Chapitre 3, 6 septembre 3006, les faubourgs
Le ragoût caillé du bidonville industriel assaillit ses sens surdéveloppés avant même l’arrêt du monte-charge. Aucune paroi n’empêchait l’air nauséabond de flotter jusqu’aux narines de ses occupants.
« Je hais les faubourgs », dit Freddy. Safran se contenta d’un renâclement.
Lorsqu’ils touchèrent le sol de terre battue des quartiers les plus pauvres d’Arbol, quatre Randyrs armées de hallebardes les attendaient de pied ferme.
« L’utilisation de cet ascenseur est interdite la nuit à moins d’une urgence », dit la plus massive d’entre elles en défiant Safran du regard.
« Je m’en fiche, Anis, tu viens avec nous et tes copines aussi », rétorqua Safran en tirant sa hache. Anis émit un grondement bestial.
« Non, Safran. Il s’en rendrait compte et nous sèmerait. Nous devons nous dépêcher ! » intervint Murielle.
Sans laisser le temps à ses compagnons de répondre, elle bondit entre les quatre mastodontes qui lui barraient la route.
Les hallebardes se croisèrent avec un sinistre crissement métallique. Ici, elle ne pourrait pas forcer le passage.
« Vos revolvers ne sont pas autorisés dans les faubourgs. »
Freddy grommela contre le règlement, mais tendit son arme de service à l’une des Randyrs.
« Vofa, à trois sans flingues, je me marre déjà, » dit Safran en donnant la sienne à une autre.
« Vofa ? Marcus Vofa ? » demanda Anis.
Murielle leva les yeux au ciel : « Qui d’autre ? »
Anis gronda dans sa direction, mais reporta presque instantanément son attention sur Safran.
« Tu aurais dû me dire qu’il était de sortie. Si je vous laisse chasser ce chimpanzé sans support, on m’accusera de complicité. »
Murielle claqua du talon.
Comment puis-je juguler les dégâts, maintenant ?
« Alors à distance. Il ne doit pas nous remarquer. Nous vous appellerons si nous le trouvons. »
Si elle se trompait, les Randyrs seraient les bienvenues. Sinon, elles poseraient un problème.
Une pincée. Une seule. Elle ne désirait rien d’autre. Une nuit de repos ininterrompu. Immédiatement. Son cœur se crispa comme si une main s’était glissée dans sa poitrine pour le serrer, le soulever.
Calme comme l’eau qui dort.
Les jours de sevrage portaient l’épice au premier plan de ses pensées. Elle espérait que son visage ne trahissait pas sa fébrilité, mais n’y croyait qu’à moitié. Dans son âme résonnait l’appel d’un sommeil noir, la bienheureuse inconscience d’une camée au désir assouvi.
Elle songea à sa dernière dose excédentaire.
Girard avait envoyé des agents la réveiller chez elle.
Pas maintenant. Elle ne pouvait pas abandonner cette traque.
Si seulement le reste du monde pouvait souffrir avec elle. La bile lui monta à la bouche.
Calme comme l’eau qui dort.
« Accordé. »
Les hallebardes se décroisèrent. Elle contraignit sa respiration à reprendre un rythme normal.
Le Spectre était-il arrivé ? Avait-il déjà disparu ? Elle n’était pas descendue dans les faubourgs depuis longtemps. Flanquée de ses deux acolytes, Murielle pénétra les bas-fonds dans une direction qu’elle espérait la bonne.
Quatre sans-abri se chauffaient les mains autour d’une pâle flamme aux relents de bouse. Elle posa le pied sur quelque chose de mou et visqueux en réprimant un haut-le-cœur. Ils marchèrent plusieurs minutes avant que les effluves chimiques surpassent la putrescence. Fugacement, elle s’interrogea sur le système qui empêchait les vapeurs des faubourgs de monter aux étages supérieurs.
Elle s’arrêta subitement.
Ses yeux lui disaient peu et ses oreilles ne lui révélaient rien, mais son instinct lui soufflait qu’elle était au bon endroit. Elle leva le regard vers le plafond, noir comme l’encre à cet étage dépourvu de lampadaires. Safran ralluma sa torche.
