Sayonara

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J’ouvris les yeux sur la nuit, l’odeur de l’after-shave d’Hide sur les narines. J’étais allongée par terre, la tête sur son sweat... Masa agenouillé à côté de moi. Quelque chose — ou quelqu’un — me tirait par les épaules.

— Elle se réveille, Aniki.

Hide, qui jusqu’ici se trouvait dans mon dos, entra dans mon champ de vision. Il avait remis son t-shirt blanc, et épongé le sang sur son visage.

— Ça va ? demanda-t-il en posant un genou à terre.

Il m’aida à me redresser, me cala contre lui. Masa lui passa une bouteille d’eau, qu’il déboucha et posa sur mes lèvres. Je tournai la tête.

— Bois, insista Hide. L’eau va apaiser tes voies respiratoires compressées. Tu peux dire merci à ton prof de judo : il t’a bien appris à encaisser les étranglements. Je n’ai eu aucun mal à te ranimer.

Le kuatsu, les techniques de réanimation du judo. C’était ça que j’avais senti dans mes épaules.

— Li Intyin... où est-il ?

Hide, occupé à reboucher la bouteille, ignora ma question. Je remarquai l’expression embarrassée de Masa, et suivis le petit regard qu’il n’avait pas manqué de jeter en arrière-plan. Il y avait un corps contre la grille, recouvert de la veste noire. Le sien.

— Tu l’as mis K-O, finalement...

— Il est mort, coupa Hide brutalement. Arrêt cardiaque.

Je ne posai pas plus de questions. Parfois, mieux valait garder le silence.

— Faut les appeler, Aniki, murmura Masa. Tu veux que je le fasse ?

Appeler qui ? Les flics ? Est-ce qu’ils allaient croire à la légitime défense venant d’un yakuza, un type déjà condamné pour meurtre ?

— Non. Je vais m’en occuper moi-même. Continue de donner à boire à Lola.

Hide se releva, et fit quelques pas de côté. Je le vis composer un numéro sur son téléphone — j’avais déjà remarqué qu’il n’en avait aucun d’enregistré, et les connaissait tous par cœur —, et dire quelque chose à voix basse, que je ne pus entendre.

— Allez, on y va, fit-il en revenant vers nous.

Il m’aida à me relever, et je pris la direction soutenue par les deux hommes.

— Je peux marcher, décidai-je une fois en bas de l’escalier, honteuse de me faire soutenir alors que ce n’était pas moi qui m’étais battue.

Hide se pencha vers moi d’un air concerné.

— Tu es sûre ?

— Oui.

— Bon. Masa... Je te laisse t’occuper du reste.

Le susnommé acquiesça d’un mouvement de tête.

— Tu peux compter sur moi, Aniki.

Et Hide, son bras soutenant ma taille, prit le chemin de la digue.

En sortant de la presque île artificielle, nous croisâmes trois hommes portant des masques et des gants, munis de ce qui ressemblait à des glacières de camping, qui saluèrent d’un signe de tête avant de se précipiter dans l’escalier. Hide fit comme s’il ne les avais pas vus.

— Qui c’était ? lui demandai-je, troublée.

— L’équipe de nettoyage, répondit Hide. Allez, viens.

Je le suivis en direction du parc Yamashita. Une brise venue de la mer poussa dans mon dos : j’eus soudain très froid.

Les nettoyeurs, ceux qui faisaient disparaitre les corps. C’était donc ça, le véritable visage du Yamaguchi-gumi. Un ogre grimaçant, aux babines dégoulinantes de sang.

Jusqu’ici, j’avais évacué cette dimension. Délibérément oublié la réalité. Et elle était loin d’être belle.

Un ogre grimaçant, aux babines dégoulinantes de sang... un loup dévorant tout espoir de rédemption, de pitié, de morale.

Le véritable visage de Ôkami Hidekazu.


