Le tigre et le loup

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— Regarde ce que j’ai trouvé dans l’escalier, Ôkami ! Ta petite copine, annonça Li Intyin en m’escortant. Je savais bien que nous étions suivis.

Li ne m’avait pas touchée. Il s’était contenté de me faire un signe de tête pour que je lui emboite le pas.

— Tu pensais vraiment que je ne te remarquerais pas ? chuchota-t-il à mon intention. Tu espérais peut-être te faire limer les fesses une dernière fois ? Désolé, mais ce soir, ton loup est à moi. Je t’autorise à regarder, cela dit.

Sa voix douce, presque mélodieuse, fit descendre un frisson le long de ma colonne. Les poils hérissés, raide comme un piquet, j’avançai sur le rooftop tout en continuant à le surveiller du coin des yeux. Hide... où était-il ? Je l’aperçus debout en plein milieu du monte-charge, me fixant d’un regard stupéfait. La situation le déstabilisait, et ça se voyait.

Une fois de plus, j’avais commis une énorme bourde.

— Lola...

— Désolée, Hide. Je ne pouvais pas partir sans savoir.

Hide baissa la tête, les sourcils froncés.

Taku... Je voulais que tu sois loin au moment où j’affronterai ce type, grogna-t-il, contrarié. Mais c’est comme ça, on va faire avec. Shikata ne na !

Il sortit son téléphone de sa poche et composa rapidement un numéro.

— Ouais. Elle est avec moi. (Il me jeta un nouveau regard noir.) Prends la voiture et ramène-la à Narita.

Masa. C’était lui qu’il venait d’appeler. Une fois de plus, Hide voulait m’éloigner.

Je reculai d’un pas.

— Je ne bougerai pas d’ici, Hide ! lui criai-je, alarmée. Je ne suis pas une petite fille, tu sais. Ni un boulet. Je veux... juste savoir si tu... t’en sors.

Il n’avait pas l’air content du tout. Mais le regard qu’il échangea avec moi me fit réaliser qu’il comprenait.

— Le temps qu’il arrive, on aura fini, de toute façon, dit-il en jetant son portable sur le côté, son regard sombre vissé sur celui de son adversaire.

Je suivis des yeux le trajet du téléphone. Ces petits appareils à clapet favorisés par les Japonais dans un marché pourtant dominé par le smartphone étaient d’une solidité à toute épreuve, mais ce geste m’inquiéta. Ne montrait-il pas qu’Hide n’avait plus l’intention de s’en servir ?

— Si ça peut te rassurer, lança Li en croisant les bras d’un air faussement offensé, je ne compte pas lui faire le moindre mal. Je la laisserai repartir, même si tu perds la vie. Tu as ma parole d’honneur.

Il marqua une pause.

— Et tu vas mourir aujourd’hui, bien sûr. C’est donc normal que cette fille veuille assister aux derniers instants de son homme.

Cette phrase éborgna ma confiance. Li avait l’air si calme, si sûr de lui... mais Hide, lui, se contenta de sourire.

— C’est vraiment très généreux de ta part ! ironisa-t-il.

— Je ne suis pas dépourvu de toute humanité, répondit Li, le menton haut. Tout ce qui m’importe, c’est d’affronter d’égal à égal le meilleur free-fighter du Japon. C’est tout.

Hide leva un sourcil.

— Le meilleur free-fighter ? Ce ne serait pas Tetsuka Hiroyuki, en ce moment ? Il est plus proche de ta catégorie, en plus. Plus petit, mais le même poids, je pense.

Li baissa le menton. Ses traits avaient soudain pris un pli plus agressif.

— Tetsuka ? C’est un combattant de pacotille, de show. Toi, tu as appris dans la rue et les rings des combats illégaux, comme moi. Sans règles limitantes ni coups interdits... Alors, arrête de te défiler et défends ton titre. Ta femme te regarde !

Hide laissa échapper un ricanement. Il fit quelques pas, semblant réfléchir. Li, qui ne le lâchait pas des yeux, l’imita en circulant dans le coin inverse. On aurait dit deux canidés qui se tournaient autour avant l’attaque. Un pit-bull blanc aux yeux fous et un gros loup noir au dos hérissé.

Imperceptiblement, Hide avait bougé pour se positionner entre Li Intyin et moi. Au moment où je m’avançai vers lui, il abattit sa main sur le pilier à sa droite. La grille du monte-charge retomba juste devant mon visage, m’empêchant de le rejoindre.

