Chapitre 10, 7 octobre 3006 , Troisième plate-forme
Murielle piquait du nez vers sa tasse de thé malgré sa sieste de l’après-midi. Les éclairages vacillants et insuffisants du Tim offraient à peine l’illusion de l’intimité et de l’anonymat. Dans la pénombre, les clients les plus hardis présentaient aux commères le visage qu’ils n’osaient montrer en pleine lumière, le masque socialement inacceptable exposant les attributs méprisables dont ils auraient aimé qu’on les croie pourvus. Deux agents de police rachitiques discutaient devant des chopes d’une boisson sombre qui ne devait pas être autorisée pendant leur patrouille en lorgnant le buste disproportionné d’une serveuse mince comme un fil.
Comme s’ils comptaient se priver de leurs petits plaisirs pour un détail aussi insignifiant.
La serveuse circulait entre les tables pour collecter les déchets laissés par les moins soigneux et nettoyer. Des relents de soupe froide et de café amer accompagnaient chacun de ses pas. Elle ignorait manifestement les deux porcs qui la déshabillaient du regard.
Murielle avisa l’expression désabusée qu’elle arborait et reprit le contrôle de ses muscles faciaux. Elle doutait que la nature ait doté la jeune femme de ce physique caricatural. L’opération avait dû ruiner ses parents.
Des parents aimants qui souhaitaient à leur fille une meilleure vie que la leur. Une vie où les bas instincts des hommes riches la transformeraient en élément du décor et où la corruption qui infestait toutes les couches de la société la propulserait vers le haut. Pour autant qu’elle soit bien roulée et qu’elle abandonne âme et dignité.
Comme Noémie.
Un couple bruyant et éméché entra. Ils traînèrent leurs carcasses dépareillées jusqu’au comptoir et commandèrent le nécessaire pour que leur ébriété progresse d’un cran. La serveuse leur indiqua qu’ils n’étaient pas dans un bistro.
« Bien sûr qu’on sait que c’est un café, pour quoi nous prends-tu ? Toi, t’as pas inventé l’eau chaude. On est virés de partout. Tu as de la gnôle? »
« … livraison de l’année le 16. Elles seront nerveuses. »
Murielle se redressa. Quelques centimètres de plus et elle plongeait dans sa tasse. Le souffle court, toute lourdeur projetée hors de ses paupières, elle scruta la clientèle à la recherche de conspirateurs. Ils ne pouvaient être bien loin si ses oreilles avaient capté leurs voix étouffées.
Des policiers, des fêtards, des travailleurs arrêtés après leur quart. Derrière elle s’ouvrit une porte. La suite de la conversation lui échappa. Où étaient-ils ? Avait-elle rêvé les quelques mots qu’elle avait attrapés ? Pourquoi ne pouvait-elle les associer à personne ?
Personne n’était suffisamment près pour lui permettre de surprendre ce genre de murmure diffus. Elle plongea le nez dans son thé et s’absorba dans ses pensées. Deux charnières gémirent et le souffle du vent dans une rue déserte s’éleva pour ensuite se taire, un peu moins vite. Des talons durs claquèrent sur le carrelage du café.
Un parfum doux et suave se mêla aux effluves du restaurant. Opium. L’odeur de l’argent, des hautes sphères de la société, du pouvoir et de l’oisiveté. Une fragrance que personne ne portait sur cette plate-forme.
« Bonsoir Médée. »
Les bruits de vaisselle se poursuivirent autour d’elles. Le ton monta au comptoir et les ivrognes agités repartirent en quête de nouvelles boissons.
« C’est une chose d’en entendre parler. On peut toujours s’imaginer que les gens exagèrent ou que le hasard te favorise. L’expérience de première main, il n’y a que ça de vrai. »
Médée coula sur une chaise, suspendit négligemment son sac en travers du dossier. Les deux agents interrompirent leur échange le temps de détailler ses mouvements. Elle portait une blouse sombre et un pantalon assorti qui réussissaient à masquer chaque centimètre de sa peau tout en frisant l’indécence.
« De quoi parles-tu ? » lui demanda Murielle.
L’attention des deux hommes repassa de Médée à la serveuse. Murielle aurait parié sur un changement de sujet de conversation. Probablement sur les mérites comparés de la plastique de l’une et de la nature de l’autre.
« Pas un regard dans ma direction, le nez dans ton café, tu me salues par mon prénom. Ce petit tour de magie t’a vite rendue fameuse à l’école, dans la brigade et chez tous ceux qui soudoient ses agents. »
Ceux qui soudoient ses agents. On avait tenté de l’acheter.au début de sa formation. Ai-je un protecteur sans le savoir ? Murielle s’était souvent posé la question. Elle avait songé à un chef criminel, mais peut-être se trompait-elle. Que déterrerait-elle le jour où elle s’attaquerait enfin à la gangrène qui rongeait les forces de l’ordre ?
La main de son hypothétique protecteur l’éliminerait-elle ?
Elle haussa les épaules en cherchant la liste des détails qui avaient soufflé à son subconscient que Médée était arrivée.
« Tu as mal identifié l’arôme, je bois un thé vert. Les talons de cuir lamellé de tes souliers ont un noyau de bois dur qui produit un claquement particulier. On ne vend pas de telles chaussures, luxueuses et durables, aussi bas dans la ville. Tu es toujours à l’heure juste. La vitre m’a renvoyé ton reflet. »
Elle gardait pour elle le détail le plus révélateur.
« Menteuse. »
« Quoi ? »
Médée tendit la main, se saisit du thé de Murielle et le renifla en fronçant les sourcils.
