Chapitre 6
Le lendemain, en descendant pour jeter l’eau sale au bas de l’escalier, j’aperçus le corps de mon agresseur. Ren l’avait écorché et cloué à un arbre. Sa peau était pendue sur un autre. Cet horrible trophée servit d’avertissement aux intrus éventuels et de rappel, pour ma part, de la cruauté des sidhes. Tous les jours, je devais passer devant. L’idée me répugnait, alors je m’en ouvris à mon maître.
— Maître, me donnez-vous l’autorisation de décrocher ce cadavre ?
— Laisse-le là où il est, me répondit Ren d’une voix de basse presque grondante.
— Loin de moi l’idée de toucher à votre trophée... Mais ne pourrait-on pas... le déplacer ?
Il grogna quelque chose d’indistinct. Mais, le lendemain, lorsque je redescendis jeter l’eau, je constatais qu’il n’y était plus. Ren l’avait enlevé, et probablement mis ailleurs.
Les jours s’écoulaient, calmes et plutôt heureux. Mon maître passait de plus en plus de temps au sanctuaire. Il avait tenu parole, et sorti une harpe immense, dont il m’apprenait à jouer.
C’était difficile, car l’instrument était magique et réclamait une offrande de sang pour sonner. Ses cordes, coupantes comme de l’acier, blessaient mes doigts de bien cruelle façon. Ren, lui, jouait avec ses griffes. Il me confectionna de petits onglets en os pour que je puisse économiser un peu la peau de mes doigts. Je souffrais, mais j’aimais ces leçons précieuses, et je savais qu’un homme qui avait appris à jouer de la musique chez les elfes revenait ensuite avec de l’or entre les mains.
Ren jouait lui-même d’exquise façon. Mais il ne pouvait pas chanter, et comptait sur moi pour le faire à sa place. Il m’apprit que, encore enfant, il avait voulu devenir barde. Un célèbre musicien avait parlé de l’emmener dans sa troupe pour qu’il exploite son talent. Mais sa mère avait promis qu’elle offrirait son premier enfant mâle au dieu de la guerre, et pour empêcher que Ren ne devienne barde, elle posa sur lui un geas lui interdisant le chant.
— Toi, tu pourrais devenir barde, me dit-il. Lorsque tu sortiras d’ici.
— Combien de temps me reste-t-il ? lui demandai-je. Je n’arrive pas à compter les lunes, dans ce ciel si différent du mien.
Ren me montra l’astre rond qui luisait dans le ciel mauve.
— C’est la petite lune, Nineath. Elle sera là encore deux nuits, puis sortira Narda, sa mère. Lorsqu’Amarrigan, la rouge, sortira à son tour, cela fera un cycle entier pour toi. Lorsque tu es arrivé, j’avais mes fièvres, et chez l’As Sidhe, elles sont toujours calées exactement sur le cycle lunaire d’Æriban.
Les fièvres pourpres. Ren se montrait si aimable que je les avais oubliées. Mais il était lui aussi soumis à ces fièvres furieuses, qui transformaient ces êtres si raffinés en monstres assoiffés de stupre et de sang.
— Est-ce pour cela que vous ne vous êtes pas montré de si longtemps, lorsque je suis venu prendre mon service ?
— Oui, me répondit-il franchement. Je ne voulais pas te faire de mal. Je sais que, comme moi, tu n’as pas demandé à être ici.
— Certains aslith le demandent, fis-je en baissant la tête.
C’était le cas de nombre de mes condisciples pendant la formation. C’était pour cela qu’on m’avait pris de haut, et considéré comme le dernier des idiots. Ceux-là suppliaient leurs maîtres de leur donner du luith, à la fois pour en vendre, mais aussi parce qu’ils avaient succombé à son terrible pouvoir. Pour ma part, hormis ce premier jour où j’avais senti sa trace évanescente sur ses affaires, je n’avais jamais goûté celui de mon maître.
— C’est vrai. Mais toi, tu as d’autres rêves.
Il avait raison. L’or ne m’intéressait pas, pas plus que l’immortalité que recherchaient les hommes qui se vouaient au service des faes. Il y avait autre chose, bien sûr... la fascination, l’expérience de la beauté absolue. Le plaisir ultime, que, parait-il, les sidhes généreux envers leur aslith pouvait leur faire ressentir... et la connaissance. Dans mon cas, c’était plutôt cela.
— J’aime apprendre la musique à vos côtés, maître, lui avouai-je.
Son rire, qui sonnait comme un carillon métallique cascadant sur de l’eau de roche, me fit sourire.
— Et pourtant, je ne suis pas un maître en la matière, prétendit-il. Je suis un sidhe, pas un barde. Mais tu as du talent. Tu mériterais d’apprendre avec un vrai maître. Je connais quelqu’un : je lui en toucherais deux mots lorsque j’en aurais l’occasion.
Je m’inclinai, reconnaissant.
— Merci, maître.
— Peut-être que ce jour, tu pourras enfin m’appeler Ren, plaisanta-t-il.
