Chapitre 2, 6 septembre 3006 Cinquième plate-forme

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Elle posa un pied sur les planches de la chaussée.

Sous sa semelle, un grain presque imperceptible. Le pied resta en place.

Ceux qui risquent de se noyer dans le luxe ne sont pas en danger de glisser.

Murielle sourit. Dans son esprit résonna le souvenir de voix oubliées. Léonie qui se prétendait comtesse et désirait que Murielle joue le rôle du duc qui tomberait amoureux d’elle. Pourquoi tu ne veux jamais faire le garçon, toi ?

Comme tous les jeunes pauvres, elle avait rêvé d’une autre vie.

Et un jour, elle comprit comment l’obtenir.

Et la refusa.

Un millimètre à la fois, son sourire s’effrita.

Qui souriait sur la scène d’un meurtre de toute façon ?

Une femme dont l’aga n’embrumait plus les souvenirs heureux, les bruits de l’enfance et l’odeur du bonheur.

Même après les avoir perdus.

Freddy montra sa plaque à un agent, traversa les rubans pour entrer chez Samson. Elle le suivit.

Au-dessus, les étoiles, une branche massive qui dépassait la sixième plate-forme pour ramper sur le vide. Non seulement Samson avait les moyens de vivre à cet étage, mais il logeait là où le soleil le touchait. Elle fronça les sourcils.

La réputation du capitaine parlait d’un policier qui accomplissait plus pour la cité que pour le crime organisé. Ses finances auraient dû être plus modestes que celles des autres hommes de son rang, pas supérieures.

Elle en franchit le seuil.

Explosion de couleurs chaudes. Des meubles anciens aux motifs complexes disséminés sans recherche. Un tableau où une horloge fondait devant un océan. Des lampes aux formes fantastiques caressaient les sens et la fonction de nombreux articles lui échappait. L’odeur des loisirs, de l’accès aux soins et de la respectabilité imprégnait la pièce.

Le fumet âcre du tabac bas de gamme de Freddy filtrait par son uniforme comme l’urine par le pantalon d’un incontinent. Il fit mine d’enfiler son masque à gaz, changea d’avis. La puanteur de sa médiocrité commençait-elle à l’affecter ?

Du sang coagulé tapissait la moquette, le canapé et une partie d’un mur. Au moins, la famille du capitaine n’avait-elle pas eu l’occasion de découvrir la fresque écarlate.

« Je vais le fumer ce fichu babouin. Je le découperai en rondelles pour que les mouches à viande viennent le bouffer ! »

Murielle se retourna vers la voix tonnante. Dans un coin de la pièce, une Randyr, comme les créatures qui les avaient arrêtés à la rampe. Une bipède écailleuse dépourvue de toute fragilité humaine, un corps massif tout en muscles, un visage à cheval entre le frelon et le crocodile. Aussi concentré que terrifié, un infirmier aux gestes timides recousait la lacération qui traversait sa joue. Même dans la douleur, les mouvements de sa patiente traduisaient l’aisance et la puissance de rituels sans cesse répétés.

La queue de la bête battit sauvagement l’air.

« C’est cette ordure de Vofa. Personne ne bouge comme lui. »

L’homme s’efforçait d’ignorer la hache d’obsidienne que la Randyr agitait à chaque fois que l’aiguille perforait sa peau. En tenue de soirée, Maurice Samson, capitaine de la brigade des stups, enfouissait son visage entre ses mains. Qui était la victime ? Comment savoir ? La bête vociférait toujours contre celui qui l’avait entaillée. Elle épuisa vite le répertoire classique et à explorer d’autres combinaisons moins habituelles. Un rugissement, un plongeon sec, elle referma les mandibules sur le poignet de son soigneur. L’infirmier malhabile déchira l’air d’un hurlement plus effrayé que blessé. L’aiguille libérée de ses doigts chuta de quelques centimètres, oscilla comme un pendule sous l’œil de la créature.

Murielle rencontra de nouveau le regard de Freddy, les paupières plissées, comme pour percer le secret que gardaient les verres fumés qu’elle portait même la nuit. Ils savaient tous les deux qu’il n’était pas là pour ses talents d’investigateur, mais il était honnête.

La mafia n’achetait pas les incompétents.

