Le languissement

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J’attendis Hide trois jours. Au bout du quatrième, je me décidai à lui envoyer un message.

Tu ne comptes pas passer ce soir ?

Hide me mit un « vu » dans la seconde où je lui envoyai ce message. Mais il ne répondit pas.

Tu fais la gueule ?

Nouveau « vu ». Puis, cinq minutes plus tard.

J’ai du travail.

Je réfrénai ma première impulsion, celle de le chambrer sur son « travail » (extorsion ? tournée de recouvrement de dettes ?). Le sarcasme passait plutôt mal ici, et je ne voulais pas braquer Hide. J’avais envie de le voir, de lui parler.

Tu me manques.

« Vu ». Je le visualisai très bien, dans son costard et sa chemise à motifs imitation Gucci, avec sa grosse montre et sa chaîne en or, assis sur un fauteuil en tirant la gueule, jetant de temps en temps un coup d’œil à son téléphone alors qu’un type patibulaire au crâne rasé faisait le bilan de leurs activités criminelles. Bizarrement, cette image m’amusait et m’émouvait.

Je finirai trop tard, me répondit finalement Hide.

Tu comptes reprendre la route et rentrer à Karuizawa ce soir ?

Je loge à Tokyo en ce moment.

Cette information m’alarma. Où Hide se détendait-il après ces interminables et fatigantes réunions, si ce n’est au club Tete ? Noa devait être aux petits soins pour lui. D’ailleurs, il s’était plaint à elle que je lui posais des questions sur Miyabi... Depuis cette conversation, et les allusions que j’avais faites sur Masa, il préférait se reposer ailleurs. Je n’étais déjà plus une détente pour lui.

La situation m’échappait. Il fallait vite que je redresse la barre.

Viens passer la nuit à la maison, lui écrivis-je. Je t’attendrais.

On va finir tard, répéta-t-il. Je n’aurais sûrement pas l’énergie pour m’occuper de toi cette nuit.

C’était donc ça. Hide avait peur de ne pas assurer... Comme si je l’obligeais à être performant ! Mais vu comment était partie notre relation — entièrement basée sur le sexe, il fallait l’avouer —, c’était sans doute normal.

Peut-être qu’il s’était déjà lassé. Après tout, il m’avait tout fait. Tout.

Je me décidai à abattre ma dernière carte.

Ne t’en fais pas. Pour une fois, c’est moi qui vais m’occuper de toi. J’ai besoin de te voir, Hide.

« Vu ». J’attendis sa réponse pendant dix bonnes minutes, plus anxieuse que jamais. Et finalement :

Je serai là dans une heure.

J’avais l’impression d’avoir remporté une manche importante.

*

J’avais eu le temps de réfléchir, pendant ces trois jours. L’histoire de Noa m’avait chamboulée. Tout ce qu’avait vécu Hide... et moi, je le traitais comme un malfrat, un criminel, alors que ce n’était pas ce qu’il était au départ. C’est ce qu’on lui avait fait qui l’avait précipité du mauvais côté de la loi. Il avait intégré le Yamaguchi-gumi pour pouvoir venger Miyabi... et dire que, pendant tout ce temps, j’avais cru qu’il l’avait tuée ! Cela avait été injuste de ma part. Je voulais me faire pardonner, faire repartir notre relation sur de nouvelles bases. Apprendre à le connaître, le pousser à s’ouvrir, se dévoiler. Depuis le début, je n’avais fait que lui envoyer des messages contradictoires, en le fuyant tout en l’aguichant, parce que je n’assumais pas cette attirance que j’éprouvais pour lui. Mais depuis le premier soir au Samanyölu, j’avais senti qu’il dégageait quelque chose d’unique, de différent. Finalement, il avait peut-être raison en parlant de lien karmique.

*

Hide arriva avec deux heures de retard sur ce qu’il m’avait dit. Lorsque que la clé cliqueta dans la serrure, il était une heure du matin. Je m’étais endormie sur le canapé, en short, la fenêtre ouverte sur la nuit pour faire entrer un peu d’air. Depuis deux jours, la pluie s’était enfin arrêtée, pour laisser place à la chaleur étouffante de l’été japonais.

Les yeux entrouverts, j’entendis Hide se débarrasser de ses chaussures dans l’entrée. Puis il apparut devant moi, beau comme un dieu avec sa chemise rouge largement ouverte sur son sternum, sa veste sous le bras.

Warukatta na. Je suis en retard.

Je tendis la main vers lui pour l’attirer à moi. Il la prit, surpris : je tirai dessus et vins l’embrasser. Ses lèvres avaient un léger goût de whisky, sa peau sentait cette odeur de mâle que je croyais abhorrer. Tabac, cuir et after-shave italien. Je savais désormais que j’étais dingue de ce parfum.

Au début, il se laissa faire timidement, puis me saisit par les hanches et m’embrassa avec passion. Il se détacha de moi assez vite, pourtant, et garda une petite distance.

— Tu dois être fatigué, constatai-je.

