Crise

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— Je voudrais me faire tatouer, annonçai-je à Sao le soir même.

Mon amie lâcha le rouleau de sushi maison qu’elle était en train de préparer pour Kouma.

— Ah bon ? Quoi ?

— Je voudrais commencer une grosse pièce, avouai-je timidement. Une très grosse pièce.

L’idée me trottait dans la tête depuis quelques temps. La fête de Sanja, avec tous ces tatoués — j’avais même vues des femmes en string et en soutif affichant fièrement des tatouages intégraux — et, bien sûr, Noa m’avait donné cette envie.

— Je peux te présenter quelqu’un, intervint Taka prudemment. Mais je ne pourrais pas te le faire.

— Moi non plus, renchérit Sao. Si c’est du traditionnel que tu veux...

— Je veux du tradi, mais avec un twist moderne, répondis-je en me rappelant du motif élégant qui ornait le dos de Noa.

— Mhm... Je connais peut-être le tatoueur qu’il te faut, fit Taka d’un air pensif. C’est un spécialiste des motifs « porte-bonheur », comme les poupées daruma ou les maneki-neko. Il les intègre à des fresques plus grandes... il fait un travail vraiment magnifique et travaille à la machine. Le seul truc, c’est que la précision et la tenue de ses motifs sont dues à la grosseur de ses aiguilles : il est réputé pour faire très mal... tu crois que tu vas tenir, sur des séances de plusieurs dizaines d’heures ? Ça va te coûter très cher aussi, mais tu pourras payer en plusieurs fois, aux heures tatouées...

Mais j’étais prête pour ça, vraiment déterminée. J’avais l’impression que ce tatouage allait faire de moi une personne plus intéressante, plus badass, différente de la « française » blonde et rose dont se moquaient mes collègues et Hide. Quelqu’un aux angles acérés, d’arty et de rare, comme Noa.


*


C’est ainsi que je me mis à fréquenter le studio de Horiei, un tatoueur qui avait été l’élève d’un très grand maître traditionnel mais qui avait modernisé son style. Le problème, c’est qu’il vivait à Nagano. Je devais donc m’y rendre en bus, pour limiter les coûts, en partant de Shinjuku, pour un voyage de huit heures aller-retour. Je décidai de consacrer un jour de congé par mois à ce projet.

Horiei était un homme adorable et discret, qui me recevait chez lui, m’invitant à chaque fois à manger des nouilles au sarrasin dans un resto de spécialités locales avant de commencer la séance. Il était passionné de motos américaines et de voitures anciennes, mais aussi de bouddhas et de chats. La première fois qu’il me vit, il m’observa en silence pendant un long moment, entièrement nue, avant de poser ses marques et de me dire de me rhabiller.

— Je te proposerai un modèle dans deux semaines, me prévint-il. En attendant, tu peux aller visiter Ueda. Le château est très beau, je te le conseille.

Il m’y amena en Harley-Davidson, me fit faire le tour du castel puis me raccompagna à la gare routière pour que je puisse prendre mon bus. Voilà comment se passa la première séance.

Une semaine après, je recevais un superbe dessin colorisé de Kannon aux chats dans ma boite mail. Le visage impassible du bodhisattva était contrebalancé par celui, plus rieur et mystérieux, de trois chats blancs et mauves, qui venaient s’enrouler sur mes bras. L’un deux était écaille de tortue, « calico » comme on disait ici, comme la chatte que j’avais perdue ado.

— J’ai vu ce motif apparaître sur toi alors que je te regardais, m’expliqua-t-il mystérieusement par mail. S’il te convient, je te fais les contours dès le mois prochain. Ce sera une séance de dix heures : sois en forme. Pas d’alcool la veille, sommeil de huit heures minimum !

J’avais un petit tatouage sur la cheville, fait à dix-sept ans sur un coup de tête, et je croyais savoir ce qu’était la douleur des aiguilles (et bien la supporter). Mais je compris que j’avais pénétré dans un autre monde dès les premières minutes. L’après-midi allait être longue... Heureusement, les endorphines firent leur effet au bout d’un quart d’heure, et ce pendant trois bonnes heures. Avant de repartir de nouveau... J’alternais ces cycles de souffrance intense et de répit relatif — la position était très inconfortable, sur le lit-table en skaï recouvert de film plastifié, et la pression de la main d’Horiei rendait mes muscles et mes os fourbus — pendant les dix heures que durèrent la mise en place des premières repères. Jamais je n’avais été aussi contente de remonter dans le bus !

J’étais néanmoins très fière de cette nouvelle aventure, qui me donnait un grand bol d’air frais en me faisant sortir de Tokyo. Horiei était un artiste sensible et délicat, très éloigné de l’image que j’avais des tatoueurs japonais, un peu bourrins et inaccessibles. Surtout, il était pas mal du tout. Dans la trentaine, mince, plutôt grand... Et si c’était la bonne personne pour me faire oublier Hide ?