Depuis qu’elle travaillait avec lui, elle revêtait toujours cet imperméable qui cachait si bien ses formes. Non qu’elle en ait beaucoup. Seulement qu’il commentait beaucoup.

Freddy se tourna enfin vers la Randyr au visage ensanglanté.

« Mais que faisais-tu ici, Safran ? »

Question inutile. Si la Randyr avait tué, elle ne l’aurait pas caché.

L’interpellée le gratifia d’un rictus à faire fuir une armée. L’odeur des secrets masqués du corps humain donnait la nausée à Murielle. Le manque avait toujours affiné ses sens. Cette nuit, ce n’était pas un avantage.

« Je récoltais des coquillages. Que penses-tu que je faisais, macaque ? »

Freddy ne se laissa pas démonter.

« On sait tous les deux que ce n’est pas ton boulot. Je ne comprends pas ce que tu foutais ici à cette heure. »

Il n’avait pas tort. Les Randyr géraient les faubourgs, protégeaient les notables fortunés de la septième plate-forme et gardaient certains barrages routiers, mais leurs fonctions officielles s’arrêtaient là.

« J’étais au poste entre la cinquième et la quatrième. Les voisins ont vu une lueur suspecte. Les gens de ce quartier s’éclairent au gaz, pas à l’huile. Tu es content, grand singe ? »

Freddy fronça les sourcils, l’image parfaite de l’incompétence en quête de camouflage.

« Et qu’est-ce qui te fait dire que c’était Vofa ? »

La Randyr se figea, l’aiguille toujours suspendue à sa joue, puis se redressa lentement.

Interminablement.

Les lèvres de la blessure restaient retroussées là où la suture n’était pas complète. Le sang maculant son visage évoquait des peintures de guerre barbares d’une autre époque. Freddy ressemblait à un enfant à côté de la créature bardée d’os et de cuir. Le rictus malsain de Safran se tordit un peu plus encore.

« Si je décide de te défoncer le crâne et de répandre tes tripes sur le plancher, shörhein, pourras-tu m’en empêcher ? Non, hein ? Trente secondes pour me refaire le portrait et se tirer avec le cadavre. Le tueur, c’est Vofa. »

Fiel. Amertume. Humiliation. Tout y était. Murielle déambulait dans la pièce en écoutant distraitement Safran engueuler Freddy. La maison était bien tenue et presque exempte de poussière. Sur une table basse, une zone trop nette suggérait un objet manquant. Elle s’accroupit pour l’examiner. La couleur était plus sombre et riche sur toute la surface du cercle. Un agent à la peau cireuse s’était arrêté dans sa recherche d’empreintes pour observer prudemment Freddy et Safran. Franck Paulson, le médecin légiste, brillait par son absence. Sans corps, sa présence aurait été superflue. Murielle s’approcha du capitaine Samson, toujours absorbé dans la contemplation du gouffre où glissait son existence.

Je perds quelque chose à commencer sans Freddy ?

Peut-être. Samson pouvait refuser de lui répondre. Elle pourrait causer une scène. Ses oreilles tintèrent au rythme délicat des jurons et insultes qui embaumaient l’atmosphère.

Puis-je vraiment faire pire ?

Elle retint in extremis un soupir et se lança.

« Savez-vous qui aurait pu se trouver chez vous à cette heure ? »

L’homme chauve à la mâchoire carrée leva les yeux sur elle, sans doute surpris qu’elle prenne l’initiative de l’interroger sans supervision. Il secoua la tête, son attention dirigée à nouveau vers la plaie béante de son salon.

« Non, je ne vois pas. »

Sa voix était basse, presque aussi grave que celle de Safran. Murielle exécuta un tour méticuleux de la pièce avant de revenir au cercle trop propre, de s’incliner en direction du capitaine.

« Semble-t-il manquer quelque chose ? Une dispute entre cambrioleurs pourrait-elle expliquer ce qui s’est passé ici ? »

Les yeux de Samson parcoururent sa demeure. Ils avaient dû le faire de nombreuses fois depuis son arrivée sur la scène. Occasionnellement, ses doigts se crispaient, comme pour saisir un objet, le laver, recréer sa vie. Ils s’arrêtèrent sur la table et il fronça les sourcils. Il mit un moment avant de pointer l’endroit :

« Un chandelier de marbre. Juste là. Je n’avais pas remarqué tout à l’heure, mais il manque le chandelier. »

Il n’essaie pas de cacher sa disparition, songea-t-elle. Ruse ou innocence ?