Hide s’était enfermé dans le monte-charge, avec Li Intyin. Comme dans une cage.

Le tueur peroxydé sourit.

— On garde les bonnes habitudes, à ce que je vois. Je comprends que tu aies besoin de recréer un environnement familier... Le choix du terrain, c’est crucial. Comme le disait Sun-Tzu : « Celui qui maîtrise le champ de bataille maîtrise les règles de la guerre » ! badina-t-il d’un ton faussement aimable.

— Assez bavardé, grinça Hide. Prépare-toi à prendre la plus grosse raclée de ta vie, Li Intyin !

Les yeux noirs de Li — ces yeux inhumains de chien de guerre, qui me terrifiaient tellement — s’agrandir.

Nandato ? articula-t-il avec une grimace exagérée. Je te trouve bien présomptueux pour un vétéran sur le carreau... ossan !

Les mains sur son col, Li fit sauter les trois boutons qui fermaient le haut de sa veste. Puis il l’enleva et la jeta sur le côté, révélant le tatouage d’un tigre blanc rugissant, dont les pattes griffues et la queue rayée venaient s’enrouler sur ses épaules et ses bras. Surtout, son corps entier était couvert de cicatrices, témoignant des nombreux combats à l’arme blanche auxquels il avait survécu.

Je tournai mon regard vers Hide. Li venait de traiter de « dinosaure ».

Ossan, hein... grogna-t-il. Tu vas voir ce qu’il va te mettre, le « dinosaure » !

Et, comme Li quelques instants plus tôt, il jeta son sweat — et le t-shirt qu’il avait en dessous — par terre. Li Intyin plissa les yeux, laissant son regard de tueur trainer sur les muscles d’Hide, et le motif cruel de son tatouage.

— On va voir qui, du tigre ou du loup, est le plus fort ! renchérit-il en levant les poings devant son visage.

Les deux hommes se faisaient face, tous les deux torse nu. Si Hide était plus large, plus grand et plus imposant que son adversaire, il fallait reconnaître que Li avait une musculature sèche et ciselée, qui, je le savais, était souvent synonyme de rapidité et d’agilité. D’ailleurs, il sautillait et changeait de garde comme ces experts de jeet-kune-do ultra-souples et à la détente ophidienne, capables, selon la légende, d’arracher un œil d’une seule détente.

En face de lui, Hide restait immobile, le menton rentré, le poing droit replié au niveau de sa poitrine et l’autre maintenu au niveau sur sa gauche. Une garde classique de karatéka, bien bas sur son centre, le dos légèrement arrondi. Je trouvais cela un peu trop « scolaire » pour un adversaire atypique comme Li Intyin... mais après tout, ce n’était pas moi en face de lui.

Li poussa un bref cri suraigu. Et, après avoir changé à nouveau de garde, il se jeta sur Hide.

Je fus soufflée par son agressivité. Il enchaina une série de frappes rapides comme la lumière, ponctuées de kiai terrifiants. Hide bloquait ses coups, mais il était déjà en défense. Je le trouvais lent et lourd par rapport à son adversaire. Et soudain, je réalisai que ce que m’avait dit Masa était vrai : il était trop vieux pour ça.

Une frappe de la tranche de la main de Li fit partir sa tête sur le côté. Celle-là, il ne l’avait pas bloquée... Il grogna, et d’un bond en arrière, se remit à distance prudente.

Li, ses jambes sans cesse mobiles, exultait.

— C’est tout ? Tu me déçois, le loup... Je savais que tu t’étais un peu rouillé, mais pas à ce point-là !

Il a raison, constatai-je amère. Hide n’est pas à la hauteur.

Pas assez agressif, trop statique, toujours en défense... visiblement, Hide était débordé par la célérité vif-argent du Tigre Blanc. Celui-ci l’arraisonnait sans répit, ponctuant chacune de ses frappes de cris furieux qui menaçaient de me crever les tympans. Il était réellement effrayant.

Abandonne, murmurai-je pour moi-même.

Peut-être que si Hide déclarait forfait, Li le laisserait vivre ?

Et de nouveau, il attaqua. Pieds-poings, genou. De nouveau, Hide bloqua. Mais le dernier coup était une feinte, qui permit à Li de lui coller une droite au visage. Hide se la mangea à pleine force, et après avoir repoussé Li sur le côté, il recula et cracha un filet de sang par terre.

