Chapitre 9
J’étais en train de débarrasser les restes du repas lorsqu’un intrus se manifesta derrière moi.
Avec le temps, j’avais appris à sentir la présence si particulière des « Autres ». Lorsqu’ils étaient là, la forêt retenait son souffle. Ce fut le cas encore cette fois, mais je ne sentis dans l’air nulle trace de l’odeur épicée qu’émettaient les mâles. C’était une femelle qui se tenait là. Et il n’y avait qu’une seule qui osait venir au temple : la Gardienne.
— Reste là, m’ordonna-t-elle en me voyant me lever précipitamment.
— Mon maître est parti nager, il va revenir d’un instant à l’autre...
— Je sais. Mais c’est toi que je suis venue voir.
Tout dans son attitude indiquait le contraire, pourtant. Le dos appuyé contre une colonne de la terrasse, elle tentait d’apercevoir le bassin en contrebas, haussée sur la pointe des pieds. De là où je me tenais, je voyais Ren moi aussi. Lorsqu’il sortit de l’eau, entièrement nu, par pudeur, je détournai le regard. Mais la Gardienne, elle, n’en ratait pas une miette.
— Il est beau, n’est-ce pas ? sourit-elle. Cela fait cent quarante lunes que j’attends mon tour pour pouvoir le coucher dans mon khangg, celui-là. Mais cette maudite Daemana prend son temps. Et tant qu’elle n’aura pas eu son panache, personne ne pourra y toucher.
Daemana. C’était donc le nom de la dame du Cour qui l’avait réservé, la demi-sœur de Ren.
— Je pense que ces deux-là sont de mèche, mais je ne peux pas le prouver... Enfin. Il ne pourra pas tenir longtemps comme ça, cet idiot. Un jour, il trébuchera au barsaman, ou prendra un mauvais coup. On ne peut pas gagner éternellement à ce jeu-là, et il le sait... Tu ne trouves pas cela dommage qu’il ne produise pas des descendants qui pourraient hériter de sa beauté et de sa force ? Tu as le droit de répondre franchement, Myrddyn.
— Je trouve dommage qu’il ne soit pas devenu barde comme il le souhaitait initialement, et qu’on le force à risquer sa vie pour l’agrément de dames cruelles, osai-je.
La Gardienne aurait pu s’énerver, mais à la place, elle m’octroya un sourire faussement charmeur.
— Cela aurait été un grand gâchis, à mon avis... Au moins aussi grand que de voir ce superbe mâle mourir vierge. Est-ce que tu le soulages un peu, au moins ?
Je sentis mon visage devenir écarlate. J’aurais aimé me contenir plus que cela, mais j’en étais incapable. Cette elleth lisait en moi comme dans un livre.
— Je vois, ricana-t-elle. Tu aimerais bien, mais il ne te laisse pas faire... Ce Silivren ! Il est plus obstiné encore que son père. Il était sidhe lui aussi, tu sais ? Mais il a refusé le titre pour disparaitre dans l’Autremer. Il aimait une esclave humaine...
Je baissai la tête. Ren ne m’avait jamais parlé de son père, et je regrettais que ce soit cette dame cruelle qui le fasse à sa place.
— Myrddyn, reprit-elle, tu aimes ton maître, n’est-ce pas ? Je le vois dans tes yeux.
Je me hâtai d’acquiescer.
— Tu aimerais pouvoir le servir du mieux possible.
Nouveau hochement de tête de ma part.
— Je constate que tu es un garçon dévoué... Joliet, en plus, pour un humain. Et, malgré toutes tes qualités, tu es, toi aussi, encore vierge. Je trouve dommage qu’à cause de l’obstination de Silivren, tu ne connaisses pas le plaisir d’être aimé par un sidhe, qui constituent le summum de l’excellence mâle !
Affolé, je me précipitai à genoux.
— Je vous en supplie, ne me donnez pas à un autre que lui !
La Gardienne éclata de rire.
— Non, petit, je ne te donnerai pas à un autre sidhe. Du moins, pas tant que ton maître sera vivant. Tu es parfait pour lui : tous les deux, vous êtes assortis. Et il est attaché à toi. Tu sais qu’il tuait tous les aslith que j’avais la bonté de lui offrir ?
— Oui, mais...
— Mais toi, il t’a gardé en vie. Et il se montre protecteur envers toi, possessif. Lorsque je lui ai proposé de t’enlever du temple, la lune dernière, il a refusé. Il ne voulait pas que tu serves un autre que lui !