Le tueur était parti avec un cadavre et un objet massif, découpant au passage une jolie tranche du visage de Safran. Murielle réfléchit encore un instant.

« Où sont vos enfants et votre épouse, Monsieur Samson ? »

« Les filles sont chez leurs grands-parents pour la fin de semaine. Ma femme les a rejointes quand on nous a appris la nouvelle. Nous étions encore au bal de la police. »

Murielle opina du chef.

« Et où l’avez-vous récupérée avant d’aller au bal ? »

Samson fronça les sourcils et elle précisa la question.

« Était-elle à la maison ? Chez une amie ? À son travail ? »

« Avec les filles chez ses parents. Elle a passé l’après-midi avec sa mère et s’est préparée là-bas pour le bal. Je pense les rejoindre dès que vous me laisserez partir. »

« Ça pourrait être plus sage. Ce sera tout pour le moment, merci capitaine. »

Elle avança d’un pas vers Freddy, qui servait toujours de défouloir à la matamore. Un son diffus lui parvint, Samson qui murmurait :

« Pourquoi lui ai-je dit ça ? »

Murielle hésita, fronça les sourcils.

« Monsieur Samson ? Qu’avez-vous dit à qui ? »

Sorti de sa rêverie, Samson lui rendit son attention.

« De quoi ? Moi ? Rien. J’ai seulement répondu à vos questions. »

Il détourna les yeux vers la flaque de sang séché, passa une main charnue sur son front moite.

Elle crispa les mâchoires.

Pourquoi demander ? Mes questions n’ont aucune valeur jusqu’à ce qu’un incompétent les répète.

Autant laisser couler. Suggérer à Freddy d’insister. Si elle contrariait le capitaine, Freddy ne se contenterait pas de lui en toucher un mot.

Non.

« Que regrettez-vous d’avoir dit ? Je vous ai entendu marmonner. »

Samson se tendit, quitta son examen de la moquette pour se plonger dans celui de Murielle.

« Marmonner ? Non, je n’ai rien dit. Qu’est-ce que j’aurais dit à qui ? Merde, pourquoi c’est toi et pas l’inspecteur qui me parle ? »

Un coup de fouet dans la cacophonie, ignoré de tous sauf d’elle. Pour lui, elle n’était plus vous.

Elle pinça les lèvres et se résigna.

« Je suis désolée. Vous pourrez effectuer votre déposition auprès de l’inspecteur Simard. »

Il hocha la tête.

Les paroles de Samson plongèrent dans un tiroir de son esprit. Regrettait-il de lui avoir parlé du chandelier ? Si c’était le cas, ce serait instructif. Elle s’approcha de son superviseur et de la géante.

« Parfait, sergent », dit-elle. « C’est sûrement Vofa. Il nous reste à découvrir pourquoi le plus redouté des hommes de main de Vidocq se trouvait chez un capitaine de la police. L’identité de la victime pourrait nous aiguiller vers une piste. »

La Randyr cessa d’injurier Freddy et tourna vers elle son regard fulminant.

« Ça, c’est le travail de ton patron, blondasse. J’étais venue l’empêcher de tuer. »

« Si vous n’avez rien à faire dans l’immédiat, peut-être pourriez-vous nous assister. Vos horaires et fonctions sont plus flexibles que les nôtres. Si nous chassons le Spectre, je serais heureuse de pouvoir compter sur votre aide. »

Vofa était-il vraiment passé dans cette demeure ou Safran avait-elle fait disparaître un corps pour le compte de quelqu’un d’autre ?

« Vous m’accompagnez à l’étage, tous les deux ? Je pense qu’ils ont fort à faire ici et j’aimerais jeter un œil aux chambres », ajouta-t-elle.

Freddy lui lança un regard chargé de postillons secs et de hurlements silencieux. Safran ouvrit ses mandibules. Surprise ? Agression ? Difficile de lire un visage pareil. Freddy se garda d’attirer à nouveau sur lui l’attention de la créature. Murielle s’engagea dans l’escalier.

