L'agression

9 minutes de lecture

Samedi soir. Dans trois jours ! Cela allait trop vite, j’avais à peine eu le temps de réfléchir. Et il fallait aussi que je me trouve des vêtements... qu’est-ce que je pouvais porter ? Je n’avais pas le moindre sou pour faire du shopping. Je pouvais appeler Sao, mais elle était bien plus mince que moi... même avec un 38, ici, j’étais un éléphant. Le 95B ne passait pas. Heureusement, j’avais dans mes affaires une robe piquée à ma sœur avant de partir, que je n’avais jamais mise. Aline s’habillait sexy, et même si la robe n’était pas d’un grand couturier parisien, ça allait sûrement passer. C’était un dos nu qui s’accrochait dans le cou par un col brodé de fils couleur bronze, délicatement ouvert entre les seins. La forme en V mettait mes épaules en valeur sans me faire passer pour un mastodonte, à la différence de bien des vêtements que je trouvais ici.

Entre les séminaires à la fac et les cours de français que je dispensais chez Minako, le reste de la semaine passa rapidement. J’essayais de ne pas trop penser à ce qui m’attendait samedi. L’essentiel, c’était d’avoir un peu d’avance pour payer Anfal.

La veille, je me rendis au Samanyölu comme tous les vendredis. Je n’avais pas eu trop le temps de penser à mon set et avais apporté une playlist que je connaissais bien. Même si j’avais eu du mal au début, je commençais à m’habituer au style turc et à sa métrique déstructurée.

Mon premier réflexe, lorsque j’entendis les clients emplir la salle, fut de jeter un coup d’œil rapide derrière mon paravent pour vérifier si il était là. Je voulais le voir arriver, savoir à quoi il ressemblait. Mais je n’aperçus rien de significatif et dus renoncer pour me concentrer sur mon costume. Comme d’habitude, j’étais arrivée déjà maquillée, cachant mes faux cils et la poudre scintillante topaze qui couvrait mes paupières par d’énormes lunettes de soleil.

Le set se déroula sans encombre : cette fois, et en dépit de ce qu’Högir m’avait dit, j’avais renforcé l’attache de mon soutien-gorge avec une solide épingle à nourrice. Le cœur battant, je jetai un œil vers l’alcôve où le client se tenait habituellement, sa cigarette diffusant ses volutes autour de sa silhouette sombre. La table était vide. Il n’était pas là... Constater l’absence de mon client le plus fidèle fit perdre un peu de force à mon taksim, et je terminai mon set sans trop y croire vraiment.

À la fin de la soirée, j’allai trouver Högir.

— Je suis venue te dire que je danse encore vendredi prochain, puis j’arrête, lui annonçai-je.

Högir releva un regard furibard de sa caisse.

— Qu’est-ce que tu dis ?

— Je ne suis pas assez payée, Högir, soupirai-je. Six mille yens pour un set entier, ce n’est pas suffisant.

— Ok. Je connais plein de filles qui seraient ravies d’avoir l’opportunité de danser devant un public pour moins que ça. J’en connais qui paieraient, même.

— Tant mieux pour toi. Parce que moi, j’arrête.

Högir me congédia d’un geste rapide de la main.

— Je t’attends tout de même la semaine prochaine, gronda-t-il dans sa moustache. T’as intérêt à venir. Mais après, ne t’avise pas de remettre les pieds ici ! Je ne te prendrai plus. J’ai été beaucoup trop généreux avec toi. Une petite allumeuse qui se croit supérieure parce qu’elle a des origines égyptiennes !

Je sortis du restaurant la tête basse. J’aurais peut-être mieux fait de lui annoncer la nouvelle le dernier soir. Mais j’avais voulu me montrer correcte avec lui, et lui laisser le temps de recruter une autre cruche. Ce dont, je le savais, il n’aurait aucun mal.

Il était onze heures passées. Pour Tokyo, c’était tard, presque la fin de la seconde partie de soirée. Passé minuit, c’était un autre monde qui se mettait en place, celui des karaokés, des love-hotels et des kyabakura. Un monde dont j’allais bientôt faire partie.

Je passais devant un combini, ces supérettes ouvertes vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et y entrai pour m’acheter un lassi à la mangue et le dernier Shônen Jump. Le chapitre final de One Piece sortait cette semaine, et il n’y en avait plus qu’un seul exemplaire. Au moment où j’allais le prendre, une main bronzée devança la mienne et l’attrapa. J’eus juste le temps d’apercevoir un jeune décoloré en jogging, qui se dirigeait vers la caisse d’un air nonchalant.

