Danseuse de resto

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Il était là. Ce soir encore. À moitié caché dans l’ombre de l’alcôve, tout au fond du restaurant. Je ne pouvais pas voir son visage, juste sa silhouette sombre, auréolée d’un mince filet de fumée. À Tokyo, il était interdit de fumer dans la plupart des rues, mais il y avait un coin fumeur dans tous les restaurants, y compris au Samanyölu. De toute façon, Högir n’allait rien lui dire : à chaque fois que ce client venait, il laissait un billet de dix mille yens sur la table. Pourboire, qui, injustement, ne me revenait jamais. D’après mon cher patron, les clients qui voulaient « tipper » les danseuses se levaient pour leur glisser le bifton dans la ceinture.

Högir passa justement la tête derrière le minuscule paravent où je me changeais.

— Tu es prête ? Nusret attend pour lancer la musique.

Je lui répondis avec une grimace contrariée. Högir avait beau dire qu’il avait vu défiler trop de danseuses pour s’émouvoir d’un bout de nichon, je n’aimais pas sa façon intrusive de zieuter dans les coulisses. Anfal disait pour sa part que c’était la marque des vraies professionnelles de ne pas s’émouvoir de la nudité et de s’accommoder de tous les pendrillons qu’on voulait bien mettre à notre disposition, aussi étroits et inconfortables soient-ils. Mais je n’étais pas une vraie pro. Juste une étudiante fauchée qui arrondissait ses fins de mois en dansant dans ce restaurant turc un soir par semaine.

J’avais trouvé la combine grâce à Anfal, ma prof de danse orientale à Tokyo. L’une des toutes premières danseuses de style turc au Japon, Anfal était une pionnière qui connaissait tout le monde : musiciens iraniens de la diaspora, restaurateurs turcs et égyptiens. C’était elle, également, qui avait formé la quasi-totalité des danseuses en activité dans le Kantô. J’étais sa seule élève non Japonaise, une petite Française qui parlait plus mal l’anglais que le japonais, et ne connaissait que la musique arabe classique et la danse égyptienne en débarquant ici.

Ce soir-là, je me sentais nerveuse. La présence de ce client mateur, pour le troisième soir de suite... et tout ça sans toucher un seul sou en plus. J’en étais encore à me bagarrer avec mon soutien-gorge rembourré de sequins quand retentit les premières mesures du çiftetelli — la musique turque était de rigueur, ici, je n’avais commis qu’une seule fois l’erreur de leur passer un mix égyptien ! Finalement, renonçant à l’agrafer, je le nouai rapidement, m’enveloppai dans mon voile et enfilai mes sagattes — enfin, mes zills pour utiliser le mot turc — et sortis de ma cachette le plus élégamment possible sous le regard de quelques clients émerveillés : un couple d’un certain âge qui remuait la tête au rythme du saz, et une table de filles qui me jetaient des regards noirs et méprisants. Je leur fis un sourire et fis tournoyer mon voile en convoquant toute l’énergie positive qui me restait, et dont, je le sentais, j’allais avoir besoin. Peu de clients, et que des spectateurs problématiques... Certains — surtout certaines, j’avais remarqué — ne voulaient pas forcément qu’on leur impose la présence d’une danseuse pendant qu’ils dégustaient leur döner kebab à trois mille yens l’assiette — le prix d’une cartouche de clopes ici. Le pire étant les clients musiciens qui, comme Sia, le joueur de ney d’Anfal, n’étaient là que pour kiffer la musique et refusaient de regarder les danseuses, se cachant les yeux dans sa main en dodelinant de la tête. À chaque fois que je dansais devant lui, je me sentais sale.

Il n’y avait pas ce problème avec le client au fond du restaurant. Lui, je savais qu’il me regardait. Je ne pouvais pas voir son visage, mais je pouvais sentir son regard : lourd et insistant, il avait autant de substance qu’une main s’attardant sur ma hanche. Mais une danseuse a besoin d’avoir l’attention du public pour déployer son art, et je me nourrissais de ce regard, ne dansant toujours que pour lui les soirs où il était là.

Le set oriental présenté par les danseuses dans les restaurants turcs de Tokyo suit des règles simples et immuables : d’une durée de vingt minutes, il commence par un morceau orchestral qui sert d’annonce, puis enchaine sur une danse au voile, un solo rythmé, une pièce plus langoureuse avant de finir par un morceau festif sur lequel la danseuse joue des sagattes et invite tout le monde à danser. Pour moi, la partie la plus fascinante de la danse orientale, c’est le taksim, cette transe sexy et puissante pendant laquelle la danseuse plonge au plus profond d’elle-même. C’est le moment où elle se tort comme un serpent, ondule son bassin dans des huit envoûtants et s’abandonne, les yeux fermés et les cheveux au vent. Pendant cette partie-là, j’étais toujours bien en face de la table de mon admirateur mystérieux, me nourrissant de son regard, que je devinais perçant et magnétique dans l’ombre qui le dissimulait. C’était rare que je le fasse, mais ce soir-là, l’énergie qu’il me renvoyait était telle que je décidai de me laisser tomber sur le tapis persan au milieu de la salle à la faveur d’un turkish drop, le mouvement le plus acrobatique que je possédais dans mon répertoire. Allongée au sol les genoux repliés sous mes fesses, je fis onduler et vibrer mon ventre, imitant un mouvement de vague sensuelle. Puis je passai sur le côté en « sirène », fit quelques ondulations de bras serpentines, et me relevai. La dernière partie était un drum solo énergique. Le moment pour une danseuse de déployer toute sa technique des isolations et sa science des rythmes... et c’est précisément le moment où mon soutien-gorge me lâcha.

Les problèmes de costumes arrivent à toutes les danseuses. Je réussis donc à rattraper le morceau de tissu traître et à le maintenir en place de mon avant-bras sans cesser de danser. Les autres clients n’avaient probablement rien remarqué. Mais, l’espace d’un instant, je m’étais retrouvée seins nus devant ce client mystérieux. Et lui, je savais qu’il m’avait vue.

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