« Tu laisses ta stagiaire décider pour toi ? Intéressant. »

Derrière elle, Freddy grogna.

« Suis-là si tu veux comprendre. Ça ne te plaira pas.  »

La Randyr gronda en retour. Son timbre guttural vibrait plus fermement que la voix relativement fluette de l’humain. Réalisaient-ils qu’elle les avait entendus ? Sans doute pas. Murielle passa devant des chambres qui devaient être celles de deux jeunes enfants, puis s’arrêta à la troisième. Romans à l’eau de rose, vêtements sales éparpillés, la poésie d’une femme assez grande pour désirer son indépendance, mais insuffisamment adulte pour l’assumer.

« Pourquoi celle-là en premier ? » demanda Freddy.

En guise de réponse, elle pointa la peinture d’un musicien, une paire de chaussures à talons hauts et la bibliothèque. Freddy observa les trois éléments et se retourna vers elle d’un air agacé.

« Oui, c’est la chambre d’une ado. Je suis flic, pas demeuré. Pourquoi pas les autres ? »

Le rire sonore de Safran sonna comme une guitare désaccordée. Murielle ouvrit le tiroir à sous-vêtements de la jeune fille et fouilla un moment avant d’en ressortir une liasse de lettres. Elle lut rapidement la première.

Au poste, les agents disaient qu’elle ne se comportait pas en stagiaire. Qu’elle ne connaissait pas sa place. Qu’elle en savait trop. Safran ne riait plus. Murielle en arriva au bas de la missive, compara la signature avec les autres.

« Freddy, pourrais-tu demander à Samson le nom de famille de Jérôme ? Ensuite, nous pourrons chercher quels étaient ses liens avec la pègre. »

Freddy resta interdit.

« Quoi ? Les liens de Samson avec la pègre ? »

Difficile de masquer son impatience. Elle se retourna vers son maître de stage.

« Si le Spectre est venu ici, c’est qu’il avait une raison. S’il avait souhaité tuer Samson, le capitaine serait mort, c’est donc qu’il a abattu quelqu’un d’autre. Quelles sont les chances que la victime n’appartienne pas au monde criminel ? Comment expliques-tu la présence de cette personne en l’absence de Samson ? À part l’amant de sa femme ou de sa fille, combien vois-tu de candidats probables ? »

Cette fois, Safran ne sourit pas. Son visage exsudait toujours la même irritation que depuis l’instant où Murielle l’avait aperçue. Le mépris reculait-il ?

« La femme de Samson a un amant ? »

Murielle ravala silencieusement un élan de frustration.

« Quelle importance ? Ce n’est pas un admirateur de quinze ans qui a rédigé ces lettres. On les a étudiées pour correspondre à ses lectures. L’un de vous deux pourrait-il interroger Samson au sujet de ce jeune homme et lui demander ce qu’il regrette de lui avoir dit ? »

Freddy ravala un juron et se hâta de redescendre.

Pourquoi lui ai-je dit ça ? L’écho des mots se réverbérait dans l’esprit de Murielle comme un remord. Elle ferma les yeux et repassa sur la toile de ses paupières le moment où Samson les avait prononcés. Freddy et Safran s’engueulaient à quelques pas de là. Les autres agents collectaient des preuves qu’aucun officier scientifique n’analyserait. Tous étaient trop loin pour que leurs sens amoindris par l’aga captent un murmure aussi bas.

Un spasme fébrile la secoua à la pensée de l’épice addictive. Rationner sa consommation était simple ; l’assumer l’était beaucoup moins. Sans regret, elle avait quitté sa famille pour s’installer dans un enfer de sa propre création, deux étages plus haut, et vivait dans la constante torture des nuits sans sommeil. Lorsqu’elle reprit pied dans la réalité, Freddy descendait déjà l’escalier et le visage de Safran arborait une expression indéchiffrable.