Connard, murmurai-je entre mes dents.

La galanterie n’était pas le sport national, au Japon.

Je sortis du combini et repris ma route en sirotant ma boisson, les écouteurs de mon iPod dans les oreilles. Elle fut bientôt vide, et je l’emballai dans son sac plastique dans l’idée de la jeter dans les poubelles de la gare. Je pouvais voir les tours de la station de Shinjuku au loin, flotter au-dessus des petits immeubles bardés d’enseignes et de fils électriques de Ni-chôme. Quelques rues plus loin, c’était Kabukichô, le quartier où se trouvait le Club Tete. Celui où j’allais servir les clients dès demain...

Je sentis soudain qu’on marchait à ma hauteur. C’était le jeune décoloré de toute à l’heure, celui qui avait pris le dernier Jump. Il me faisait signe pour que j’enlève mes écouteurs.

— Quoi ?

— Tu parles japonais ?

— Oui...

Pourquoi m’avait-il adressé la parole, s’il pensait le contraire ?

— Ça t’intéresserait de tourner dans des films pour adultes ? Pipe, sodo, gang bang, bukkake, shibari…

Je mis fin à cette liste d’un geste.

— Non merci, répondis-je en hésitant entre le rire et les larmes.

Ce fut mon erreur. Le type ne prit pas mon refus au sérieux.

— T’es vraiment bonne. Je cherche une Blanche avec de gros nibards, prête à sucer des queues à la chaîne et se prendre des éjac’ faciales.

— Bon, ça suffit, fis-je d’un ton plus ferme. Je suis pas intéressée, ok ?

Mais le mec insistait. Pire : il se rapprochait.

— Je vais t’enculer à sec, salope, haleta-t-il en posant ses sales pattes sur moi. Laisse-moi toucher !

Je me dégageai d’un coup de coude. Mais le gars continuait. Pire : il se frottait à moi, mettait ses mains partout. Je n’arrivais plus à m’en défaire. Il avait une force surhumaine, bien supérieure à ce que j’aurais cru en le voyant, et surtout, un regard à la fois vide et malveillant qui me faisait très peur.

On dirait Idriss, pensai-je avec un frisson. Et comme ce dernier, je n’allais pas réussir à m’en débarrasser comme ça.

Je le repoussai violemment. Il chancela, mais revint aussitôt à la charge.

— Mais arrête, putain ! hurlai-je. Je vais appeler la police !

Mais il n’y avait pas de police à proximité. En fait, il n’y avait personne. Sans que je m’en rende compte, le type m’avait acculée dans des petites ruelles sombres, et surtout, vides de passants.

Je n’avais plus le choix. Il allait falloir que je me batte. Mais qu’est-ce qui se passerait, si je lui faisais mal ? J’étais ceinture noire de judo, ancienne compétitrice, même si j’avais arrêté la compét’ depuis des années, je m’estimais encore capable de faire face à un corps à corps musclé. Mais ce mec était visiblement fou. Jusqu’où allais-je devoir aller pour le décourager ?

Pendant que je réfléchissais à tout ça, mon agresseur, lui, continuait ses assauts. J’étais en sérieuse difficulté. Lorsqu’il m’attrapa les seins pour les pincer violemment, je le saisis par les bras et tentai de le faire chuter. En vain.

C’est la vraie vie, là. C’est pas du rituel, pas un match de judo. Ce mec est sérieux.

Soudain, il fut brusquement tiré en arrière. Littéralement soulevé de terre. Il s’affaissa contre un mur comme un sac.

Doke, kuso yarô !

Dégage, sale merde.

Cette voix rocailleuse sortait de la montagne qui venait de me sauver la mise. L’agresseur fila sans demander son reste.

Les flics, enfin... ! Mais en relevant la tête, je constatai que mon sauveur n’était pas un flic. C’était le client mateur du Samanyölu : je le sus tout de suite. Sauvée d’un prédateur pour tomber dans la bouche d’un plus gros encore, comme la scène de monstres sous-marins dans Star Wars Episode I, la Menace Fantôme...

Encore une fois, il s’était arrangé pour m’apparaître à contre-jour, dos à la lumière qui venait de la rue. Mais je le vis quand même. Des cheveux lissés en arrière, des yeux fendus et obliques qui posaient sur moi un regard à la fois patient et cruel, des pommettes hautes, un visage aux traits aigus... et une longue cicatrice qui fendait le tout, barrant un sourcil et traversant le nez bien dessiné pour rejoindre le fil d’une mâchoire solide. Un faciès de tigre, de tueur.

