Chapitre 4, 6 septembre 3006, Troisième et cinquième plates-formes, les Faubourgs
Au cœur de son champ de vision, un nuage rouge superposé aux ombres de l’incinérateur.
Son imagination. L’épice qui lui manquait. Les échos d’une intégrité brisée.
Imperturbables, les flammes de la fournaise grondaient sans répit. Elles n’avaient cure des tiraillements de sa conscience dévastée.
Entre les étincelles, les siècles de silence.
Que diable faisait-elle ?
Elle tomba à genoux.
Trois coups de feu retentirent, les cris de Randyrs, ceux de Freddy.
Le Spectre était sorti.
La porte. Il n’avait même pas ouvert la porte. Comment était-il parti aussi vite ? Comment, pourquoi, pourquoi, comment ?
Personne ne bouge comme lui. Safran avait raison. Personne. La porte claqua derrière elle.
Comment était-elle sortie ?
Les torches bleues mordaient la nuit, les griffes labouraient la terre trop sèche. La patrouille Randyr déchirait les ombres et les rêves par leur seule présence. Freddy pointa son arme vers l’obscurité. Un cri transperça l’air, un sans-abris dans une ruelle qui levait les mains en détournant le visage.
« Je l’ai vu. Il n’est pas loin. J’ai le corps. Je crois que je l’ai blessé. »
Une Randyr regardait la poivrière fumante de Freddy. Anis, peut-être ?
« Toi, tu viens d’entrer dans un monde merdique. »
Freddy s’essuya le front. « Non, mais ces règles à la con… je serais mort sans cette arme ! »
« J’ai patrouillé dans les faubourgs avant qu’on y interdise les flingues. Je sais pourquoi ils sont prohibés. Où est ton apprentie ? »
Un craquement sourd, un juron bien senti dans les profondeurs obscures. Murielle s’approcha comme dans un rêve.
Freddy s’appuya sur le cadre de bois d’une remorque. Il regarda sa main, la poivrière. Comme si elles appartenaient à un autre.
« J’ai peut-être blessé Marcus Vofa. J’ai peut-être tué Marcus Vofa. »
Il ne répondait pas. Il se foutait d’elle.
« Je suis là, » murmura-t-elle.
Derrière le sans abris se matérialisèrent des ombres, la silhouette massive de la Randyr la plus énorme que Murielle ait jamais vue. À sa joue, le reflet mat de l’os dans la lumière des torches, oscillant paresseusement au rythme de ses pas.
« Pas de fausse joie, trou de balle, » dit Safran, « si tu l’as atteint, tu ne l’as même pas ralenti. »
Les yeux de la Randyr qui était peut-être Anis la trouvèrent.
« Elle est là. Je vois que tu es un maître de stage responsable qui s’inquiète de la sécurité de son apprentie. »
Murielle entra dans le cercle de lumière. Freddy remonta les épaules, posa la main sur le sac mortuaire.
La poivrière s’éleva à peine vers elle.
Elle pouvait parler. Elle pouvait avouer. Elle pouvait dire qu’elle savait que Vofa les avait entendus.
Le Spectre ne pourrait pas agir au milieu d’autant de Randyr. Avec beaucoup de chance, il pourrait s’échapper. Vofa échouerait.
« Je suis là, » dit-elle plus fort, les yeux rivés sur l’arme.
Son maître de stage l’abaissa enfin, redressa les épaules avec un sourire triomphant.
Un frisson accompagna le souffle frais du vent.
Une femme plus forte révélerait immédiatement son erreur. Elle ne compterait pas sur l’échec du tueur.
Une femme plus intègre assumerait sa terrible erreur.
Les mots lui brûlaient les lèvres et gelaient sa langue.
Elle vit la seconde main se poser sur le sac. Basanée, les doigts fins. Un nuage de gouttelettes écarlates jaillit de la gorge de Simard au moment exact où personne d’autre ne regardait dans sa direction.
Il n’émit qu’un son étouffé. Ses genoux fléchirent. Il pressa mollement la blessure.
Dans le brouillard coupable, Murielle aperçut la forme jusqu’alors dissimulée par la nuit.
Comment pouvait-il surgir des ombres au cœur de la lumière?
Elle croisa ses yeux, ses traits amusés.
Ce n’était pour lui qu’un jeu. Une épreuve sportive où il dominait la concurrence.
Elle lut en lui la certitude qu’elle lui laisserait cette fraction de seconde dont il avait besoin.
Le sac glissa derrière lui dans la ruelle.
Murielle hurla et se précipita sur Freddy. Elle pressa désespérément la plaie. Le liquide poisseux jaillissait entre ses doigts, baignait son visage de larmes cramoisies.
Elle ne connaissait rien aux premiers soins. Arrêtait-elle l’écoulement du sang ou l’asphyxiait-elle?
Plus aucun son n’atteignait son cerveau. Une cacophonie sans nom détruisait ses tympans.
Une main puissante l’arracha à Freddy et une Randyr la remplaça.
Safran la tenait à bout de bras.
Elle se débattait trop.
Cette nuit, le Spectre avait emporté une âme.
Elle lui avait accordé sa bénédiction. Il était trop tard pour la lui retirer.
Une ligne de cendre courait entre son mentor et elle. Une ligne de cendre qui courait aussi d’elle à sa femme et à ses deux fils.
Une ligne de cendre qui s’allongerait un peu plus à chaque jour de sa vie.
Une ligne qui la connecterait toujours à Freddy.
Oui, cette nuit, le Spectre avait emporté une âme. La sienne.
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