La fête de Sanja

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Ce n’est qu’une fois revenue à Tokyo — et donc tirée de la sidération brumeuse dans laquelle Hide m’avait une fois de plus plongée — que je réalisai que j’avais failli mourir là-bas.

Un assassin des Triades s’était introduit dans l’auberge où j’avais suivi un parrain de la mafia japonaise. J’avais failli être tuée, mais également violée : je ne devais le fait d’être revenue saine et sauve qu’à la bonne volonté du loup. Qu’est-ce qui m’avait pris d’accepter de le suivre là-bas ? C’était un jeu trop dangereux.

Mais mon pécule grandissait. Hide m’avait payée grassement. Il m’avait même donné un sac de vêtements de marque — un tailleur Issey Miyake, accompagné d’un ensemble chemisettes pantacourt de chez Ralph Lauren, que des choses très chics et très sobres, qui m’avaient étonnée de la part d’un yakuza.

Je ne le revis pas pendant un petit moment. Il ne venait plus au club. Noa, qui m’avait dit qu’il allait être absent pendant un moment, ne fit pas mention de mon séjour à Hakone, comme si elle n’était pas au courant. Quant à moi, j’étais devenue un peu parano. Et si ce tueur chinois peroxydé me reconnaissait après que je l’ai croisé par hasard ? Et s’il me suivait ? Il avait remplacé Idriss dans mes cauchemars. Je m’inquiétais aussi — un peu — pour Hide. Comment avait évolué sa querelle avec le syndicat taïwanais ? Est-ce que son absence du club était liée à cela ? Si ça se trouve, c’était pour cela qu’Hide avait disparu... J’étais peut-être la prochaine sur la liste !

— Je te trouve bizarre en ce moment, remarqua Sao un jour.

Ma patronne Minako m’avait également fait cette remarque.

— Et je trouve que t’as perdu du poids. Si je ne connaissais pas la vérité, je penserais que t’es tombée amoureuse...

Rire nerveux de ma part. Amoureuse ? Non. J’étais juste paniquée à l’idée de finir en chop suey, découpée par une hachette à débiter les pastèques.

— C’est le stress du boulot.

Je n’avais parlé à personne de cette nuit-là. Surtout pas à Sao. Alors, elle se méprit :

— Encore ce bar, hein... tu as revu le loup ?

Je m’empressai de secouer la tête.

— Il ne vient plus. Tant mieux.

Sao acquiesça pensivement.

— Il y a le Sanja matsuri ce week-end... On y va avec Taka. Tu veux venir ? Ça te changera les idées.

— Le Sanja matsuri ?

— La fête des trois sanctuaires d’Asakusa, précisa Sao. C’est l’un des matsuri les plus célèbres de Tokyo, avec une vraie ambiance du vieil Edo. Et surtout, c’est le seul moment où on peut dévoiler ses tatouages sans se faire cracher dessus. Tous les détenteurs de body suit traditionnels paradent en fundoshi : c’est l’occasion de voir des pièces magnifiques.

L’image du torse musclé de Hide me revint comme un flash.

— Il y a des yakuzas ?

— Plein. Mais ils n’embêtent pas les gens, et bénéficient d’une sorte d’immunité ce jour-là. C’est vraiment une fête populaire, qui attire plein de touristes. Tu peux y aller sans crainte.

Sans crainte... Je me disais surtout que c’était ma seule chance de revoir Hide rapidement. En admettant qu’il soit encore vivant...

*

C’était le premier week-end vraiment estival de l’année. Le vent d’avril était tombé, et le soleil brillait haut dès le matin, sans pour autant que l’air soit chargé de cette humidité étouffante qui plombait l’été japonais. Dès la sortie de la station de métro, je fus prise dans une foule dense et joyeuse qui convergeait vers le sanctuaire, qui était aussi un temple bouddhiste dédié à Kannon. On entendait déjà le son du taiko et de la flûte Edo-bayashi. Toute cette foule voulait assister au « grand défilé » et la sortie des mikoshi, les autels portatifs. La fête de Sanja est le seul jour où les milieux cachés de Tôkyô, yakuza, tobiko, artisans, tatoueurs et autres se donnent à voir en marchant fièrement dans les rues. C'est le seul jour où tout est absolument permis, et où les honnêtes gens côtoient sciemment la pègre sans danger.

