La garantie

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Je ne savais pas à quoi m’attendre avec Momoka. Cette fille sombre et silencieuse m’impressionnait. Avec sa frange noire, ses yeux maquillés comme Néfertiti, elle était sublime. Ce jour-là, pour notre premier cours, elle portait un bustier en vinyle sous une chemise blanche nouée sur le nombril et un pantalon cigarette, ressemblant à Mia Wallace dans Pulp Fiction. Et en la voyant évoluer sur la barre — pourtant, elle ne m’avait montré que des mouvements simples —, je me sentis plus moche et insignifiante que jamais.

— Refais-le, m’ordonna-t-elle en descendant de l’estrade.

Je pensais être athlétique — après tout, je faisais de la danse et des arts martiaux depuis des années —, j’eus toutes les peines du monde à me soulever.

— Il va falloir que tu t’entraines pour renforcer tes muscles, me prévint Momoka. Faire du gainage, aussi.

— Je sais pas, Momoka, soupirai-je. J’ai pas l’impression que c’est mon truc.

Ses yeux noirs lancèrent des éclairs.

— Ne fais pas la fine bouche ! C’est déjà bien qu’on t’ait proposé ça. Être danseuse, c’est un plus dans ce métier.

— Un plus ? Je trouve ça plutôt dégradant de se trémousser sur une barre de fer devant des mâles de toute façon trop saouls pour apprécier…

Momoka me fusilla du regard.

— Tailler des pipes à la chaîne dans un appart de Kamata ou branler des hommes dans un soap-land, ça, c’est dégradant. Estime-toi heureuse de pouvoir faire autre chose. Et tu as bien été danseuse résidente dans un restaurant, non ? Dis-toi que c’est pareil.

Sa virulence me sécha. Effectivement, vu comme ça... Je songeai soudain que, contrairement à moi, l’étudiante européenne privilégiée à qui le gouvernement japonais payait une université de premier plan, certaines filles n’avaient pas eu d’autre choix que de capitaliser sur leurs charmes. Cela avait peut-être été le cas pour Momoka.

— Pardon, dis-je sincèrement. Je ne voulais pas me montrer méprisante. C’est juste que je ne me sens pas capable de faire aussi bien que toi.

Sans s’émouvoir, Momoka pointa la barre avec sa cigarette.

— Recommence.

Je repris la séquence qu’elle m’avait montrée. En y mettant plus de cœur, cette fois. Saisir la barre, faire le tour. Descendre le long en se déhanchant, remonter.

— C’est mieux !

Après une heure de ce régime, j’étais en nage. Je ne pouvais pas recevoir les clients dans cet état-là... C’est là que Momoka me montra la douche.

— Je suis pas censée te le dire, mais il y a une salle de bains. Évite juste d’y aller quand les filles sont là. Surtout Rina.

Surtout Rina. Je remisai soigneusement cette information dans un coin de mon cerveau.

— Bon, je vais te laisser. Les filles ne vont pas tarder à arriver.

— Merci, Momoka.

Pour toute réponse, elle tendit la main. Je la regardai, interdite.

— Ça fera vingt-cinq mille yens, m’apprit-elle d’une voix glaciale. Cours privé, plus déplacement. Je t’ai fait une ristourne maison de cinq mille.

Vingt-cinq mille yens par semaine ! Ces cours allaient me mettre sur la paille. Mais je n’avais pas le choix.

— Voilà, fis-je en lui tendait la somme demandée, dument pêchée dans mon sac.

Momoka recompta rapidement, puis elle hocha la tête.

— À la semaine prochaine, fit-elle en prenant son sac bowling en bandoulière.

J’étais seule. La fille qui tenait le bar, Ayu, était partie à la supérette d’à côté acheter des fruits pour les cocktails. C’était peut-être le moment de fouiller à la recherche de mon passeport... même si je doutais que Noa l’ait laissé là, à la vue de tous. Et j’avais très peu de temps pour me laver avant que Rina n’arrive. Je choisis donc l’option raisonnable, et montai à la salle de bain secrète.

— Ana ! Ana est là ?

Je finissais de me changer lorsque la voix tonitruante de Rina retentit dans l’escalier. J’eus juste le temps de sortir de la salle de bain, ma nouvelle tenue sur le dos. Rina prit un moment pour l’inspecter, les mains sur les hanches et l’œil critique.

— Pas mal. C’est quelle marque ?

Je baragouinai quelque marque bidon. En fait, je l’avais achetée chez les fripiers de Shimokita pour économiser.

