Enlevées par les dieux

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Je passai la journée du lendemain dans mon lit. Honteuse, fourbue. Déçue.

Pas pour toi, non.

Comment avais-je pu croire que Hide s’intéressait à moi ? Tout ce qu’il voulait, c’était m’humilier... et faire gagner de l’argent à Noa.

Il m’avait forcé à me masturber avec un godemiché pendant qu’il sautait sa nana... qui était accessoirement la patronne qui m’exploitait. Dès que je fermais les yeux, je revoyais son torse luisant de sueur, son ventre qui se contractait à chaque pénétration et ses bras puissants qui enserraient Noa. Pas pour toi. Les caresses et les baisers, c’était réservé à Noa. Moi, j’étais juste la pute française. Ce schéma-là, combien de fois l’avais-je vécu, depuis que j’étais au Japon ?

Après m’avoir jeté les billets comme des rogatons à une mendiante, Hide et Noa avaient dégusté des fraises en buvant du champagne. Pendant que je ramassais mon peignoir et mes gages, elle se lovait dans ses bras, gloussant à tout ce qu’il lui murmurait. Cela aurait été présomptueux de penser qu’ils riaient à mes dépens. Ils étaient déjà passés à autre chose, et n’eurent pas un regard dans ma direction tandis que je quittais la pièce, plus piteuse qu’un chien battu.

Une chienne perdante. Voilà ce que j’étais. Toujours célibataire à l’approche de la trentaine, obligée de brader ce qui me restait de dignité pour une maîtresse de mafieux... et le pire, c’est que j’avais l’audace de les juger, moi qui n’étais pas de leur monde.

Faut que j’arrête, me résolus-je en tournant dans mon futon. Que je donne ma démission.

Mon téléphone s’alluma. J’y jetai un œil morne.

Ça va ? Pourquoi tu n’es pas venue ce soir ? On s’inquiète.

Momoka. C’est vrai que c’était le jour de mon cours de pole... elle l’avait avancé à mercredi.

Je suis malade, répondis-je. De toute façon, je ne sais pas si je reviendrai au bar.

Et ton passeport ? Tes dettes ?

J’avais réfléchi au problème toute la journée. Si j’en parlais à l’ambassade... j’avais un contact là-bas, depuis ma première année en tant que boursière de la Fondation de France. Mais vu leur efficacité pendant la triple catastrophe de Fukushima — ils s’étaient tous barrés, en mode sauve-qui-peut —, je doutais qu’ils puissent m’aider. Non, il allait falloir que je me débrouille sans eux.

Nouveau message. Momoka s’inquiétait vraiment. Ou quelqu’un l’avait commissionnée.

C’est Ôkami, c’est ça ?

Je me redressai. Comment savait-elle ? Et si Noa avait raconté ma déchéance à tout le monde ?

Cette fois, je m’empressai de lui répondre.

Qu’est-ce que tu veux dire par là ?

Retrouve-moi dans une heure au Starbucks de Shibuya, proposa-t-elle. Je vais prévenir Noa que tu es malade.

Je m’habillai en vitesse et retrouvai Momoka au Starbucks qui surplombait le célèbre croisement de Shibuya, plutôt vide à cette heure en semaine. Je pris ma boisson favorite, le chai tea latte avec un shot de café, puis montai à l’étage. Momoka se trouvait là, assise à une table, en train d’écouter de la musique sur son iPod. Avec ses piercings, ses cheveux rasés aux tempes et son eye-liner façon Cléopâtre, elle ressemblait à une fan de visual-kei.

Je m’assis en face d’elle, puis sortis l’enveloppe de vingt-cinq mille yens que j’aurais dû lui donner pour le cours. J’y étais habituée avec Anfal : au Japon, tout cours non décommandé bien à l’avance est dû.

— Non, garde-le, murmura Momoka en repoussant l’enveloppe. Tu en auras besoin pour régler ta dette. Ce n’est pas pour ça que je t’ai dit de venir.

Je la remerciai, contrite.

— Tu es au courant de ce que j’ai accepté de faire...

— Je m’en doute. Ça fait longtemps que j’évolue dans ce milieu, Ana. Tu n’es pas la première à accepter un dôhan en dehors du club. Et sûrement pas la dernière.

Dôhan. Un rendez-vous tarifié...

— J’ai respecté le règlement, me défendis-je. Il n’y a pas eu acte sexuel entre Hide et moi.

— Ce n’est pas l’acte sexuel qui est interdit, fit Momoka avec un petit sourire. C’est le sexe tarifié. Mais si tu couches avec un client que tu connais parce qu’il te plaît, tu ne risques rien. Du moins, si ce client n’est pas déjà le protecteur de ta patronne...

Je baissai le nez. On ne pouvait rien cacher à Momoka.

— Bien sûr, Ôkami peut faire tout ce qu’il veut, et il a sûrement d’autres minettes ailleurs. Mais là, tu es une fille de Noa. C’est chasse gardée. Si tu acceptes ses avances, elle fera de ta vie un enfer.

— Je n’ai pas l’intention de me taper Hide, grognai-je entre deux aspirations agressives de latte. Et lui non plus ! Il voulait juste... mater. Et j’avais besoin de ce fric, justement pour rembourser tous les frais que Noa m’a fait engager, et pouvoir enfin récupérer mon passeport !