« Tu étais concentrée sur autre chose et ça se voyait. Tu n’as pas levé la tête, mon reflet compte donc pour du beurre. Si le reflet est un mensonge, j’imagine que tu mens sur le reste aussi. Peut-être pas sur tout. Je ne t’en veux pas, tu peux garder tes secrets. »
Elle but une gorgée. Murielle la regarda, sidérée. Mille réponses montaient à ses lèvres, chacune plus mortellement insultante que la précédente. Elle devrait développer une répartie moins virulente. Éventuellement. Si elle en avait le temps.
« De toute façon, nous présentons tous à l’univers un masque contrefait. Tu n’es pas pire que les autres. Tu n’es pas pire que moi. La serveuse siliconée ne montre ni son véritable visage ni son véritable corps. Si par malheur elle s’avère dotée d’un cerveau, elle devra le cacher jusqu’au jour de ses noces et probablement longtemps après. Le policier qui lui met la main au cul fait sans doute partie des quatre-vingt-dix pour cent de mâles qui ne bandent plus sans assistance chimique, mais, s’il la tripote publiquement, on croira le contraire. Après tout, personne ne vérifiera s’il appartient à cette élite de la virilité que l’aga n’efface pas. À travers tout ça, observer que tu caches ce que tu remarques, c’est une goutte d’eau dans l’océan. »
Murielle fronça les sourcils, perplexe quant à la dernière phrase de Médée. Elle la regarda avaler une autre gorgée sans se presser en se demandant si cette mauvaise blague se poursuivrait jusqu’au fond de la tasse. Un sourire malicieux monta aux lèvres de sa collègue, une étincelle entendue illumina sa pupille.
« Tu as déjà essayé de passer quelques jours sans aga, Murielle ? J’ai essayé quelques fois moi-même. Par curiosité, pour savoir si la légendaire ascension libidineuse se produisait vraiment. Tu n’imagines pas ma déception. »
Elle vida d’un trait le reste du thé de Murielle.
« Quand tout ce qui t’occupe l’esprit, c’est la prochaine décharge d’épice qui t’endormira, la libido n’est pas légendaire, elle est secondaire. »
Si seulement elle savait à quel point elle disait vrai. Murielle contemplait la tasse vide. Elle venait de se faire taxer sa boisson par une gosse de riche qui ignorait tant ce qu’était le besoin qu’elle se privait par curiosité. Peut-être le tatouage existait-il, après tout. Quelle autre raison expliquerait cette quête d’une flambée de libido ?
Murielle déglutit lentement, un mauvais réflexe qu’elle dissimula du mieux qu’elle le put.
Le sourire. L’étincelle. Le sujet. Savait-elle ?
Que faisaient-elles ensemble, ici, ce soir ?
« Pour la prochaine fois, j’ai une préférence pour le thé noir. Le vert goûte le jus de feuille d’érable. Tu es prête ? »
« Je devrais être prête à quelque chose ? »
« À envahir les archives. À ma grande surprise, j’ai découvert que je ne disposais pas des leviers nécessaires pour lever ta sanction. »
Entrer illégalement dans les archives. Désobéir à la loi pour pouvoir la représenter, la bafouer avant de la purifier. Était-elle prête à franchir ce pas ? Si le procédé par lequel on atteint un objectif est impur, l’objectif lui-même en devient impur. Qui donc avait dit cela ? Qu’importait. Contrôle. Calme comme l’eau qui dort. Médée ne l’aurait pas amenée ici sans une idée en tête.
« Parle-moi déjà de ton plan. Le début ne m’impressionne pas. »
Médée eut un mouvement de recul faussement outré.
« L’occasion de passer un moment merveilleux en ma compagnie ne te suffit pas ? Tu n’as aucun sens des priorités. Ta vie sociale restera une catastrophe tant que tu n’y prêteras pas plus attention ! »
Murielle soupira en secouant la tête.
« Tu te crois bien placée pour me parler de ça ? Si tu étais si douée avec ta vie sociale, nous ne serions pas ici ensemble. Tu serais mariée en train d’attendre le troisième bébé d’un noble bourré de petites pilules. »
Le sourire de Médée se craquela pour révéler une douleur vive et nue. Murielle regretta immédiatement sa répartie.
« Touché. »
Mal à l’aise, Murielle porta la tasse à ses lèvres avant de se rappeler qu’elle était vide.
« Je suis désolée. Je n’aurais pas dû dire ça. Ça ne doit pas être simple… »
« De savoir que ma cervelle est un handicap ? Que même mon père ne me perçoit que comme une femelle reproductrice ? Ça fait mal. J’ignore ce qui est le pire entre savoir que je le décevrai toujours et les plans qu’il aurait eus pour moi. »
Médée froissa convulsivement une serviette de table, gardant pour elle des mots qui luttaient pour percer la surface, bataillant pour reprendre son sang-froid sans abaisser son regard.
« Ce n’est pas compliqué. Un verrou ferme mal à l’une des fenêtres du troisième étage. J’y suis passée aujourd’hui et je l’ai coincé en position ouverte. Tu sais comme moi que les agents de sécurité sont négligents. Ils n’ont probablement rien remarqué. »
Murielle resta muette.
« Nous n’aurons qu’à trouver un moyen de grimper jusque là-haut. »
« Aussi simple que ça ? »
Médée hocha la tête, le regard toujours baissé.
« Je sais que tu préférerais que ce soit difficile. Ça ne l’est pas vraiment. »
« À part pour l’escalade. Je n’ai pas souvent pratiqué ce sport. »
Médée sourit de nouveau en se levant.
« On devrait y arriver. »

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