— Ça va.

— Je vais te faire couler un bain, décidai-je en le poussant sur le canapé. Assieds-toi là en attendant. Tu veux quelque chose à boire ?

Hide releva sur moi un regard étonné. Ses grands yeux noirs avaient perdu leur froncement habituel : pendant un court instant, je leur trouvais un air vulnérable et attendrissant.

Tu penses ça à cause de l’histoire de Miyabi, réalisai-je soudain.

— Je n’ai besoin de rien, répondit d’ailleurs Hide, les yeux baissés sur le verre qui trônait sur la table. C’est quoi ?

— Un lassi mangue, du yaourt avec du jus de mangue. Tu veux que je t’en fasse un ?

Hide fronça le nez, méfiant.

— Du yaourt avec de la mangue ?

— Si tu n’aimes pas la mangue, je peux t’en faire un nature, ou à la rose.

— À la rose ? Ça se boit, le jus de rose ?

Il avait néanmoins souri.

— Bien sûr. C’est un truc indien. Allez, je t’en fais un, décidai-je pour lui.

Hide semblait trop fatigué pour protester.

Je fis un détour par la salle de bain pour faire couler l’eau — que je réglais sur très chaud, connaissant les hommes japonais —, puis lui préparai son lassi. Lorsque je revins, je le trouvai avachi dans le canapé, les yeux dans le vague, une cigarette coincée entre les lèvres. Je la lui pris, tirai une taffe et l’éteignis.

— Tu travailles trop, fis-je en posant mes mains sur ses épaules.

De nouveau, Hide fronça le nez lorsque je pinçai ses trapèzes.

— Aïe, grinça-t-il.

— Qu’est-ce que tu es raide... tu veux que je te masse ? Ma copine Sao m’a appris quelques points de shiatsu.

— Tant que ce ne sont pas les points qui tuent... ! ironisa Hide avec un rictus.

— Ça existe vraiment ?

— Ouais. En karaté, on appelle ça kyûshô, les « points de la mort subite », répondit-il en fermant les yeux.

Je le sentais déjà plus détendu sous mes doigts.

— Tout un programme... Allez, enlève ta chemise.

Il s’exécuta. Pour une fois, j’allais pouvoir le mater tout mon saoul.

J’allais chercher une petite bouteille de Hei Poa dans ma chambre, coupai l’eau du bain et couvris la baignoire. Puis je revins dans le salon. Hide s’était mis à son aise. Torse nu, les jambes bien écartées, il sirotait son lassi.

— Alors ?

— Mhm. C’est pas mauvais.

— Pas mauvais ? C’est délicieux, oui !

Le regard acéré d’Hide tomba sur le monoï dont je m’enduisais les mains.

— Et ça, c’est quoi ?

— De l’huile de monoï de Tahiti. Ça sent bon, non ?

Un léger sourire apparut sur ses lèvres.

— Tous ces trucs exotiques... le lassi, et maintenant, ça.

— Mais t’aimes bien, non ? Allez. Allonge-toi. Sur le ventre.

Hide m’obéit docilement. Depuis que je l’avais attaché, il était beaucoup plus enclin à me laisser prendre les devants. Ce n’était pas plus mal.

Je posai mes mains enduites d’huile sur ses muscles durs. Ce qu’il était contracté ! Il soupira lorsque j’appuyai sur ses reins, que je massai longuement. Il avait une taille svelte et tonique, qui contrastait avec ses épaules larges et développées.

J’en profitai pour observer son tatouage. Comme Sao me l’avait expliqué, il représentait un loup dévorant un samurai, ce qui n’était pas forcément évident de prime abord. L’animal était noir et gros, avec une gueule rouge et féroce, des yeux ronds et fous et les crocs acérés typiques de ce genre d’imagerie. Le samurai brandissait un sabre, les dents serrées, et à première vue, on aurait pu penser qu’il allait gagner, mais ce n’était pas le cas. Le loup avait déjà saisit son bras dans sa gueule, et semblait le tenir fermement.

— Hide...

— Mhm ?

— Comment as-tu choisi le motif de ton tatouage ?

— Je n’ai pas choisi. C’est le maître-tatoueur qui a choisi pour moi.

— Comment ça ?

— C’est lui qui a vu ce motif apparaitre sur mon dos, lorsqu’il a regardé mon corps.

Je me souvins alors de la manière dont les tatoueurs de style wabori travaillaient. Comme Horiei, ils disaient « voir » le motif se dessiner sur leur client, après avoir entendu son histoire et passé un peu de temps avec lui. Horiyoshi III avait vu cette lutte à mort entre un guerrier et un animal qui incarnait la férocité et la solitude sur le dos de Hide... Nul doute qu’il connaissait son histoire.

— Est-ce qu’il a une signification ? tentai-je.

— Le samurai représente le ninkyô, le code d’honneur, répondit Hide en gardant la tête sur ses bras pliés. Le loup, la cruauté, le vice et l’ombre, mais aussi la famille.