Accrochée à la grille, je ravalai le cri qui était monté dans ma gorge. J’avais déjà assez foutu la merde comme ça : pas la peine de déconcentrer Hide avec mes inquiétudes.

Li recula aussi, surpris. Visiblement, il attendait autre chose.

— T’as même pas essayé de contre-attaquer... murmura-t-il, les sourcils froncés.

Hide releva le visage vers lui.

— Je voulais voir ce que t’avais dans le ventre. Malheureusement... (Il fit craquer ses jointures.) Tu cognes comme une fillette.

Les pupilles de Li rétrécirent. Cette fois, il était sérieux.

— Je t’ai toujours montré du respect, moi... susurra-t-il dangereusement. Mais puisque tu le prends comme ça... Je vais te donner le coup de grâce !

— Tu as perdu mon respect le jour où tu t’es attaqué à des innocents, répliqua Hide en changeant de garde. Qu’on en finisse. Allez, viens !

Il avait hurlé ce dernier mot. En montrant les crocs, l’échine baissée. Comme un loup. Le contraste entre son attitude précédente me frappa de plein fouet, et elle choqua également Li. Mais c’était trop tard. Ce dernier ne se démonta pas : répondant à la provocation de la même façon, il se jeta à nouveau sur Hide.

Sauf que cette fois, au lieu de reculer, ce dernier lui rentra dedans. Il l’attrapa par les cheveux et fracassa sa tête sur son genou armé, avant de l’enchainer avec un coup de pied au ventre.

Le choc projeta Li sur la grille du monte-charge. Il tituba, les bras ballants, puis heurta les barres d’acier dans un fracas métallique. Mais son adversaire était déjà sur lui. Il l’assomma avec une série de punchs d’une violence inouïe, les babines retroussées comme un grizzly. Après avoir encaissé tant bien que mal, les avant-bras en bouclier devant lui, Li parvint à se dégager avec une roulade sur le côté et à contre-attaquer avec un de ses coups de pied acrobatiques.

Au lieu d’esquiver, Hide glissa dans son attaque et lui bloqua la jambe. Puis il le projeta violemment au sol, avant de se jeter sur lui de tout son poids. Si j’en jugeai par sa catégorie au Pride, Hide devait peser pas loin des quatre-vingt-dix kilos : c’est cette masse compacte qu’il abattit sur Li, le clouant littéralement au sol.

Li était de nouveau coincé, mitraillé par une série de crochets dévastateurs. Grâce à son agilité, il parvint à coller à Hide un retournement — après tout, j’avais moi-même réussi à lui en coller un, au lit — et, en se servant de ses avant-bras croisés comme levier sur sa gorge, entrepris de l’étrangler. Une technique d’assassin, comme il avait dû pratiquer des centaines de fois dans sa vie.

Hide ! hurlai-je, incapable de me contenir.

L’autre, les dents serrées, le visage en sang et les yeux fous, semblait y mettre toute sa force. C’était un tueur, habitué à ce genre de choses. Physiquement, Hide était plus fort que lui, c’était évident. Mais Li était déterminé, prêt à aller jusqu’au bout. Pas Hide.

Mes pronostics furent démentis par la suite du combat. Hide avait réussi à se débarrasser de Li en le projetant par-dessus lui avec un tomoe-nage, la fameuse « planchette japonaise ». Le tigre, toujours aussi souple, roula en arrière et se redressa d’un même mouvement, de nouveau en garde et prêt à attaquer. Il eut juste le temps de bloquer des deux bras le coup de pied destructeur de Hide, qui s’était littéralement jeté sur lui de toute sa force. Mais il n’esquiva pas le coup de tête qu’Hide lui mit lorsqu’il tenta de le saisir pour l’étrangler à nouveau.

J’étais stupéfaite par sa brutalité. Je reconnaissais dans sa garde et ses attaques coudes-genou un style de karaté très agressif, un genre de dérivé du Kyôkushinkai, mais couplé avec la force dévastatrice des punchs d’un boxeur et les projections écrasantes d’un judoka. J’avais l’impression d’assister à la lutte entre un gorille enragé et un ouistiti. Maintenant, c’était Li qui reculait, débordé par les coups de marteau de son adversaire. Et si Hide m’avait paru statique au départ, ce n’était plus du tout le cas.