Tout autour s’étalait une opulence si grande que Murielle en avait mal aux yeux. Quatre plates-formes au-dessus de celle où on l’avait élevée, deux en haut de celle où elle peinait à survivre avec son maigre salaire, Murielle contempla son reflet dans le miroir de la commode. Un vrai miroir, pas le verre trouble de sa fenêtre bon marché. Distraitement, elle retira ses lunettes fumées. La réflexion était parfaite, les couleurs aussi solides que sur un sosie. Ses iris ressemblaient à deux billes de glace noyées dans une mer de vaisseaux sanguins éclatés. Une solution de rechange s’imposait avant que quelqu’un ne remarque les effets les plus flagrants de son mauvais sommeil. Près du lit se trouvait un jouet de plastique moulé, vestige d’une enfance aisée. La seule poupée qu’avait possédée Murielle était une création de sa mère, faite de tissu rembourré et souvent rapiécé. Celle qu’elle avait sous les yeux était de fabrication industrielle. Elle parcourut à nouveau les lettres de la jeune fille, ses doigts suivant délicatement ces lignes adressées à une autre.

En un souffle, elle murmura un nom ancien, celui d’une famille étrangère bien connue des milieux policiers.

Freddy remontait. Elle remit ses verres en place, surprit le regard songeur de la Randyr qui n’avait rien raté de la scène. Les reflets du miroir lui avaient-ils montré ses yeux rougis par la fatigue ?

Son pouls s’accéléra.

Cette créature n’avait jamais enduré les affres du manque, les nuits sans sommeil, les moments de fébrilité pendant lesquels Murielle ne pouvait que se recroqueviller pour laisser passer l’irrépressible désir de se gaver d’épice. Elle n’avait jamais connu la fragilité des longues privations ou l’impuissance à combattre la défaillance de sa chair. Jamais elle n’avait craqué et avalé une cuiller après l’autre jusqu’à ce que l’oubli la saisisse. Les Randyrs ne manquaient de rien, surtout pas d’aga.

« Jérôme Moreau », lança Freddy en rentrant. « J’ai son adresse. Samson ne regrette rien. »

Pourquoi devait-elle être l’apprentie d’un homme aussi inepte ?

Elle quitta la pièce, bousculant au passage Safran et Freddy. Elle se rendit devant le capitaine, qui contemplait toujours le tableau sanglant qu’était devenu son salon. Il l’avait déjà rabrouée une fois. Recommencerait-il ?

Elle desserra des poings qu’elle ne réalisait pas avoir fermés.

« Que lui avez-vous dit ? » demanda-t-elle avec une douceur trompeuse. Il se retourna, la bouche entrouverte et les yeux fuyants.

« Encore toi ? Pourquoi ne laisses-tu pas les vrais policiers faire leur job ? Simard aussi m’a posé cette question. Je vous ai répondu la même chose aux deux. »

Il leva le menton en direction de Freddy qui arrivait.

Sans réfléchir, elle retira ses verres fumés. Safran et Freddy la rejoignirent, deux appuis silencieux, deux menaces tacites. Un frisson parcourut le corps de Samson.

« Que regrettez-vous de lui avoir dit ? »

Elle abandonnait la douceur pour se faire aussi froide que ses iris. Le capitaine se détourna à nouveau pour fixer un lys constellé de taches brunes. Trop tard, elle réalisa qu’elle lui avait montré ses yeux. Il n’était pas le premier et il ne serait pas le dernier. Au moins n’aurait-il probablement pas d’autre occasion de les voir.

« À lui, rien. Je n’ai rien dit à personne, mais j’aurais dû. »

Derrière elle, Freddy inspira bruyamment. Elle poursuivit.

« Vous êtes père. Vous êtes flic. Qu’avez-vous découvert quand vous avez vérifié ses antécédents ? »

Samson ne pouvait plus détacher son regard du lys.

« J’ai trouvé les Metelli. »

La Randyr jura tout bas. Samson n’avait pas besoin d’en dire plus. Ils savaient tous pourquoi une jeune femme devait craindre les Metelli.

« C’est bon », murmura Safran. « Maintenant, je comprends pourquoi tu obéis comme un petit chien quand ta stagiaire te donne des ordres. »

Freddy grogna. Murielle feint de n’avoir rien entendu. Elle remit ses lunettes, se fraya un chemin entre ses deux partenaires. Les autres agents la contemplaient, leur travail oublié.

Elle avait horreur de l’attention.

« Safran, par où es-tu… »

Elle s’interrompit devant la réponse à sa question. Quelques gouttes rouge vermeil décoraient une porte, souvenir insignifiant d’un combat que les murs avaient déjà oublié.