— Mhm. Pense à porter quelque chose de logoté. Un collier Chanel, ou un sac Vuitton. Je doute que les clients t’en offrent, mais ça pourrait leur rappeler qu’ils peuvent... L’argent appelle l’argent. Allez ! On a pas mal de choses à mettre en place.

En bas, je retrouvai Noa, superbe dans une robe en lamé toute simple, mais sûrement très chère.

— Ah, Ana. Comment s’est passé ton cours avec Momoka ?

— Très bien, répondis-je, n’osant pas me plaindre du prix que ça allait me coûter.

Je ne voulais pas passer pour resquilleuse, un défaut très mal vu dans ce pays où l’on ne marchande pas.

— Parfait. Ce soir, il s’agit de vendre un peu plus que la dernière fois. Tu t’en sens capable, Ana ?

Je hochai la tête sans conviction.

— Au fait... tentai-je. Je peux te parler de quelque chose ?

C’était ma chance de remettre le sujet du passeport sur le tapis. Noa était un véritable papillon, toujours occupée. Ce n’était pas sûr que je puisse la voir avant de rentrer.

Noa tourna son regard vers moi. En dépit des lentilles poney qu’elle portait, il avait pris un éclat acéré.

— Si c’est rapide, oui. Alors ?

— Je voudrais juste récupérer mes papiers.

Noa baissa ses paupières pailletées et passa derrière le bar. Là, elle saisit une boîte en strass juste sous l’étagère des verres et en sortit mon passeport et ma carte de résidente.

— Voilà ta carte de résidente, au cas où la police te contrôlerait, fit-elle me la tendant.

Je refermai les doigts dessus, mais au dernier moment, Noa glissa le passeport en arrière.

— En revanche, je garde ton passeport comme garantie. Tu me dois de l’argent, Ana, et je ne sais pas encore si tu pourras me rembourser. En attendant, je le mets dans ce coffre.

Interdite, je la regardai glisser le précieux document dans un petit coffre incrusté derrière un rideau de perles translucides.

— Voilà, tu as la preuve qu’il reste là. Normalement, si tu es sérieuse, tu pourras le récupérer vite.

— Mais je... c’est illégal ! protestai-je. Le passeport est une propriété incessible et...

— Tu préfères qu’on aille au kôban toutes les deux et que j’explique au fonctionnaire de police que tu me dois quatre-vingt mille yens, et cent-vingt-mille à Rina ?

Je ne trouvai rien à répondre à cela. Face à la police japonaise, je savais que les étrangers avaient toujours tort.

— Il est plus en sûreté ici que chez toi, tu sais, continua-t-elle sur un ton plus doux. Je te le garde précieusement. Si tu veux, tu peux venir travailler quatre soirs par semaine, à partir du mercredi. Ainsi, tu pourras le récupérer plus vite.

J’étais obligée de me soumettre... pour l’instant.


*


C’est ainsi que je me mis à travailler au club Tete quatre soirs par semaine. Je demandais à Minako une réduction de mes cours — ce qu’elle m’accorda au terme d’un long sermon, me rappelant à quel point j’étais irresponsable et inconséquente — et me glissais dans un nouveau rythme de vie : celui du travail de nuit. Parfois, je rentrais si tard et si alcoolisée que je dormais jusqu’à deux heures de l’après-midi le lendemain. Puis je devais me refaire une tête présentable en vitesse pour me rendre à ses séminaires — que je me mis à manquer une fois sur deux. Je me sentais tiraillée entre deux vies, et, progressivement, le club, les cours de danse avec Momoka, les clients éméchés et tripoteurs que je m’efforçais de garder à distance avec des rires et des verres, devinrent mon quotidien. J’étais en pyjama, les yeux bouffis et les cils collés, ou ultra-sophistiquée, sortant d’un taxi en sandales à bride et micro-robe en gaze. Il n’y avait plus d’entre-deux. Après avoir bu des champagnes à plusieurs centaines d’euros la bouteille et badiné avec des hommes d’affaires arborant Rolex et costumes Armani, je repartais dans ma petite chambrette minuscule et vétuste au fond d’une contre-allée, à ne me nourrir de ramen instantanées et de nattô pour pouvoir un jour racheter ma liberté. Les nuits succédaient aux nuits, sans interruption.

Je ne revis pas Ôkami Hidekazu, le patron yakuza de Noa. J’allais tous les jours travailler avec cette appréhension au cœur, et guettais son arrivée toute la soirée. Mais il ne se montrait pas. Tant mieux... tant pis. Était-ce du soulagement que je ressentais, ou de la déception ?

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