La terre battue était jonchée de gravillons et de déchets. Dans la poussière, un sillon s’éloignait du site. Elle pointa du doigt :
« Le plus proche incinérateur est bien par-là ? »
De concert, Safran et Freddy hochèrent la tête. Elle repartit au trot. Freddy étouffa un juron, Safran, un gloussement. La fournaise fonctionnerait vingt-quatre heures par jour. S’ils arrivaient trop tard, le corps serait brûlé, le chandelier fondu et au revoir les empreintes digitales dans le sang de la victime.
Elle pressa le pas, incertaine de ce qu’elle préférerait découvrir.
Elle détestait se tromper.
Elle redoutait d’avoir raison.
Freddy jura de plus belle en la voyant accélérer. Safran rit et la suivit sans peine.
Les ténèbres se dégagèrent au-dessus d’eux. Le plafond n’obstruait plus le regard. Un court moment, un feu d’artifice figé dans un instant de grâce s’étendit à perte de vue avant que les volutes du smog omniprésent se referment sur lui. Elle trébucha, porta une main tremblante à son visage.
Des pas traînants à droite. Des murmures à gauche. Elle refoula au plus profond de ses entrailles une humanité qu’elle refusait de reconnaître et reprit sa course.
Le bâtiment se dressa enfin dans la nuit, sa haute cheminée rouge éclairée par la lune. Safran la devança sans peine et ouvrit la porte à la volée. Quand Murielle entra à son tour, elle brandissait sa hache sous le nez des employés, figés et tremblants, fascinés comme autant de lapins face à un chien enragé.
Comme son père devant ses créanciers.
« Où est ce fils de bouc incestueux, que je l’écorche et le flambe ! » hurla la Randyr en furie.
L’aiguille pendue à son visage scintillait doucement dans la lumière blafarde. Murielle parcourut du regard les convoyeurs presque vides. La respiration sifflante, Freddy les rejoignit.
« Oh la m… »
Courant entre les convoyeurs à l’arrêt, il se précipita vers une grande poche de toile.
« Safran, fais sortir tout le monde ! » cria Murielle.
Les employés n’auraient pas évacué plus vite un bâtiment en flammes. La géante écailleuse dirigea vers elle un regard curieux.
Freddy, lui, ouvrit le sac.
« Le chandelier, le cadavre et une tenue de soirée ? » hasarda Murielle.
« Une tenue de soirée, oui. Comment sais-tu? Qu’est-ce que cela signifie ? »
La colère déserta le visage de Safran, remplacée par la stupeur et un autre sentiment que Murielle ne pouvait identifier. Elle se tourna lentement vers Murielle avant d’exprimer l’évidence qui échappait encore à Freddy.
« Samson l’a tué ? »
Ils se regardèrent les uns les autres. Le craquement des flammes et le bourdonnement des machines ne pouvaient couvrir le rugissement des pensées de Murielle.
Avait-elle deviné par accident ou disposait-elle de tous les éléments ?
« Sa femme en visite chez sa mère avec les enfants. Le moment idéal pour confronter le criminel au sujet de ses relations avec la pègre. "J’ai une fille splendide, une pelle et un alibi." Jérôme Moreau passe à l’attaque. Samson a le dessus et élimine la menace qui pèse contre sa princesse. Si elle l’apprend, il la perdra pour toujours. Un jury le condamnera sans hésitation. Pour un prix, quelqu’un acceptera de porter le chapeau : Vidocq. Il lui rendra ce service si Samson ignore ses activités à quelques occasions. Vofa passe nettoyer la scène au cours du bal, mais l’arrivée de Safran l’interrompt. Il s’échappe sans terminer, mais revient chercher la poubelle où il avait déjà déposé les preuves. Freddy, s’il te plaît, referme le sac. »
Elle s’approcha de la manivelle du convoyeur, les mains moites.
« Attends, gamine, réfléchis. Tu veux qu’on fasse comme si de rien n’était ? »
Le visage de la matamore se crispa en une grimace douloureuse.
« Un criminel dangereux est sorti du circuit. Quel message envoyons-nous en punissant celui qui l’a neutralisé ? »
La créature s’agita comme un serpent à la recherche d’une ouverture.
« Si Samson n’était pas dans la poche de Vidocq avant, il l’est maintenant. »
Murielle passa la langue sur ses lèvres.
« Je sais. Les autres capitaines sont tous commandités par les seigneurs de la fange. »
Safran fit voler sa hache dans une caisse de bois et Murielle se laissa tomber derrière le convoyeur.
Avec un cri.