« Tu es entrée par l’arrière ? »

La Randyr émit un son vaguement affirmatif.

« J’ai fait le tour du bâtiment. Il a jailli de cette porte. »

Elle passa le seuil. La pureté de la nuit guida vers ses narines des arômes de lys, d’asters et d’autres fleurs qu’elle ne pouvait nommer.

Des bacs chatoyants masquaient le bois. La lumière filtrant par les fenêtres dévoilait des talles de blanc aux côtés de taches rouges et jaunes luttant pour dominer l’abondance de vert.

Murielle avait passé son enfance dans un appartement coincé entre deux usines d’un étage sans végétation. Elle logeait dans un immeuble délabré doté d’une petite cour couverte de gravier. Un fer chauffé à blanc poignarda son âme.

Calme comme l’eau qui dort, pensa-t-elle. Ces plantes et arbustes touchaient en elle une corde dont elle ignorait jusqu’alors l’existence.

Elle posa les yeux sur le sol pavé. Vofa avait marché ici, emportant le chandelier et le cadavre. Elle parcourut l’allée. Un objet manquait.

« Murielle ? » appela Freddy.

Pas une seule marque de sang sur le dallage. Aucune trace de roues.

« Tu fous quoi ? » cria-t-il plus fort.

« Pas de poubelle, ni devant ni derrière », dit-elle simplement. Freddy resta stupidement en place, tournant le regard d’une direction à l’autre avant de répondre :

« Samson garde peut-être ses ordures à l’intérieur, qu’est-ce que j’en sais ? Qu’est-ce que ça change ? »

Murielle jura tout bas.

« Elle devait être ici », dit Safran en s’accroupissant.

Murielle s’approcha. Sous la lueur bleutée des lampadaires, elle distinguait vaguement un carré plus sombre. Elle retira ses verres et se lança à la recherche des traces de roues qui lui échappaient. Si la boîte à déchets n’en avait pas possédé, le Spectre ne s’en serait pas encombré.

Quelle connerie. Enquête reportée au matin par manque de lumière. Beau titre pour les journaux. Elle aurait aimé fulminer un bon coup. Ça lui aurait fait du bien. Aujourd’hui, l’épuisement étouffait sa rage. D’autres, il l’attisait.

Même Vofa ne pouvait aller loin avec un macchabée dans une poubelle.

Elle ferma les paupières et passa en revue la carte de cette plate-forme. Son souffle ralentit imperceptiblement. Ce qu’elle cherchait se trouvait à l’ouest. Elle partit sans se soucier de ses acolytes.

Une question que ses collègues ne semblaient toujours pas se poser la taraudait. Pourquoi ? Pourquoi fuir avec le cadavre ? Pourquoi perdre un temps si précieux au risque d’être rattrapé pour un meurtre impossible à camoufler ? Si l’assassin avait désiré effacer toutes les traces, l’arrivée de Safran avait mis fin à ce projet. Il aurait pu laisser le corps dans la poubelle et s’enfuir, mais Vofa s’acharnait à le faire disparaître.

« Elle a trouvé sa piste ? Comment voit-elle quoi que ce soit avec aussi peu de lumière ? »

« Bien sûr qu’elle l’a trouvée, tu t’imagines qu’elle avance au hasard ? »

Idiots. Il n’y avait pas cinquante façons de faire disparaître la dépouille. Impossible de le cacher sous les planches du sol et on ne pouvait pas enterrer un homme dans ces bacs à fleurs sans l’avoir au préalable démembré. Le brûler sur place attirerait immanquablement l’attention et les éboueurs trouveraient rapidement tout cadavre jeté dans une benne. Pourquoi ne pas l’abandonner ?

Elle s’engouffra dans une ruelle et se retrouva devant une grande forme carrée renversée. L’odeur sombre de la fétidité des immondices agressa ses narines.

« Halfeiss ! Elle suivait vraiment ses traces en fait ! » s’exclama Safran.

Imbéciles.