— Je ne le sers pas... protestai-je. Du moins, pas... pas comme ça.
— Et je comprends que tu le regrettes bien. Écoute, je vais te faire une faveur, car tu m’es sympathique. Lors de la prochaine lune rouge, j’organiserai pour toi une initiation, comme on le fait normalement pour les aslith qui servent le temple depuis leur enfance.
— Une initiation ?
— Tout à fait. Tu seras défloré par un sidhe, et tu connaitras enfin cette sensation unique d’être empli par un mâle en rut. Je t’autoriserai même à garder le luith que tu récolteras, et à le revendre pour constituer ta fortune future. Cela te va ?
— Non ! hurlai-je en me jetant à ses pieds. Je vous en prie !
La Gardienne était hilare. Elle se repaissait de ma détresse, dévoilant à travers son rire cristallin ses petits crocs adamantins.
— Et pourquoi donc ? Tu sais que tu as besoin d’argent pour pouvoir racheter ton contrat au temple ! Et je vois bien que tu es déjà sous l’effet du charme de ton maître. Tu n’attends que ça, avoue-le !
— Ce serait une trahison ignoble envers Silivren. Il me répudiera !
— Je ne crois pas... Je pense même qu’il y prendra goût, et que tu y auras droit très régulièrement, après cette première fois ! Ce n’est qu’un mâle, après tout. Il ne peut pas lutter contre sa nature.
— Que voulez-vous dire ?
— Je veux dire que c’est lui qui t’initiera, jeune imbécile ! À la prochaine lune rouge, lorsqu’il sera à l’apex de ses fièvres. Je vous enverrai la convocation. Dis-lui bien que s’il refuse, tu seras tué. C’est ça, ou rien !
Ren revenait juste à ce moment-là. La mine sombre, le cheveu encore mouillé, il s’avança derrière moi et posa une main protectrice sur mon épaule.
— Qu’est-ce que vous voulez ?
La Gardienne le dévisagea, s’attardant plus longuement sur ses pectoraux.
— Je suis venue donner une convocation à ton aslith, lâcha-t-elle. Il sera initié à la prochaine lune rouge. Tenez-vous prêts.
La prise de Ren sur mon épaule sur mon épaule se raffermit. Il me faisait presque mal.
— Vous ne pouvez pas faire ça, gronda-t-il, le panache hérissé et les oreilles couchées. C’est mon aslith. Il m’appartient !
La Gardienne lui jeta un petit regard dur.
— Je le sais bien... et il n’est pas dans mon habitude de reprendre mes cadeaux. Mais je n’aime pas le gâchis. Pense un peu à ce jeune mortel, Silivren. Il a besoin de luith s’il veut sortir d’ici et revoir sa terre d’origine un jour.
Ren ma lâcha, et se délesta du bracelet en or qui ceignait son biceps.
— Voilà. Avec ça et tout le reste, il n’aura pas besoin de luith !
— Ce ne sera pas suffisant, répliqua la Gardienne. Et je veux qu’il en récolte, c’est son attribution. Quant à toi... tu n’en fournis pas une goutte ! Tu gardes tout pour toi, égoïstement.
Habilement, la Gardienne avait réussi à acculer Ren là où elle voulait qu’il soit.
— Je peux lui en donner, finit-il par lâcher dans un murmure. Je remplirai une bassine par jour à chaque lunaison.
— Et tu l’exposeras ainsi au parfum entêtant et aux effets de ton essence, sans qu’il puisse en avoir l’usage et le soulagement... Quelle cruauté, Silivren ! Je te reconnais bien là. De toute façon, ce ne sera pas suffisant. Tu n’arriveras pas à tirer une bassine pleine sans aide ! Les aslith sont formés pour ça.
Ren ne savait plus quoi dire. Ce fut finalement la Gardienne qui lui déroula sa solution :
— C’est toi qui feras son initiation. En public, comme il se doit. Tout le monde sera ravi de te voir enfin à l’action. Je pense que ta côte montera encore plus, et ce cher petit Myrddyn pourra se couvrir d’or avec ton luith. J’espère que tu lui en fourniras de belles quantités !
Elle repartit, triomphante, nous laissant, Ren et moi, sans voix.
Ce dernier n’osait plus m’adresser la parole. Et moi, je ne pouvais plus le regarder. Finalement, vif comme l’éclair, il repartit dans sa forêt. Je passai la nuit tout seul dans le temple, tremblant de peur — mais aussi, il faut le dire, d’une étrange excitation.
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