Le seul souci dans ce projet, c’est qu’il me coûtait cher. J’avais bien besoin de l’argent gagné au bar pour le mener à bien. La perspective de récupérer mon passeport s’éloignait... mais est-ce que j’étais si motivée pour le faire ? Je m’étais habituée à ce job, et je ne faisais que reporter cette perspective. « Je verrai demain », c’était ce que je me disais tous les jours tant j’avais peur d’affronter Noa. Je finissais mes shifts épuisée, sans aucune énergie, n’ayant plus qu’une hâte, rentrer chez moi. Et j’en oubliais de lutter avec Noa pour récupérer ce passeport... Pourtant, il allait bien falloir reprendre ce combat un jour, et y mettre un terme définitif. Je le savais. Je n’avais juste pas envie de m’y coller tout de suite. On verra demain, me disais-je tous les soirs. Je peux arrêter quand je veux. Lundi prochain, ou celui d’après...

Jusqu’au jour où ce ne fut plus possible, et que je n’eus plus que l’option du club pour gagner ma vie.


*


— Il faut que je te parle, m’annonça Minako, ma patronne au magasin où je continuais à donner des cours de français, au tout début du moins de juillet.

Son ton et son visage fermé n’inauguraient rien de bon. Je la suivis sur la petite table au fond du magasin où les clients prenaient parfois un thé avant de lui prendre ses imports français hors de prix ou leur cours de français avec moi. Un quart d’heure avant l’ouverture, les clients n’étaient pas encore arrivés : il n’y avait que nous.

Minako chaussa ses lunettes de vue Marc Jacobs et fit courir ses ongles discrètement manucurés sur son iPhone. Elle ouvrit ses photos, et me montra une capture d’écran.

Mon compte Insta, sur lequel je postais des photos du Japon. Sanja matsuri, les chats du temple de Kannon, Shinjuku la nuit, le château d’Ueda sous le soleil couchant... et l’avancée de mon tatouage.

— Tu es tatouée ?

Je gardai un silence éloquent.

— Une cliente a trouvé ton compte Insta par hasard, précisa Minako. Elle a été très choquée d’y voir ce genre de photos. Ce n’est pas du tout l’image du chic à la française que je veux renvoyer avec « La femme d’à côté », mon entreprise.

— Par hasard ? J’ai toujours fait attention à ne pas mélanger boulot et vie privée, Minako, me défendis-je. Elle a dû le chercher très activement.

— Oui, parce qu’elle t’aimait bien et avait une image de toi qui la faisait rêver, comme une petite Brigitte Bardot moderne. Mais elle a été si choquée de ces photos d’hommes nus et tatoués — ces mafieux criminels — et de ton tatouage qu’elle a décidé de mettre fin aux cours de français avec toi. Elle m’a également conseillé de prendre une autre professeure, plus adaptée au standing du magasin.

J’avais le souffle coupé par tant de violence. Mais surtout, je me sentais horriblement coupable, comme si on avait espionné mon intimité.

— Je suis désolée, m’excusai-je en courbant le dos. J’ai toujours fait attention à porter des manches longues, et ne pas dévoiler le moindre tatouage... J’enlève même mon piercing au nez pour travailler.

— C’est la moindre des choses, répliqua Minako sans sourire. Si j’avais su que tu avais ce genre de look, je ne t’aurais pas embauchée, Lola. Je me sens trompée, et les clients aussi. J’espère que tu t’en rends bien compte.

— Oui, acquiesçai-je, contrite.

— Tu comprends bien que je ne peux pas te garder. Ce n’est pas bon pour l’image de mon affaire. De toute façon, je sens que tu n’es pas faite pour ce job. Tu fais donc ton dernier jour ici. Tu diras au revoir aux clients — en leur expliquant que tu dois te concentrer sur tes études, pour ne pas leur faire peur — puis tu reprendras tes affaires. Je vais te donner une petite prime de départ.

— Merci beaucoup, et encore désolée... Mais comment vas-tu faire pour les cours de demain ?

— J’ai déjà trouvé une nouvelle fille. Elle s’appelle Cerise, et vient de Bretagne. C’est une pure Française, blonde naturelle. Elle joue de la harpe, elle est très gentille et féminine, je suis sûre que tu vas l’apprécier. Elle va venir tout à l’heure pour que tu l’instruises des choses à faire.

J’avais envie de hurler. « Cerise ». Un faux nom, bien sûr ! Blonde naturelle, et pas brune corbeau avec une lointaine origine de mangeurs de pois chiches comme moi... Tatouée, piercée, danseuse exotique et parlant japonais, j’étais une « fausse française », contrairement à cette bretonne pure beurre et visiblement parfaite.

Mais je savais qu’il ne servait à rien de s’insurger. Le racisme ne s’embarrassait pas de faux-semblants, ici. Il fallait faire avec. S’écraser, saluer, remercier, tendre la joue, prendre le fric et s’en aller sans se retourner. Surrender, disait Anfal. La clé de la spiritualité soufie. Pour ça, le Japon était une bonne école de l’humiliation.


