Le loup

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— C’était pas terrible aujourd’hui, débriefa Rina à la fin de la soirée. Tu as accumulé les bourdes. J’espère que c’était seulement exceptionnel ! Quoique j’en doute... Je me demande ce qui a pris à Noa d’accepter d’investir sur toi ! Sûrement parce que tu as été recommandée par Akiko-san.

Je relevai un regard piteux sur Rina. Je n’avais vendu aucune bouteille aujourd’hui. Et dire que je m’étais engagée à donner le reste de la somme à Anfal cette semaine...

— Il faut que je voie Noa, insistai-je en me rappelant de mon passeport.

— Noa n’est pas là. Ôkami-sama l’a invitée au Ritz-Carlton : il lui a organisé une fête pour célébrer les cinq ans du bar. Il était juste venu au bar pour la chercher.

Il la baisait, donc. J’étais surprise de constater que tout cela se faisait aussi facilement, au vu et au su de tous.

— Je croyais que les hôtesses ne devaient pas frayer avec les clients ?

Les yeux de Rina s’agrandirent devant tant d’outrecuidance.

— Attention à ce que tu dis... Ôkami-sama est l’un de nos plus gros patrons. C’est lui qui a avancé l’argent à Noa pour qu’elle puisse prendre son indépendance et ouvrir ce bar. De plus Noa est la patronne : elle fait ce qu’elle veut. Et Ôkami-sama n’est pas n’importe qui...

J’attendis la suite. Mais Rina refusa de me la donner.

— Et Hide-sama ? insistai-je. Qui est-ce ? J’ai entendu ce nom tout à l’heure, quand Noa est venue accueillir ce groupe de clients.

De nouveau, Rina me fixa, interdite.

— Mais tu es idiote, ou tu le fais exprès ? Sûrement les deux.

Je fis le dos rond, comme un chien réprimandé par sa maîtresse. Mieux valait montrer patte blanche. Je tenais à ce boulot.

— Ôkami Hidekazu, prononça alors Rina. C’est le nom de ce patron. Je te conseille de le retenir, si tu veux continuer à travailler ici. Le retenir, mais ne jamais le prononcer. Ce client est en dehors de ta juridiction. De toute façon, les hommes comme lui ne s’intéressent pas aux gaijin.

Hidekazu... Hide-sama. Oui, c’était clair : elle se tapait cette grosse brute au faciès d’ogre. C’était plutôt amusant de constater que son nom de famille était l’homophone de l’animal auquel il ressemblait tant, le loup.

J’hésitai un instant à confier à Rina, juste pour redorer mon blason terni, que ce fameux patron si important m’avait fait une proposition salace en pleine rue à peine une semaine auparavant. Mais je devinais que ce n’était pas la chose à faire. De toute manière, Rina était convaincue que j’étais une bonne à rien, et elle ne m’aurait sûrement pas crue.

— Achète-toi des fringues cette semaine, fit-elle en posant une nouvelle liasse sur la table. Tu n’as gagné que six mille yens ce soir, mais je rajoute soixante mille yens à ton ardoise ! Une hôtesse ne doit pas faire pouilleuse.

Six mille yens ! C’était donc tout ce que j’avais gagné, en me faisant humilier et pincer les fesses. On était bien loin du boulot lucratif que j’avais imaginé... mais Rina, en tout, m’avait avancé douze mille yens. Pendant un moment aussi fugitif que la durée de vie d’un pétale de cerisier, je m’imaginai lui rendre cette somme sur le champ, prendre les six mille et couper court à l’expérience kyabakura. Mais j’étais déjà happée dans l’engrenage. Le passeport qu’il aurait de toute façon fallu récupérer lors d’une ultime confrontation avec Noa, les douze mille yens d’avance qui allaient me permettre de régler une fois pour toutes ma dette à Anfal... il y avait trop de raisons qui me poussaient, malgré tout, à continuer.

Alors, je pris l’argent et le fourrai dans mon sac.


*


— Tu devrais arrêter, statua Sao lors de notre pause entre deux répétitions, alors que je venais de lui raconter mes dernières aventures.

Nous nous étirions, assises sur le lino du studio loué pour notre soirée de répét’. Sao et moi avions un duo au Roma Rakuda le mois prochain, et nous tenions à faire les choses bien. Nous allions présenter une pièce en style tribal, un genre beaucoup plus sombre que la danse orientale classique, et danser avec un sabre japonais.

