Chapitre 8

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On me ramena à Æriban le lendemain. Dans quel état allais-je trouver Ren ? Allait-il accepter de me parler, ou rester loin de moi pendant des lunes, pour me punir d’avoir partagé un peu de sa honte ? Sur le chemin, escorté par un aios, je tentai de glaner quelques informations.

— Comment cela s’est-il passé ? osai-je, prenant le risque de me prendre un coup de griffe ou même pire. Est-ce qu’il va bien ?

Par chance, le guerrier qui m’escortait était compréhensif. Il admirait Ren, et suivait ses exploits au barsaman.

— Ton maître a passé l’épreuve avec honneur. Il a enduré le supplice avec beaucoup de stoïcisme, et n’a pas poussé un gémissement avant de nombreuses heures. Tu peux être fier de lui. Attends un peu avant de le traire, car il n’a plus une goutte de luith dans le corps aujourd’hui. Il en refera demain. Tu pourras le récompenser à ce moment-là.

Plus une goutte de luith... Qu’est-ce que cet arbre vampire avait-il fait à Ren pour le mettre dans un état pareil ? Il avait même réussi à le faire gémir.

L’aios me conduisit jusqu’en bas des marches menant au temple, juste sous le premier portail. Il n’avait pas le droit de continuer : monter plus haut équivalait à lancer un défi en bonne et due forme, et l’exposait à la colère de l’As Sidhe. Il me laissa là et repartit. Pour ma part, j’étais chez moi : je montai les marches avec une attitude bien différente de celle que j’avais montrée le premier jour, deux lunes auparavant.

Ren dormait. L’ordalie l’avait épuisé. Je fus soulagé de le voir, roulé en boule dans son panache. Je le regardai dormir un moment, puis partit préparer son repas. Je pensais que le fumet d’un bon cuisseau de faux-singe braisé allait redonner force et appétit à mon maître. Lorsqu’il se réveillerait, il aurait faim. Je ne me trompais pas : la viande commençait à griller quand il apparut derrière moi, en silence. Les sidhes avaient l’art de surgir sans crier gare. J’en fus si surpris que je manquai de me brûler.

— Oh, maître, c’est vous, l’accueillis-je d’une voix que je voulais enjouée et naturelle. Le repas est bientôt prêt.

Ren repartit sans un mot. Lorsque la viande fut bien saisie — il ne l’aimait pas trop cuite —, je la déposai dans un plat en or que je garnis de baies bien rouges et de pommes cerdyf et Lomë coupées en lamelles. On m’avait appris à présenter les choses ainsi, pendant ma formation.

— Voilà, maître, fis-je en déposant le plat devant lui.

Ren le regarda, puis il s’assit. Normalement, je devais attendre qu’il finisse avant de manger ses restes — s’il y en avait, sinon je me nourrissais avec ce qu’il y avait dans la cuisine. Mais cette fois, il repoussa le grand plat vers moi.

— Mange avec moi, me proposa-t-il.

C’était un grand honneur qu’il me faisait : je me confondis en excuses, mais comme il insistait, je finis par accepter de piocher un bout de fruit. Mon statut d’aslith m’interdisait de manger de la viande, car il fallait que mon corps reste pur et sans odeur. En outre, la viande, chez les « Autres », était réservée à ceux qui chassaient, comme Ren. Mais les fruits, j’y avais droit.

Du reste, Ren avait plus besoin de viande que moi. L’épreuve l’avait vidé et il avait besoin de refaire son luith.

Une fois le repas fini, Ren partit se baigner. Il ne voulut pas que je l’accompagne. Lorsqu’il revint, les trois lunes étaient déjà hautes dans le ciel du soir. Je l’attendais au pied de son lit, déterminé à lui montrer ma dévotion.

— Voulez-vous que je vous masse ? lui proposai-je avec empressement.

J’avais besoin de sentir son corps dur sous mes doigts, de le toucher. Je voulais qu’il se détende, ressente l’amitié et l’admiration que j’éprouvais pour lui. Mais il secoua la tête, l’air presque désolé.

— Pas ce soir, Myrddyn.

— Je pourrais brosser votre crinière ou votre panache...

— Tu le feras demain. De toute façon, comme tu le vois, on m’a recoupé les cheveux.

C’était vrai. Les mâles vierges n’avaient pas le droit de porter les cheveux longs. Même l’As Sidhe d’Æriban.

— Maître, que puis-je faire pour vous être agréable ? lui demandai-je d’une voix désespérée. Je voudrais tant égayer votre soirée !

Ren parut réfléchir.

— Chante-moi une chanson de chez toi, décida-t-il en se levant pour prendre sa harpe.

