance. « Plus de justice, plus de protection, plus de paix surtout, mais dans le respect de la République » était son mantra.

Mathilde avait participé aux dernières réunions, admirant la facilité de parole de son père, son charme qui opérait, même sur ce public favorable. Elle le regardait : il émanait de ce tribun une aura dont elle était fière. Le pari de Pierrin avait réussi. Le 3 mai 1936, il est élu député. Il n’aura pas l’occasion d’entrer au Palais Bourbon : une crise cardiaque le foudroie à l’aube de la quarantaine deux semaines plus tard.

L’enterrement est un déchirement pour Mathilde. Elle n’a connu son père que ses derniers et trop brefs mois. Que de temps irrémédiablement perdu ! La cérémonie est menée par Jules, félicité par tous les notables présents en ce jour douloureux. Entouré de mignons, il ignore superbement sa sœur et son frère. Georges est revenu de Toulouse en catastrophe. Il ne s’explique pas l’affliction de sa sœur pour ce père lointain. Elle avait gardé pour elle leur rapprochement, ne trouvant plus dans Georges son complice d’enfance. Mathilde a un tel besoin de consolation, un tel besoin de remplacer cette relation qui vient de se dissiper, qu’elle rapporte à son frère son étrange expérience. Leur père, cet inconnu, était un homme bien ; il avait enduré de terribles choses ; il s’intéressait vraiment à eux, au moins à eux deux. Georges est étonné. Leur père se révélait donc un peu attaché à ses enfants ? Pour la première fois, elle tente un geste de tendresse envers ce frère bien aimé. Georges se laisse aller dans les bras de sa sœur, se forçant à retenir des larmes qui dévoileraient sa faiblesse.

Mathilde veut profiter de ce moment pour s’ouvrir des secrets de famille, poids insupportable pour sa conscience. À peine commence-t-elle à parler de l’asile que Georges se bloque. Elle invente une explication. Il part dans des singeries, incapable de formuler son aversion pour tout cela. Mathilde comprend qu’elle ne pourra jamais tout partager avec Georges, que leur lien demeurera incomplet pour toujours et qu’elle est désormais la seule à supporter ce carcan.

Georges repart vite à Toulouse retrouver l’insouciance de sa vie étudiante. Mathilde reste seule. Aucun de ses frères n’existe plus vraiment pour elle. Elle a vingt-et-un ans. Elle doit partager la maison avec Henriette, dans une ignorance réciproque et hostile. Henriette tortore du bout des lèvres à la cuisine, Mathilde dans la salle à manger, chacune dans sa solitude.

Elle n’avait jamais abordé avec son père la situation financière. Elle s’oblige à se pencher sur ces questions, car elle doit s’occuper de la succession. Avec l’aide de Germain, toujours présent et fidèle, elle découvre une certaine aisance. Grâce aux efforts de son père, les paysans ont développé leurs productions. Surtout, Pierrin les a fait passer du métayage au fermage, avec difficulté, mais pour le bien de tous, les rendant ainsi directement concernés par les améliorations des rendements. La transformation s’était faite avec la lenteur nécessaire à ce monde, mais une fois qu’ils eurent compris leur intérêt, les progrès furent rapides. Les rentes foncières tombent maintenant régulièrement. Les frais de la maison et de Rodez sont dérisoires, le cout des campagnes électorales avait un peu entamé la fortune, mais Pierrin était dédommagé. L’un dans l’autre, le patrimoine commençait à se reconstituer, après le trou de la crise des années 30.

Mathilde ignore tout de ces questions ; elle découvre avec soulagement qu’elle est à l’abri du besoin, que Georges pourra entreprendre les projets dont il rêve, que Marcel et Adélaïde seront bien traités. Le reste n’a guère d’importance. Elle regarde les colonnes de chiffres. Des sommes conséquentes attirent son attention. Ce sont les dons de la famille à la paroisse, à l’évêché, à l’aumônerie de Jules. Elles excèdent largement toutes les autres dépenses. Mathilde ordonne de mettre fin à ces versements sur lesquels Pierrin fermait les yeux. C’est moins son animosité envers Henriette que son rejet de cette religion. De plus, payer les frasques de son frère la heurte. Ce tarissement violent provoquera un voyage de Jules jusqu’à Jonhac. Il se montrera odieux avec sa sœur, trop heureuse en retour de lui cracher son dégout en face. Jules repartira, scandalisé par cette vérité pour la première fois crument étalée devant lui. Il ne remettra plus jamais les pieds dans sa maison natale.

Germain indique à Mathilde qu’un testament existe et qu’il faudra bien partager entre les quatre enfants vivants, avec le cas de Marcel à prendre en compte.

Mathilde se sent dépassée et abandonnée devant tant de problèmes. Ce n’est pas la vie dont elle rêvait.

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