Je pris un moment pour analyser ce qu’il venait de me dire. Un combat désespéré entre l’honneur, la cruauté, le vice et l’ombre, avec la famille en arrière-plan... c’était limpide.

— Le samurai, cela représente ton passé en tant que combattant d’arts martiaux dans le monde des honnêtes citoyens ?

Je le vis me jeter un petit coup d’œil oblique, sans bouger. Je l’avais surpris.

— Mhm, confirma-t-il dans un grognement.

— Et le loup... ce que tu es devenu en prenant la voie des gokudô, continuai-je prudemment.

— C’est ça.

Il se retourna pour me regarder.

— Dis donc... tu en sais, des choses.

— C’est ce que j’ai compris, c’est tout.

Hide me regarda pendant un petit moment, suspicieux. Puis il se remit sur le ventre, les muscles de ses bras et de son dos roulant sous sa peau tandis qu’il passait en planche.

— Horiyoshi-sandaime a hésité, lâcha-t-il alors. Il voulait me faire un Fudô au départ, comme le dieu du mont Takao, debout sur un dragon. Il avait même commencé le dessin. Puis il a eu l’idée de ce motif. Il l’a vu en rêve, parait-il. C’est ce qu’il a dit.

Je laissai mon regard trainer sur le cartouche qui portait la signature du tatoueur. Horiyoshi III s’était montré perspicace. Mais il avait la réputation d’être un vieux singe, très respecté dans le milieu, qui connaissait ce monde et ses acteurs comme sa poche.

— Tu regrettes d’être devenu yakuza ? osai-je lui demander. D’avoir abandonné ta carrière de professionnel du MMA ?

— Non. L’homme que j’étais à cette époque n’existe plus, répondit Hide sombrement.

Je gardai le silence, faisant mine de me concentrer sur le massage. Évidemment. Cet homme était probablement mort lors de cette nuit funeste, lorsqu’il avait vu la femme de sa vie se faire torturer sous ses yeux.

J’avais du mal à le détendre vraiment. Et la conversation n’aidait pas.

— Retourne-toi, lui murmurai-je alors.

Hide s’exécuta sans un mot. Il croisa les bras derrière sa tête, le regard vissé sur le plafond. J’en profitai pour masser ses pectoraux — ce qui n’était pas désagréable en soi —, puis posai mes lèvres sur son sternum. Il me jeta un regard rapide, sans bouger la tête. Je descendis plus bas, sur son ventre.

Lorsque je parvins à son nombril, il s’agita.

— Chut, lui soufflai-je. Laisse-toi faire et détends-toi.

Je m’affairai sur sa ceinture en cuir imprimé croco, puis déboutonnai son pantalon et fis glisser sa braguette. Son caleçon apparut à quelques centimètres de mes lèvres, avec leur contenant dont la forme imposante se laissait deviner à travers le coton. Sans surprise, il était déjà dur.

— Lola...

Je posai ma main sur son ventre pour le faire taire. Puis, de l’autre, je sortis sa verge de sa prison du tissu. Raide comme une barre de fer, elle irradiait de chaleur. Je relevai les yeux vers Hide qui me regardait, la tête légèrement soulevée et les pupilles dilatées. Puis, lentement, je glissai la pointe de ma langue sur les veines engorgées. Hide lâcha un grognement et mordit sa lèvre inférieure. Alors, sans le lâcher des yeux, je le pris tout entier dans ma bouche.

La main posée à côté de sa hanche se changea en poing, crispé sur le tissu du canapé. Qu’il était beau ainsi, les sourcils froncés et les yeux fermés, tout tendu de plaisir !

Je lui administrai une longue fellation, faisant courir ma langue et mes lèvres le long de sa hampe. Je sentis sa main venir se poser sur ma tête, ses doigts courir dans mes cheveux. Il n’osait pas les saisir complètement.

— Lola... finit-il par murmurer. Iku zo...

Le fameux « je vais y aller » avec lequel les hommes ici avertissaient leur partenaire de leur éjaculation imminente. Pour l’encourager à se lâcher — après tout, je voulais qu’il se détente —, je redoublai de vigueur. J’eus la surprise et la joie de l’entendre pousser un court gémissement, très doux, puis, enfin, il referma sa poigne dans mes cheveux. Je le laissai jouir dans ma bouche. Sa semence explosa sur ma langue, répandant sa saveur salée jusqu’au fond de ma gorge. Il me relâcha et poussa un long soupir, avant de laisser retomber sa tête sur le canapé. Puis, les yeux toujours fermés, il m’attira à lui. Je me calai dans le creux de son bras, tout en m’essuyant discrètement la bouche.

Hide dormait presque, les paupières baissées. Mais surtout, je constatai que son visage avait perdu son expression dure et austère : il s’était complètement détendu.

— Ton bain va être froid, finis-je par lui dire.

Une petite pression sur mon épaule m’indiqua qu’il ne dormait pas.

— J’y vais, murmura-t-il, un léger sourire au coin des lèvres. Attends-moi au lit.

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