*


Je ruminai ma déprime pendant tout le voyage de retour, dans le train qui me transportait de Kichijôji à Shimokitazawa. Ce n’était pas tellement pour le fric que je regrettais ce qui venait de se passer — après tout, le club me rapportait largement plus —, ni pour le boulot en lui-même, qu’il est vrai j’aimais de moins en moins. Non, ce qui faisait mal, c’était le rejet. L’image que Minako m’avait renvoyée de moi-même. Une perdante, nulle, qui faisait honte à ses employeurs, qui n’avait sa place nulle part. Je m’étais rarement sentie aussi mal, pas depuis le Hyatt en fait... Est-ce que ce n’était pas le moment de lâcher l’affaire, et de rentrer en France ?

J’avais club ce soir. C’était peut-être le moment de revenir à la charge pour le passeport. Qu’est-ce qui me retenait, de toute façon ? Sûrement pas Hide. Finir mon tatouage, peut-être... mais Horiei m’avait dit faire des tournées en France chaque année pour le Mondial du Tattoo, et faire des guests dans un shop de Lyon. Il y avait sans doute moyen de poursuivre le projet sans rester au Japon.

Je sortis la petite enveloppe ventrue que je gardais pour Noa de sa cachette et la fourrai dans mon sac. Puis je partis au club.

Noa parut surprise que je lui redemande mon passeport.

— Je peux te rembourser, lui annonçai-je en brandissant l’enveloppe. Entièrement. Et je veux le faire tout de suite.

— Bon... si tu insistes, fit-elle en se tournant vers son petit coffre.

Cette fois, je la suivis derrière le bar, et pris moi-même le document. Enfin !

Je l’ouvris pour vérifier, sous le regard morne de Noa. Tout était là, y compris les précieux visas. Ouf !

— Tu comptes arrêter ? me demanda Noa sombrement.

C’était rare que la vois tirer une tronche pareille.

— Oui. Mais je me donne une semaine pour réfléchir. Je te donnerai ma réponse vendredi prochain.

— C’est dommage. Tu vends bien...

Un compliment, comme un sucre donné à un cheval.

— Je vais pas faire ça toute ma vie, Noa.

— Tu as des qualités, pourtant... Au fait, comment s’est passé Hakone ?

Le sourire mielleux était revenu.

Elle savait. Hide le lui avait dit... ou alors, ils avaient monté ce coup à deux.

— Bien, Noa, fis-je d’une voix maitrisée. Très bien. Ôkami-sama s’est montré très correct : il s’est contenté d’un petit pincement de sein dans les bains. Je t’avoue que je m’attendais à pire.

Noa garda un visage impassible, mais je vis un muscle tressaillir sur sa mâchoire.

— C’est dur pour un homme japonais de résister à une poitrine aussi grosse, tu sais, susurra-t-elle. Pour nous, c’est aussi extraordinaire que des mamelles de vache.

— Peut-être que les hommes japonais devraient apprendre à mieux se contrôler, et ne pas réagir comme des petits garçons gâtés qui font camion devant la moindre paire de tétons ?

— Les hommes de ce pays n’ont pas encore été complètement émasculés comme ce qui s’est passé en Occident, miaula Noa. Surtout des hommes comme Hide... Il a un taux de testostérone très élevé.

Je roulai des yeux devant cette rhétorique d’un autre âge. D’où Noa tenait-elle ces arguments claqués au sol ? Sûrement pas du Japon. Elle avait dû entendre sur les campus néo-zélandais où elle avait fait ses études, de la part d’un petit ami masculiniste portant aux nues la « féminité japonaise », sûrement.

Je laissai Noa fermer et ressorti prendre mon train. Depuis quelques temps, je ne me sentais plus en danger à Kabuki-chô. Tout le monde dans le quartier savait que j’étais l’une des filles de Noa, la protégée du loup. Non, le coin avait perdu toute sa dangerosité à mes yeux.

C’est dans le train que je me sentis observée.

Mais j’avais beau relever la tête, sentant sans arrêt un regard insistant posé sur moi, je ne remarquais rien de spécial. Je descendis donc à mon arrêt habituel, à Ikenoue, avec juste une désagréable impression dans le dos. Le « cerveau reptilien », aurait dit Idriss... Il me fallait ensuite marcher dans le quartier de Daizawa jusqu’à l’extrême limite avec Shimokita, pour retrouver la petite chambre en haut d’un escalier de fer que je louais à Minako.

Lorsque le train repartit, je relevai la tête pour regarder machinalement dans la rame.

Le tueur peroxydé était là, debout juste derrière les portes, à me fixer de son regard inhumain. Son nez était marqué par une grosse balafre rouge. Lentement, alors que je restais là, tétanisée, il passa le doigt sur sa gorge, les yeux exorbités. Il ne me quitta pas du regard jusqu’à ce que le train disparaisse dans la nuit.



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