« Mais lui, on peut le prouver ! »
Le cri d’un seau d’eau froide versé sur la tête, d’un pied sur une plaque de glace ou d’une marche manquée. Elle se releva.
« Tu veux l’entraîner vers le fond alors qu’il a tué l’un d’entre eux ? Que fera le prochain ? Mieux ou pire ? »
La créature se détourna, récupéra son arme. Après plusieurs secondes, elle fixa son regard carnassier sur Murielle.
« Tu avais déjà tout deviné. Pourquoi nous amener ici ? Pourquoi, si c’est pour le laisser faire ? » hurla-t-elle.
« Pour contrer Vidocq, il faut connaître ses pions. »
Safran s’accroupit en sifflant.
« Tu fais de nous ses complices. »
Murielle laissa retomber ses épaules.
« Je sais. Safran, tu peux utiliser ces informations. Je ne suis qu’une stagiaire. »
La créature redressa lentement ses jambes.
« Et je ne suis qu’une Randyr. Tout juste bonne à exécuter les ordres. »
Elle étrécit les paupières en direction de Freddy, qui restait sagement hors de ce conflit, et lança d’une voix tendue :
« Brûle les preuves. »
Murielle soupira.
Le choix était fait. Ils seraient complices de Samson. Freddy posa les mains sur le sac, le tapota nerveusement, le visage tendu, la bouche entrouverte, le portrait silencieux de l’énormité.
Lentement, il resserra les lèvres, glissa la main dans son dos.
Il dégaina un revolver et le pointa sur Safran.
« Êtes-vous folles ? Samson a abattu un homme et doit en répondre devant la loi. Réfléchissez au prix consenti pour que disparaissent ces preuves ! Vidocq a de quoi le faire chanter jusqu’au dernier de ses jours. Combien de meurtres resteront impunis ? Combien de receleurs, de trafiquants et de violeurs seront libérés pour éviter que son crime soit dévoilé ? »
La part froide de l’esprit de Murielle identifia que le pistolet était une poivrière Gyra de calibre .25 à quatre coups. Son âme se figea lorsqu’il le lui braqua dessus. Elle n’était qu’une stagiaire. Sa stagiaire. Freddy était bête et lent, mais il n’avait pas tort sur toute la ligne.
« Tu as amené une arme à feu dans les faubourgs ? » feula Safran, ramassée tel un prédateur prêt à bondir. Une seule balle suffirait à mettre fin à son existence. Ou pas.
Freddy tourna le canon vers la créature et s’étira pour saisir un chariot.
« Je rentre avec ça. Dès que je serai dehors, j’appellerai notre escorte. Je ne révélerai pas que vous vouliez protéger Samson si vous ne parlez pas du flingue. »
Le grand sac tomba avec un bruit sourd. Les mandibules de Safran s’agitaient frénétiquement. Pendant près d’une minute, les roues grinçantes et les sifflements asthmatiques grondèrent plus fort que les machines et les flammes. La porte claqua sinistrement derrière Freddy et son chargement. Le regard fixé sur le vide, Safran garda le silence.
Cinq secondes. Dix. Trente.
« Nous n’avons pas le choix. Au moins ne coulerons-nous pas avec Samson. »
Elle hésita, se retourna vers Murielle.
« J’ai passé la nuit à essayer de suivre ton rythme. La police ne te mérite pas. Tu pourrais faire fortune chez un employeur privé de la septième plate-forme. »
Elle gronda et se dirigea vers la sortie.
« J’arrive dans une minute », répondit Murielle d’une voix tremblotante. « C’est la première fois qu’on menace de me tirer dessus, j’ai besoin de me ressaisir. Je te rejoins dehors. »
La Randyr quitta l’incinérateur, laissant la porte ouverte derrière elle. Murielle attendit encore plusieurs secondes.
Un frisson parcourut son échine. Les dés étaient jetés.
Une larme se forma sous son œil. Malgré tous ses efforts pour en garder le contrôle, son souffle traître s’emballait.
Calme comme l’eau qui dort.
De longues secondes. Peut-être une minute.
Elle n’était pas seule.
« Son nom est Frédéric Simard, » dit-elle plus fermement. « Il ne doit pas parler. »
Du fond des ténèbres s’éleva un baryton plus léger que celui de Safran :
« Je sais. Il ne verra plus l’extérieur des faubourgs », répondit Marcus Vofa.
Le sang de Murielle se glaça dans ses veines.
Elle entra dans l’engrenage.
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