Sao et son nouveau mec Taka, venus de Machida en moto, étaient déjà là avec le fils de mon amie, Kouma. Ils me firent de grands signes pour que je les rejoigne. Je remarquai que Taka, tatoueur de métier comme Sao qu’il avait d’ailleurs formée, arborait pour l’occasion une audacieuse chemisette courte.

— Tiens, tu montres tes tatouages aujourd’hui ?

— C’est la fête de Sanja, répondit-il en se grattant le cou d’un air embarrassé. Le seul jour et le seul moment dans l’année où c’est autorisé.

Même Sao avait osé le t-shirt à manches courtes. Noir, comme d’habitude, assorti à son jean slim et ses doc martens à talons.

— Tu aurais pu mettre une jupe, et Taka, un fundoshi, plaisantai-je. Puisque c’est le seul jour où vous pouvez vous montrer...

— Nos tatouages ne sont pas traditionnels, tempéra-t-elle. Ce serait insulter le travail des grands maîtres que de parader avec du new-school américain. Et seuls les membres des syndicats yakuzas protecteurs du sanctuaire ont le droit de porter la tenue traditionnelle.

Tenue... C’était beaucoup dire pour qualifier un bout de coton blanc torsadé et passé entre les fesses puis élargi devant pour couvrir les parties. À l’exception de tabi blanches à la semelle de plastique renforcée et d’un tissu négligemment noué sur le front, c’était tout ce que ces hommes portaient. Est-ce qu’Hide allait participer à cette fête, dans cette « tenue » minimaliste... ?

— Les parrains ne portent pas les mikoshi, me glissa Sao en devinant parfaitement ce à quoi je pensais. Sois sans crainte : le loup ne sera pas là aujourd’hui.

Je m’efforçai de répondre de manière neutre. Soudain, la fête avait perdu son attrait.

Pourtant, la parade était magnifique. Six autels portatifs recouverts d’or, représentant phœnix, dragons, tortues célestes, tigres blancs et autres animaux mythiques. Ils étaient portés par des hommes arborant les pièces traditionnelles les plus magnifiques que je ne n’avais jamais vues, et précédés de fonctionnaires municipaux et autres chefs locaux en costume traditionnel, et de la dizaine de geisha et leurs apprenties encore en activité dans ce quartier, qui faisait partie des plus anciens du vieil Edo. Je fus impressionné par les filles terriblement belles, se baladant tête haute, bronzage artificiel, longs cheveux décolorés et mini-shorts, leurs yeux noirs et brillants dévorant les hommes à moitié nus suant et riant sous le poids du mikoshi. Ces derniers allaient jusqu'à jeter en l'air ces autels de plusieurs tonnes dont les décorations d'or suffiraient à nourrir tout le quartier pendant des années, et il était prévu qu’ils le fassent circuler sans cesse trois jours durant.

Mais pas de Hide. C’était sans doute pousser le bouchon trop loin que de faire défiler le représentant local du Yamaguchi-gumi dans cette fête officielle, d’autant plus que le syndicat n’était pas originaire de Tokyo...

— Des mafieux ! s’écriait Kouma, tout excité. Des mafieux, maman, comme les vilains dans Samurai Sentaï Shinkenger ! Tu crois que le héros va venir en robot géant pour leur casser la gueule ?

— Chut, Kouma, chut ! s’empressa de répliquer sa mère, alors qu’un tatoué, heureusement chargé du mikoshi, jetait un regard noir derrière ses lunettes de soleil dans notre direction.

Une rapide courbette de la mère pour s’excuser, et Kouma était évacué vers l’arrière.

— J’ai soif, fit-il remarquer, inconscient du terrible incident qu’il avait failli provoquer. On peut manger des kakigôri ?

— D’accord, acquiesça Taka. Tu aimes les kakigôri, Ro-chan ?