Momoka soupira.

— Je sais. Et tu vas y arriver. Mais sans Hide, comme tu l’appelles. D’ailleurs, évite de prendre l’habitude de le nommer comme ça. Ôkami, à la rigueur, et tu seras safe.

Je me concentrai sur ma boisson. Momoka avait une telle clairvoyance... je me sentais aussi nue devant elle que je m’étais sentie au Hyatt.

— Tu sais, dit-elle enfin, j’ai moi-même une dette envers Noa.

— Et tu n’as jamais réussi à la rembourser ?

— Ce n’est pas une dette d’argent. Plutôt, une dette d’honneur.

— D’honneur ?

— J’ai juré de la protéger.

— La protéger ?

On aurait cru qu’elle parlait d’une princesse sans défense. Pourtant, Noa était tout sauf une demoiselle en détresse. C’était une vipère, maligne et rusée.

— Je connais Noa depuis l’école. On était au lycée technique de Sakura, l’un des établissements les plus réputés pour sa violence. Un vivier de bons à rien, de furyô, comme on dit. Beaucoup de mecs étaient yankee, et intégraient le milieu, par la suite... J’étais la présidente d’un gang de filles. Noa, elle, était un peu le souffre-douleur de tout le monde. Elle était harcelée... Je l’ai prise sous mon aile, je la défendais des brimades, à la force de mes poings si besoin.

Momoka, chef d’un gang de filles, comme Anna Tsuchiya dans Kamikaze Girls... Cela me paraissait évident, maintenant. Je n’avais aucun mal à l’imaginer avec le long manteau d’uniforme détourné et brodé au nom de « shodaime ».

— Après le lycée, Nono-chan est descendue à la capitale, continua Momoka, et a fait carrière comme hôtesse. Son ascension a été fulgurante. Elle était faite pour ça, elle avait un vrai flair... le sens du business, des affaires. Puis elle a rencontré Ôkami.

J’attendis la suite. Mais Momoka tritura longuement sa paille, et je remarquai, au coin de ses ongles courts, ses cuticules rongées.

— Et ?

— Et elle est tombée amoureuse de lui.

C’était dit. Noa était bien amoureuse de Hide.

— Tant mieux pour elle, alors... fis-je sans parvenir à cacher mon dépit.

Momoka releva ses yeux noirs sur moi.

— Non, pas tant mieux. Devenir la maîtresse d’un yakuza... surtout d’un type comme Ôkami ! C’est sans retour. On en a connu plein, des hôtesses qui ont accepté les cadeaux somptueux de ces types, et qui ont fini par leur écarter les cuisses... Certaines ont disparu, du jour au lendemain.

— Disparu ? fis-je doucement.

Elle avait employé le terme consacré : « kamigakushi », ou « enlevé par les dieux »... un euphémisme qui désignait surtout les disparitions d’origine criminelle.

— Oui. Soit elles se sont enfuies... (Elle marqua une pause.) En tout cas, on ne les a jamais retrouvées. J’ai connu trois filles comme ça, personnellement... dont l’ancienne maîtresse du loup, Miyabi.

Mon cœur manqua un battement. L’ancienne maîtresse du loup. Noa n’était donc pas la première... je devais m’y attendre, mais la révélation me plongea encore plus dans le désespoir.

— C’était une danseuse de takarazuka. Une fille très, très belle... Ôkami aime les filles de scène, tu as dû remarquer (Elle lança un coup d’œil dans ma direction.) Je connaissais Miyabi car j’avais une relation... étroite avec l’étoile de sa troupe, Rei, qui était otokoyaku, actrice de rôles d’hommes. Miyabi, elle, jouait celui de la « première fille ». Ôkami était encore dans le MMA à ce moment-là, et même s’il n’était pas très riche à l’époque, tout le monde enviait Miyabi d’avoir un tel protecteur. Il était grand, musclé et beau, il n’avait pas encore cette cicatrice sur le visage ni ses tatouages... Puis Miyabi a disparu. Lui aussi. Il a réapparu, mais pas elle.

— Tu penses que ...

Momoka vissa son regard sur moi.

— Je pense qu’elle voulait le quitter, et qu’il l’a tuée. Puis qu’il a jeté son corps dans la forêt, à Aokigahara, ou au fond d’un trou. Voilà ce que je pense. Et je ne voudrais pas que ça vous arrive, ni à Noa, ni à toi. Alors, je surveille. Et si jamais... si jamais... Je jure sur ma vie qu’il le regrettera !

Les yeux de Momoka brillaient avec une telle férocité... ! Je sentis les poils de mes avant-bras se hérisser.

— Tu crois que Hide... Ôkami est un criminel... ?

— Non : ça, on le sait déjà. Mais je pense qu’il a assassiné Miyabi. Alors, fais gaffe. Tiens-toi loin de lui : c’est la dernière fois que je te le dis !

Elle se leva.

— Je t’attends demain au club, même heure. Ne sois pas en retard, ou je te facturerai le cours, cette fois.

Je la regardai, bizarrement émue. Cette nana...

— Allez, fit-elle en serrant le poing. Tu vas le racheter, ce passeport !

Je l’aurais presque embrassée.

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