Cependant, Li possédait une agilité à la limite du surnaturel. À un moment, il parvint à esquiver une saisie — annonçant une nouvelle projection, qui serait vraisemblablement suivi d’un écrasement au sol — en roulant sur le dos de Hide. Je le voyais sauter en l’air et presque courir sur les murs, comme un chat luttant à mort contre un doberman. Il se battait avec tout ce qu’il avait, tentant d’infliger des dommages irréversibles à son adversaire. Pantelant, il parvint à reprendre de la distance, profitant de l’accalmie pour reprendre son souffle.

Hide l’observait avec attention, le menton toujours rentré et les poings levés devant lui. Puis, de nouveau, il changea de garde. C’était la quatrième fois depuis le début du combat.

— Arrête avec ces feintes ! hurla Li Intyin. Ça ne changera rien à ta mort inéluctable !

Hide ne répondit pas à sa provocation. Hors de lui, Li l’attaqua à nouveau, ses doigts crispés comme des serres griffant l’air devant lui. Son majeur en pic frôla le visage d’Hide, lui arrachant un lambeau de peau sur cinq centimètres.

Je retins mon souffle. Li avait failli lui crever l’œil.

— Tu es monstrueux, je le reconnais, cracha Li en se remettant en garde à distance respectable. Mais moi, chacune de mes attaques est mortelle !

Hide le lâcha du regard juste un instant, pour jeter un œil sur sa main ensanglantée, qu’il venait d’appliquer sur sa pommette.

— D’accord... murmura-t-il. Je vois que tu veux vraiment faire mal.

Un sourire dément apparut sur le visage de Li Intyin.

— Je te l’avais dit. Pour moi, c’est un combat à mort.

J’eus envie de hurler à Hide de prendre au sérieux son adversaire. Pourquoi ne l’assommait-il pas une bonne fois pour toutes ?

En fait, il avait déjà pris sa décision. Et lorsque Li réattaqua, visant l’œil à nouveau de sa main en fourche, Hide rentra dans son mouvement et lui saisit le poignet. Je vis son genou se lever, s’approcher dangereusement du coude tendu de son adversaire...

Un craquement déplaisant résonna dans la cage, suivie d’un hurlement bref. Hide lui avait pété le bras.

C’était fini.


*


Li Intyin s’écroula contre la grille, son bras désormais inutile pendant dans un angle bizarre. En face de lui, Hide le regardait, les deux poings serrés le long du corps.

— T’as perdu, gronda-t-il. Déclare forfait, et je te laisse t’en tirer.

Li vissa son regard noir sur lui. Son teint était devenu cireux, ses yeux cernés. La bouche ensanglantée, les cheveux collés au crâne par la sueur, il semblait en très mauvais état.

— Que je déclare forfait... chuinta-t-il, les yeux luisants de haine.

— Tu t’es bien battu, lui octroya Hide. Il n’y a pas de honte à abandonner. Si ça t’aide, je peux te mettre K-O. Je t’appellerais une ambulance ensuite.

Oui c’est ça, murmurai-je derrière les barreaux. Mets-le K-O...

Li restait mutique. Il en avait sûrement marre de se faire taper dessus... Hide lui avait littéralement démoli la face : il était méconnaissable.

Il était évident que ce combat était terminé.

Soulagée, je me rapprochai du pilier de la commande du monte-charge, puis je passai mon bras à travers les barreaux et pressai sur le bouton vert. La grille se souleva dans un grincement métallique.

— Hide ! fis-je en me précipitant vers lui. Tu n’as rien ?

Ce dernier me jeta un regard oblique. Et soudain, avant même que je ne puisse crier, Li Intyin bondit sur moi. Je me retrouvai la tête emprisonnée dans le pli de son coude valide, comme dans un étau.

Je suffoquai, cherchant de l’air, les deux mains sur l’avant-bras de mon agresseur. Il ne bougea pas d’un centimètre. Au contraire, il resserra sa prise, glissant comme un anaconda. Je pouvais sentir son souffle dans mon oreille, et la furie intense qui l’habitait.

Avant de perdre connaissance, je vis le regard fou de rage de Hide, qui se précipitait sur nous comme un lion en colère. Je me dis qu’en fin de compte, il avait l’air vraiment effrayant, et que j’avais été suicidaire de me jeter entre ses pattes. Contrairement à tout à l’heure, il avait les mains ouvertes, en « griffes de dragon », comme Li Intyin. Cette fois, il attaquait pour tuer.

Pourvu qu’il ne me casse pas le nez, pensai-je avant de sombrer.

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