Il était immense, encore plus imposant que ce que j’avais cru deviner dans la pénombre du restaurant. Un ancien lutteur de sumô ? Non, il avait une musculature trop nerveuse, trop sèche. Mais il avait des épaules de déménageur, des muscles qui semblaient éclater sous le costume. Et surtout, la taille hors-norme d’un lutteur mongol, exactement comme l’avait décrit Högir.

— Me... merci, bredouillai-je en ramassant mes affaires, tombées pendant la lutte.

Le type me regarda sans rien dire. Il ne m’aida pas plus à rassembler mes oripeaux, se contenant de me fixer avec ce regard intense, presque brûlant. La galanterie...

— Une jeune fille ne devrait pas se promener dans ce quartier aussi tard sans escorte, finit-il par dire avec un demi-sourire, révélant l’éclat d’une canine blanche.

Encore un qui aurait eu besoin d’orthodontie étant jeune, pensai-je en le regardant. Mais la vérité, c’est que je trouvais ces dents doubles communes chez la population nippone plutôt séduisantes. Cela lui faisait un sourire de loup.

— Je ne suis pas une jeune fille, répondis-je avec humeur. J’ai vingt-sept ans.

— Ah, autant ?

Je ravalai une remarque cinglante. Mais comme c’était sans doute culturel, je passai outre.

— Oui, autant. Maintenant, si vous permettez...

Pour me dégager du petit coin sale où m’avait acculée l’agresseur du combini, je devais presque frôler mon sauveur. Le type me regarda passer avec un demi-sourire ironique, et toujours ce regard de feu. Je serrai la bretelle de mon sac, mal à l’aise. Boudu, qu’il était grand !

— Tu te démerdes bien pour une fille, observa-t-il au moment où j’allais le dépasser.

Je me figeai.

— Pardon ?

Dans l’ombre, je le vis sortir un étui à cigarette doré. Il s’alluma une clope au zippo, tranquille.

— Encore un peu, et tu soulevais ce merdeux. Uchi-mata, hein ? (Il souffla sa fumée, ricana.) Je n’aurais jamais cru qu’une danseuse du ventre aurait des connaissances en ju-jitsu...

— Je suis premier dan de judo, lâchai-je en guise d’avertissement. Et je ne suis pas une danseuse « du ventre », mais « orientale ».

— C’est pareil.

— Non, ce n’est pas pareil. Le premier terme est offensant, alors que l’autre...

Il me coupa abruptement.

— Tu me plais. Je suis prêt à te prendre sous ma protection.

Je le regardai, interdite.

— Votre protection ?

De nouveau, ce sourire de lame.

— Tu m’as très bien compris.

— Je ne suis pas une prostituée... articulai-je d’une voix blanche.

Deux dans la même soirée, c’était trop. Si ce type croyait que j’allais me laisser impressionner parce qu’il mesurait un mètre quatre-vingt-dix...

— Si tu étais une simple pute, tu ne m’intéresserais pas, fit-il en sortant de la ruelle pour me rejoindre.

Il se planta devant moi, clope au bec, les mains dans les poches. Il fumait des Hope, ces cigarettes très courtes et très fortes qui sont l’apanage des flics et des gangsters durs à cuire dans les films policiers nippons. L’équivalent, en plus urbain, des gitanes maïs. La grande classe, quoi.

— Je ne suis pas intéressée, sifflai-je entre mes dents.

Portée par ma colère, je jouais les fières à bras, mais intérieurement, j’étais morte de trouille. Ce type pouvait faire de moi ce qu’il voulait. Il n’y avait personne aux alentours, et ce n’était pas le judo qui allait me sortir de là. Surtout pas avec ce mec caréné comme Teddy Riner.

Cependant, au lieu d’insister, il haussa les épaules.

— Tant pis, fit-il avant de jeter sa clope d’une pichenette, nonchalant.

Il passa devant moi sans un regard, en roulant des mécaniques. J’osai à peine le regarder. S’il changeait d’avis...

— Au fait.

Il s’était arrêté. Et mon cœur aussi.

— C’était pas à toi, ça ?

Le dernier Shônen Jump tomba à mes pieds. Celui qui contenait le chapitre final de One piece.

Le temps que je le ramasse, et le type avait déjà disparu.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Maxence Sardane ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0