Je les suivis jusqu’au stand, qui vendait également des brochettes de concombre et de pastèques. Taka prit trois bières en plus — une pour chaque adulte — et deux kakigôri. Je n’en raffolais pas de ces glaces au sirop trop sucrées, mais je ne me voyais pas refuser.

Kouma expédia le sien en deux minutes, puis il voulut qu’on l’emmène aux stands de jouets qui s’étaient installés un peu partout. Taka, lui, voulait rester sur place boire des bières.

— Je peux l’emmener, si vous voulez, proposai-je à ses parents en songeant que ce serait une bonne occasion de me débarrasser de mon kakigôri qui fondait comme neige au soleil.

— Vraiment ? Tu ferais ça ? fit Sao en s’éventant avec son uchiwa en plastique. C’est trop gentil de ta part. Pfiou, qu’est-ce qu’il fait chaud ! Et ce n’est que le début...

Taka sortit un billet de dix mille yens de son portefeuille en cuir imitation croco.

— Tiens. Pour vous amuser, fit-il en me tendant le bifton, royal.

— J’ai pas besoin de tout ça pour payer un tour de pêche à la ligne et de tir à la carabine à Kouma... protestai-je.

— J’insiste.

Je pris donc le billet (songeant que j’allais le donner à Sao plus tard), remerciai et m’éloignai à la suite du turbulent Kouma, qui me tirait déjà vers les étals des forains. Je laissai donc le couple parental épuisé à leur apéro précoce et disparus dans la foule, tirée par leur petit garçon.

*

Kouma rata les poissons — tant mieux, car je n’avais aucune envie de me trimballer avec un malheureux animal dans un micro sac rempli d’eau chaude —, et reporta son attention vers le stand de tir.

— Une peluche Digimon ! s’écria-t-il en me montrant une mascotte à côté d’un énorme nounours. Je veux la remporter, Ro-chan !

— Tiens, fis-je en lui donnant un billet de mille yens. Essaie !

Mais Kouma rata ses trois coups. Je lui en repayai un autre, qu’il manqua également.

— Tu veux que j’essaie ? proposai-je au petit garçon déçu.

— Moui.

Je pris un autre essai et, cette fois, m’emparai de la carabine. J’avais toujours été bonne à ce genre de truc.

Dans le mille.

— Et voilà !

Kouma exultait. Le forain lui tendit la grosse peluche, tout sourire.

— Tu peux dire merci à ta grande sœur, fit une voix grave dans mon dos.

Mon cœur se figea instantanément. Hide.

— Est-ce que tu peux éviter d’apparaitre tout le temps par surprise dans mon dos ? lançai-je en tentant de dissimuler mon sourire dans un rictus agressif.

Il était magnifique. Royal dans son kimono tout simple, d’un bleu indigo qui faisait ressortir son bronzage. Les vagues de ses tatouages étaient à peine visibles à la limite de la manche, coupée comme il se doit juste sous le coude. Ses cheveux tirés en arrière brillaient sous le soleil.

— Tu es douée à ce jeu, remarqua-t-il en glissant ses yeux obliques le long de ma silhouette.

— J’ai fait du tir à l’arc étant gamine.

— Tir à l’arc, judô... danse (Il appuya ce dernier mot d’un sourire suave.) Est-ce qu’il y a une chose que tu ne sais pas faire ?

— Je te renvoie le compliment, répliquai-je. MMA, kendô... et musculation, j’imagine ?

Il éclata de rire, dans un flash de dents blanches.

— Je ne suis pas mauvais chanteur de karaoké, non plus, ajouta-t-il.

Kouma se colla à moi, l’air bougon.

— C’est qui, lui ?

— Un... client.

— Je suis plutôt l’impresario de ta grande sœur, sourit Hide.

— Impresario ? s’étonna Kouma, qui ne connaissait pas ce mot.

— Comme un patron.

Le salaud !

— Mais t’as des tatouages de gangster... observa judicieusement Kouma.

— Bien observé, gamin.

— Tu es un yakuza ? Un vrai ?