Je lui chantai la complainte du roi tombé, une de mes compositions qu’il aimait bien. Il me regarda chanter, ses beaux yeux mi-clos. Dans ces moments-là, c’était comme si nous communions. Nous nous comprenions sans parler. Dans ses yeux pailletés d’argent, je voyais l’immensité de l’Autremer, cet espace sans limites sur lequel les sidhes voguaient lors de leurs quêtes. Les fleurs et les fruits fantastiques d’Æriban, les trois lunes sœurs aux couleurs indescriptibles, les portiques et les marches des sanctuaires perdus et oubliés que je retrouvais parfois dans la sylve. Le vent m’amenait l’odeur chaude du sable, le parfum iodé de cette mer que nous ne voyions jamais et celle, plus épicée, renvoyée par le luith de Ren. Le plus étrange, c’est que je pouvais sentir ce que lui voyait en me regardant sonner les cordes de son immense instrument. L’étrange et déroutante fascination qu’il avait pour la chair fragile que j’étais. Comprenait-il que c’était à lui que je pensais lorsque je décrivais ce roi d’un pays lointain ? Peut-être. Après avoir décrit son départ pour les îles de l’Ouest, que j’avais nommé « Avalon » pour ne pas m’approprier le nom sacré de l’Eden de mes maîtres, je me tus, alors que résonnait encore la toute dernière note.

Ren sourit, et lentement, il prit ma main.

— Tes doigts saignent, observa-t-il en les dépliant doucement.

— C’est le tribut laissé à la harpe, maître. Il n’y a qu’ainsi qu’elle accepte de chanter.

— J’aime la façon dont elle chante avec toi. Ce son est unique, il ne ressemble à aucun autre.

Ren me regardait. Puis, sans me quitter mes yeux, il porta mon index à sa bouche. Je sentis sa langue sur ma peau, étonnamment douce et pointue.

— Maître...

Je n’osais protester, mais cela me semblait une hérésie. Normalement, c’était moi qui étais censé l’agréer ainsi. On me l’avait dit. Mais Ren ne me laissait pas le toucher, sauf pour le masser et le soigner. Et maintenant, il suçait mes doigts ensanglantés, un à un, et au contact de sa salive, mes plaies se refermaient.

— C’est de la magie ! observai-je lorsqu’il me rendit ma main.

— C’est le pouvoir que nous avons. Votre chair est simple, mais elle ressemble à la nôtre. Il nous est facile de la réparer.

Je sentis mes joues chauffer. Pendant mes classes, on m’avait dit que c’était ainsi que les aslith survivaient aux terribles blessures que pouvaient leur infliger leurs maîtres au cours d’étreintes un peu trop passionnées. Leurs plaies cicatrisaient instantanément, grâce au luith.

— Maître... tentai-je. J’aimerais vous rendre la pareille.

Ren me regarda.

— Je ne saigne pas. Et tu ne pourras me soigner de la même façon. Ça ne marche que dans un sens.

— Mais je peux vous soulager, protestai-je. Si seulement vous me laissiez vous...

Ren se redressa de toute sa stature, outré.

— Je t’ai déjà dit non. Tu n’as pas besoin de faire cela, Myrddyn. Ils peuvent nous enfermer ici, toi et moi, t’appeler esclave et m’infliger des humiliations comme celle que je viens de subir, nous ne sommes pas obligés de nous comporter de la manière qu’ils attendent. Nous pouvons les surprendre, leur montrer que nous sommes différents de ce qu’ils disent.

Oh, comme j’admirais cette façon de penser ! Ces paroles me touchaient droit au cœur. Mais la chair était faible chez un simple humain. Je n’étais pas comme lui, capable de tout endurer.

— Je ne trouve pas qu’ils vous aient humilié. Vous étiez magnifique, ce soir-là, et on m’a dit que vous aviez passé l’épreuve avec brio, sans rien montrer de votre souffrance. Votre stoïcisme a forcé l’admiration de la Cour, et tous les aios en parlent, même les aslith !

Je regrettai mes paroles à peine eurent-elles franchies mes lèvres. J’avais laissé voir à Ren que je m’étais renseigné sur ce qu’il avait subi, comme un vulgaire voyeur... Cependant, au lieu de me punir, il sourit.

— Magnifique... Tu sais pourquoi ils font cela ?

— Pour nourrir l’Arbre de Vie ?

Le sourire de Ren s’élargit.