Murielle s’agenouilla et tira en grognant la trappe d’accès que le criminel avait laissé déverrouillée. Déplacer un cadavre dans une poubelle après minuit n’avait rien de subtil. Vofa s’était contenté de rejoindre le plus proche tunnel de maintenance. Murielle glissa le long de l’échelle de service. Ses compères lui emboîtèrent le pas dans un concert de secousses et de claquements de bottes. Elle atterrit sur une passerelle instable et détailla les alentours. Au loin ressortait une fine bande plus claire, là où le plafond s’arrêtait, où le ciel commençait. Plus bas, la lueur jaunâtre des lampadaires à huile de la quatrième plate-forme illuminait le brouillard nocturne. Les rues se trouvaient à une vingtaine de mètres sous ses pieds. Son regard heurta la cicatrice sombre du tronc du séquoia gigantesque autour duquel on avait bâti la ville. Le corps parcouru par un frisson, elle glissa les mains dans les manches de son imperméable.

Safran sauta les derniers échelons. La passerelle trembla. Quelques instants plus tard, la flamme bleue d’une torche au propane illuminait la nuit. Murielle résista au désir d’en approcher ses doigts.

« Personne ne peut prendre ce chemin avec un cadavre. Comment veux-tu le descendre ? » demanda Freddy.

« Suspendu à un câble », répliqua Safran.

« Oui, bon, mais et lui ? Je ne sais pas si tu as remarqué, mais le sol est à vingt mètres et il n’a pas laissé de corde derrière lui. » Freddy grinça des dents.

« Les dispositifs permettant de la récupérer après ne manquent pas, mais je crois que la clé de cette énigme est bien plus simple », lui répondit Murielle.

Le policier serra la mâchoire et les poings. Murielle pointa une colonne de soutien grêlée du souvenir d’innombrables descentes et ascensions.

« Je crois que c’est sa piste. »

Le policier contempla le pilier, dubitatif.

« Je peux l’imaginer descendre cette poutre, mais comment l’a-t-il atteinte ? »

« Il saute juste plus loin que toi, minus, » gronda Safran.

Freddy grimaça. Murielle se dirigea vers le tronc.

« Non, mais où vas-tu ? Où va-t-elle ? » demanda son maître de stage.

« C’est ton apprentie, pas la mienne. »

Freddy éructa un juron impuissant et lui emboîta le pas.

Ils coururent une quinzaine de minutes. Si le Spectre laissait filer doucement le corps avant de descendre lui-même chaque étage, il n’était peut-être pas encore arrivé en bas. La Randyr éteignit sa torche pour économiser le gaz. Murielle songea à l’aiguille qui pendait sur la joue de Safran, au liquide ruisselant sur son visage. Ce genre de divagation ne lui était pas coutumier. La fatigue devait la miner plus qu’elle ne le pensait.

Ou peut-être pas.

Le sang frais coulant sur Safran, la tache rouge sombre sur l’encadrement de la porte, mais brune sur les murs et le sol. Des éléments qui s’assemblaient en une image cohérente, comme les pièces d’un puzzle.

« Halte ! Qui êtes-vous ? Personne n’est autorisé sur cette passerelle à cette heure. »

Murielle sortit de sa rêverie et s’arrêta devant les deux silhouettes masquées qui, l’arme au poing, la prenaient en joue. Derrière eux se trouvait un monte-charge.

« Qui êtes-vous ? »

Elle écarta les mains pour montrer qu’elles étaient bien vides. Pourquoi diable n’attribuait-on pas d’uniformes aux stagiaires ? Le pas lourd de la Randyr et la respiration pénible de Freddy marquèrent l’arrivée de ses collègues. La passerelle était trop étroite pour permettre à Safran de contourner le fumeur asthmatique.

« Police, ça va. Nous avons affaire ici. »

« Et la fille ? »

« La stagiaire du rat moisi. »

L’homme qui la tenait en joue ne la lâcha pas un instant.

« Pas bavarde, hein ? »

« Je ne peux pas dire, je ne la connais que depuis une heure, mais elle ne parle que lorsqu’elle a quelque chose d’intéressant à dire. Elle ira loin. »

Murielle rabattit ses mains le long de son corps et entra dans le monte-charge sans réagir aux éloges de la Randyr.

Elle n’aurait pas su comment.

Un instant, elle hésita sur la destination. Safran la rejoignit en poussant Freddy devant elle.

Elle appuya sur le bouton zéro. La cabine s’ébranla.

Elle crispa les doigts sur les barreaux. Étrangement, elle transpirait beaucoup plus à l’arrêt que pendant sa course.

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