— Je peux pas arrêter, Sao, répondis-je en massant mon genou douloureux. Il faut que je rembourse Anfal.

— Si ce n’est que ça, je peux demander à mon ex-mari de me prêter la somme, et tu me rembourseras plus tard.

Je secouai la tête. Sao avait un gosse de neuf ans, qu’elle élevait seule... si son ex lâcheur acceptait de lui donner une telle somme, lui qui ne payait même pas la pension tous les mois, il fallait que ce soit pour son fils.

— En tout cas, tiens-toi loin de ce Ôkami. J’ai entendu parler de lui : c’est pas un enfant de chœur.

Je relevai la tête, interpellée.

— Ah oui ?

— Ce mec est un yasan, fit-elle en mimant de l’index le trajet d’une lame sur sa joue. Et pas n’importe lequel. C’est le nouveau chef de section de la branche tokyoïte du Yamaguchi-gumi, le Kyokushinrengo-kai, qui a récemment fait sécession avec la maison-mère de Kôbe pour mieux s’implanter dans le Kantô. C’est vraiment pas une personne fréquentable.

Le Yamaguchi-gumi. Le plus gros clan yakuza, qui comptait près de la moitié des mafieux du Japon, étendait ses tentacules jusqu’à l’international et brassait des milliards de dollars dans des affaires louches... extorsion de fonds, drogue, racket, prostitution. La totale.

— Pour que ce type soit arrivé à une telle position, c’est qu’il doit avoir les mains couvertes de sang, murmura Sao. Littéralement. Et puis, c’est un ancien combattant de MMA... un type violent, qui défiait des lutteurs pour des combats à mort en dehors du ring juste pour se « tester ».

La bonne vieille méthode soi-disant pratiquée par toutes les légendes des arts martiaux... personnellement je n’y croyais pas trop.

— Tu parles de la ligue de free-fight ?

En France, dans mon club de judo, le fils du prof avait bifurqué du jujitsu vers ce « sport ».

— Il a même remporté la finale des poids mi-lourds du Pride, m’expliqua Sao. Trois années de suite. Mais, contre toute attente, il a mis fin à sa carrière peu après. Une blessure, ou quelque chose comme ça... En tout cas, il a disparu pendant un certain temps avant de réapparaitre avec cette cicatrice sur le visage. La rumeur dit que c’est un coup de sabre... On lui aurait demandé de se coucher, et il ne l’aurait pas fait. En tout cas, c’est après cet épisode qu’il s’est reconverti dans le business illégal.

Cette histoire ressemblait à un scénario de film. Hélas, avec la mafia japonaise, la réalité rejoignait souvent la fiction.

— Comment t’es au courant de toutes ses histoires, au fait ? demandai-je.

— Le tatouage. Les yakuzas sont nos clients... Y compris Ôkami. Il s’est fait tatouer par Horiyoshi III, c’est l’un des derniers que le maître a pris et tatoué à la main... pas le choix, j’imagine.

— Qu’est-ce qu’il lui a tatoué ?

— Un loup en train de dévorer un samurai. Le « loup », c’est le surnom de ce type depuis ses débuts dans le free-fight. C’est l’homophone de son nom...

J’essayai de visualiser le motif de ce tatouage. Un loup dévorant un samurai... cela devait être le genre d’esthétique héritée des « images cruelles », ces ukiyo-e sanglantes du 19° siècle qu’affectionnaient les gangsters dans les films de genre.

— Vraiment, insista Sao, tiens-toi loin de ce type. Ça craint un max qu’il t’ait remarquée. Encore plus qu’il soit un patron de ce club dans lequel tu bosses. Avec un peu de chance, cette Noa est sa maîtresse officielle, et elle fera tout pour te tenir la plus éloignée possible de ses griffes.

— Il est marié ?

— J’en sais rien. En tout cas, ça n’a jamais empêché les types comme lui d’entretenir une ou plusieurs maîtresses : c’est une marque de statut pour eux, comme collectionner les voitures de sport ou les montres de luxe. Dépêche-toi de rembourser ta dette et de sortir de ce panier de crabes. C’est le meilleur conseil que je puisse te donner !

J’en avais bien l’intention.

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