— Ah, tu es bien naïf... Ils te font croire qu’ils vivent en harmonie avec tous les êtres qui peuplent notre monde, qu’ils les comprennent mieux que vous ne le faites. C’est vrai, en un sens. Mais nous sommes un peuple égoïste, qui asservit les autres et les utilise dans son propre intérêt. Le but de ce rituel n’était pas de nourrir un arbre carnassier qui s’abreuve du suc vital des créatures qui passent à sa portée, sinon, ils m’auraient laissé là-bas, et lui sacrifieraient des aslith à tour de bras. Non... Ils utilisent cette soif de l’arbre pour tester les reproducteurs d’Æriban, et voir quel mâle est susceptible de tenir le plus longtemps. De donner le plus de luith... le tout en gardant sa superbe de mâle, cette attitude qui plaît aux femelles qui nous gouvernent.

— Tenir le... plus longtemps, répétai-je sans être sûr de ce à quoi il faisait allusion.

Ren eut l’air amusé par mon incrédulité.

— Tenir, oui, dit-il en s’installant confortablement dans les coussins de sa couche. C’est à ça qu’on sert. Le jour où l’une de ces dames me convoquera, elle voudra que je sois capable de réfréner mes ardeurs jusqu’à lui donner le plus de plaisir possible, et que je sois disponible tout le temps, à toute heure du jour et de la nuit. Lorsqu’elle aura enfin eu sa portée — ou qu’elle se sera lassée de moi — elle me renverra à Æriban, attendant que je sois tué au barsaman afin que la compétition puisse mettre en valeur un nouveau mâle susceptible de l’agréer. C’est ainsi que cela fonctionne.

J’étais écœuré. C’était encore pire que ce que j’avais imaginé. Je croyais les « Autres » supérieurs, je les prenais pour des gens de haute vertu, aussi raffinés, subtils et sublimes que Ren. Ce qu’il me racontait décrivait une réalité tout autre.

— Dans l’un de vos mythes les plus populaires, on raconte la façon dont nous avons perdu Tyrn-ann-nagh, n’est-ce pas ? me demanda Ren, la tête calée contre sa large paume.

— Oui, mais je ne l’ai jamais pris au sérieux...

— C’est pourtant vrai. Notre appétit pour la chair a irrité le Créateur, qui nous a bannis de son royaume. Ça s’est plus ou moins passé comme ça. Il y a très longtemps.

— Mais, vous, maître...

Toi, me corrigea-t-il. Je t’ai déjà dit que tu pouvais te passer des honorifiques.

— Toi... (L’appeler ainsi m’écorchait la bouche.) Vous dites que les dames de la Cour s’amusent à tester votre... endurance, mais pourquoi ne vous convoquent-elles jamais ?

Ren arbora un sourire carnassier. Ses crocs, d’un blanc de perle, étincelèrent sous la lune.

— J’ai passé un pacte avec ma demi-sœur, qui est une dame de Cour, m’apprit-il. Elle a apposé son nom dans le registre pour être mon as-ellyn. Ainsi, aucune autre elleth ne peut me demander tant qu’elle n’a pas obtenu cette première nuit qu’elle m’a réservée. Elle trouve plein de prétextes pour retarder ce moment, et m’envoie accomplir tout un tas de quêtes qui me permettent de respirer et de parcourir le monde... Mais elle subit une grande pression de la part des autres, et la Reine, pour se venger, me convoque au barsaman dès qu’elle peut. Je m’applique à le gagner à chaque fois pour la faire enrager. C’est pourquoi elle m’a fait subir la Nuit de la Honte... c’était une punition, pas un honneur. Tu comprends, maintenant ?

Je hochai la tête lentement. Oui. Je comprenais.

— Mais alors... vous ne connaitrez jamais le plaisir de l’accouplement. Pendant la formation, on m’a dit qu’il n’y avait pas de plus grande jouissance, pour un sidhe.

— Ça dépend. Ma vie n’est pas désagréable. Je prends plaisir à jouer de la harpe, à écouter le son du vent, à t’entendre chanter. J’aime nager dans la mer, me faire sécher au soleil, chasser et manger de bonnes choses. Explorer l’Autremer avec Elbereth, mon cair. Combattre des adversaires valeureux au barsaman. Je n’ai pas besoin d’autre chose. En tout cas, je suis autre chose qu’un étalon voué à la reproduction. Je n’ai pas accepté qu’on m’utilise ainsi, et sur ce point, je ne céderai jamais.

Je comprenais alors pourquoi Ren refusait obstinément les convocations et les services des aslith, et pourquoi il avait tué ceux qui avaient tenté d’utiliser ses fièvres pour le forcer à donner son luith. Il voulait être libre, et comme on l’avait enfermé ici, dans cette cage dorée, il exerçait sa liberté de la seule façon qu’il pouvait.

Malheureusement pour lui, cette liberté allait bientôt lui être ôtée, elle aussi.

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