— Vrai de vrai, sourit Hide en dévoilant ses canines de loup.

— Tu te bats comme dans les films ? Tu tues des gens ?

— Je ne tue pas les innocents, les femmes et les enfants, répondit Hide très sérieusement. Nous autres yakuzas obéissons à un code d’honneur très strict, qu’on appelle le ninkyôdô, le « code de chevalerie ».

Cette fois, ce fut moi qui pris la parole.

— Vraiment ? Et que vous dit ce code d’honneur ?

Hide plongea ses prunelles fauves dans les miennes.

— Ne pas tuer les innocents, ne pas mentir, ne pas tromper, ne pas prendre la femme d’un autre...

— Assez classique, en somme.

— Tu as un homme dans ta vie ?

La soudaineté de la question me surprit.

— Euh... Non.

Mais toi, tu as une femme, complétai-je dans ma tête.

Kouma me tirait déjà par la manche.

— Ro-chan, j’ai soif ! Tu me payes un ramune ?

Hide sortit un bifton de sa manche de kimono.

— Tiens. Va-t’en payer un.

Voilà comment il se débarrassait du gosse...

— Ro-chan ? s’amusa-t-il. C’est ton surnom ?

— Le diminutif de Lola.

— Je croyais que tu t’appelais Ana...

— Seulement au bar.

Il hocha la tête, un léger sourire flottant au coin des lèvres.

— Je vois. Et comment t’appellerait ton homme, si tu en avais un ?

Je haussai les épaules.

— Comme il voudrait, je suppose ?

— Je ne comprends pas comment une femme telle que toi n’a toujours pas de protecteur, renchérit Hide en s’allumant une cigarette.

J’avais envie de le mordre. Littéralement. Comment remuer le couteau dans la plaie...

C’est alors que je la vis. Noa. Radieuse dans son yukata aux couleurs du printemps, à motifs d’hortensia pastel teints au pochoir à la manière « bingata » d’Okinawa. J’avais toujours rêvé de posséder un imprimé comme ça, mais c’était beaucoup trop cher.

— Tiens, ma petite employée française, susurra-t-elle en glissant son bras sous celui d’Hide.

Ce dernier continuait de me regarder posément, comme si de rien n’était.

— Patronne, fis-je en inclinant brièvement la tête.

Noa fit résonner son rire cristallin.

— J’adore la façon dont cette fille s’est imprégnée des manières d’Edo, me complimenta-t-elle en s’adressant à Hide. Elle est encore plus « fille de Tokyo » que bien de mes employées !

— Il faut dire que la plupart viennent de la campagne, remarqua Hide en tirant sur sa clope.

— De la part d’un homme de Kyûshû, c’est la meilleure !

Kyûshû. Le pays des machos virils buveurs de shôchû. Voilà donc d’où venait Hide. Je n’étais guère étonnée.

C’est là que je remarquai la petite silhouette auprès de Noa. Un petit garçon, pas plus âgé que quatre ans, vêtu d’un kimono coloré à sa taille... il me regardait timidement, ses grands yeux noirs posés sur moi.

Noa avait un enfant. Et en surprenant mon regard sur lui, elle l’attrapa dans ses bras.

— On y va ? fit-elle à Hide, posant un bisou sonore sur la joue rose de son fils.

Pendant tout ce temps, elle ne m’avait pas quittée de ses yeux. Un regard minéral, brillant, qui exultait.

J’aurais toujours une longueur d’avance sur toi. Toujours, disait ce regard.

Kouma était revenu. Collé à moi, il fixait Noa en silence. Visiblement, elle l’impressionnait plus qu’Hide...

— On se revoit au club, fit Noa de sa voix douce.

Le regard tranquillement posé sur moi, Hide chargea le gamin sur ses épaules. Puis il disparut dans la foule, Noa accroché à son bras.

— Un gangster ! clama Kouma en revenant vers ses parents qui arrivaient. J’ai parlé à un vrai gangster !

J’échangeai un regard avec Sao. Elle aussi venait de voir le couple s’éloigner parmi les kimonos bigarrés.

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