Mais ce jour paraissait bien lointain. Ren ne sortait que pour combattre. J’avais peur qu’il ne meure avant la fin de mon service — en auquel cas je devrais servir le nouvel As Sidhe, qui serait sûrement moins complaisant — et j’attendais à chaque fois son retour avec plus d’angoisse qu’une dame dans sa tour attend celui de son seigneur.
Parfois, il revenait blessé. Je le soignais alors avec tendresse et inquiétude. Je savais qu’il était jeune, et très fort, mais les autres l’étaient aussi et me semblaient, à moi qui étais si bien traité, bien plus féroces. En outre, pour une raison obscure, mon maître n’était jamais appelé par les dames. C’était peut-être dû à sa peau noire — je n’avais jamais vu de sidhe arborant cette robe avant lui —, je ne sais pas. Toujours est-il que les fièvres devaient prendre un lourd tribut sur lui. Lorsque la lune de Narda apparut, je m’en ouvris à lui.
— Maître, Amarriggan va paraître très bientôt, et vous aurez vos fièvres. Que va-t-il se passer ?
À ma grande honte, Ren se méprit sur mon inquiétude.
— Ne t’inquiète pas, Myrddyn : je suis convoqué pour le barsaman royal. Je serais donc absent. Le cas échéant, je me serais tenu loin de toi.
Je baissai la tête, honteux.
— Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire... mais... le barsaman royal ? Alors que vous serez en plein pendant vos fièvres ?
— Et pourquoi pas ? Cela ne m’empêchera pas de combattre, au contraire.
Je savais que c’était faux. Bien sûr, les fièvres rendaient les sidhes plus agressifs, à la manière des cerfs pendant le brame. Mais pourquoi leur envoyait-on des aslith, si les soulager devait amoindrir leurs capacités au combat ?
— Je me fais du souci pour vous, maître, lui avouai-je. Que vais-je devenir si vous ne revenez pas ?
Je n’osai lui dire que j’avais peur de perdre un ami, le seul que je n’avais jamais eu. Mais ce n’était pas une chose à dire à un sidhe. Nous n’étions pas sur le même niveau hiérarchique.
— Je reviendrai, m’assura-t-il. Je t’en fais la promesse.
Et il revint. Mais dans quel état ! Sa superbe queue de fourrure blanche avait roussi : elle avait perdu tous ses poils d’un côté, dévoilant la peau à vif. Une terrible plaie lui fendait le torse, et son dos était lacéré. Surtout, son bras était en très mauvais état, et pendait lamentablement. Bien sûr, Ren voulut ne rien me montrer de tout cela, et disparaitre dans sa forêt pour panser ses plaies. Je l’en empêchai.
— Maître, je dois m’occuper de vous.
— J’ai encore mes fièvres, me prévint-il en gardant ses distances. N’oublie pas que j’ai tué les autres aslith qu’on m’a envoyés, précisément parce qu’ils se sont approchés de moi pendant cette période.
— C’est parce qu’ils voulaient prendre quelque chose de vous. Mais vous ne le ferez pas avec moi. Je vous fais confiance.
— Mais tu seras exposé au luith.
— Ce n’est pas grave, insistai-je. Je l’ai déjà senti, et cela ne m’a rien fait.
Ren hésita, mais il finit par se laisser convaincre. Je lui installai une couche confortable sur la table et il s’y allongea. Pendant que je préparais les onguents, il resta là à me regarder, alangui, ses yeux de mercure liquide posés sur moi. C’était vrai que les fièvres le changeaient. Il avait beau être vilainement mutilé, il semblait nimbé d’une sorte d’aura, qui le rendait encore plus somptueux que d’habitude.
Prudemment, j’inspectai ses plaies. Je savais d’expérience qu’au bout de quelques jours, ces dernières se refermeraient d’elles-mêmes. Mais il était dangereux pour lui d’être ainsi affaibli : ses rivaux n’attendaient qu’une occasion de ce genre pour lui voler son numéro. Il était le gardien d’Æriban, le représentant de Neaheicnë et le vainqueur du barsaman. Tous les guerriers des Vingt-et-un Royaumes voulaient s’emparer de son titre.
Après avoir désinfecté ses plaies, je les recousis. Ren se laissait faire d’un air égal. En tant que sidhe, il était habitué à la douleur. Mais je pouvais sentir son regard sur moi pendant que j’opérais, tout le temps. Il me fixait.
— Les humains sont beaux, finit-il par me dire.
Je me redressai, surpris. À force d’être confronté tous les jours à la beauté irréelle des « Autres », j’avais fini par penser le contraire. Ce n’était pas pour rien que nous les appelions les « Belles Gens » !
— Vous faites erreur, maître, osai-je le contredire. Nous sommes insignifiants par rapport à vous.
— Toi, en tout cas, tu es beau, asséna-t-il d’autorité.
Puis il bascula sur le côté, et s’enroula dans son spectaculaire panache de fourrure. Lorsqu’il le déployait, il était si large que cela pouvait presque servir de couverture.
— Laisse-moi, maintenant, ordonna-t-il lorsque je tendis la main sur son épaule pour le masser. J’ai besoin d’être seul un moment.
Je me retirai, déçu. Mais c’était sa volonté, et je ne pouvais rien faire contre.
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