*


La nuit avait jeté son voile sombre sur Yokohama. Les lumières de la baie de Tokyo a au loin s’allumaient peu à peu. En me voyant reprendre du poil de la bête, Hide avait insisté pour me faire manger quelque chose. Personnellement, je n’avais rien eu envie d’avaler, mais en le voyant dévorer ses gyôza, j’avais compris que c’était surtout lui qui avait besoin de manger. Li Intyin s’était targué de faire de la violence son quotidien... et je réalisai à présent que pour Hide, c’était la même chose. Il venait de tuer un homme, avec ses seuls poings. Et loin de le traumatiser, la soirée lui avait ouvert l’appétit.

En sortant du restaurant, nous avons acheté des bières au conbini et marché vers Minato Mirai. Adossé à la barrière qui séparait le quai de la mer, Hide fumait en silence, la grande roue de la rive opposée se découpant derrière lui.

Pour ma part, j’étais encore secouée par les évènements de la soirée. Même la Kirin n’arrivait pas à masquer le goût amer que j’avais dans la bouche.

Un homme est mort à cause de moi. Sous mes yeux. Tué par mon mec, qui l’a cogné jusqu’à ce que son cœur lâche.

— Je suis désolée, dis-je enfin.

Les prunelles noires de Hide glissèrent sur moi.

— Mhm ? De quoi ?

— De ne pas avoir cru en toi.

D’avoir commis la même erreur que Lin Intyin, et de ne pas t’avoir pris au sérieux. De ne pas avoir eu peur de toi.

Hide baissa les yeux sur sa clope, qu’il tapota du bout de l’ongle pour en faire tomber la cendre.

— Ah, ça. Tu ne pouvais pas savoir.

Pourtant, on me l’avait dit.

Je me calai contre la barrière pour me tourner en face de lui.

— Il aurait suffi d’une rapide recherche sur internet pour regarder un de tes combats, et comprendre. Je... je ne savais pas que tu étais ... aussi fort.

Hide me jeta un regard oblique.

— Ce Li Intyin était un adversaire honorable, tu sais. En fait, il était plutôt monstrueux. C’est normal que tu te sois inquiétée. J’aurais pu perdre. S’il avait été armé, ça aurait été plus compliqué. Y a plein de légendes du ring qui se sont fait planter lors de simples bagarres.

J’aurais pu perdre. Bizarrement, je n’y croyais pas une seconde. Depuis le début, Hide savait qu’il allait écraser Li Intyin. S’il avait évité la confrontation jusqu’ici, c’était pour d’autres raisons que la peur du danger.

— Mais pas toi, hein.

Il recracha sa fumée.

— Non, pas moi. (Il reprit une taffe pensive.) Pour l’instant.

Je serrai les bras le long de mon corps. Cette brise...

— On m’avait dit que tu étais un champion, une légende du free-fight, tout ça... mais je n’y croyais pas.

Hide laissa échapper un petit soupir, puis écrasa sa cigarette.

— Eh bien... merci. (Il me regarda.) Si c’est un compliment.

— C’en est un.

Je crois. Je n’en étais pas sûre. Ça aussi, il le savait certainement. Comme beaucoup de gens ici, Hide savait lire entre les lignes.

Il baissa les yeux, regarda son cendrier de poche.

— Je sais pas si c’est une bonne chose, au final, admit-il calmement. Un type qui cogne fort et règle tout par la violence, ce n’est pas vraiment l’image que j’ai envie de donner aujourd’hui... surtout pas à toi, Lola.

Je le laissai parler.

— Quand j’étais plus jeune, reprit-il en s’accoudant à la balustrade, la baston, c’était ce qu’il y avait de plus important. La réalité authentique, le seul moment où je me sentais vraiment vivant. Je le voyais comme un mode d’expression, d’affirmer qui j’étais, plus que comme une façon d’évacuer ma colère. Affronter des adversaires puissants, me prouver que j’étais meilleur qu’eux, aller jusqu’au bout, tout ça... Mais c’était une démarche individualiste, égoïste. Un peu comme celle de Li Intyin.

— Pourquoi ? demandai-je doucement.

Hide posa ses yeux noirs sur moi.

— Je défiais des gens, je me battais dans la rue avec n’importe qui, n’importe comment... Tout ça pour devenir encore plus fort. J’avais un maître à l’époque, un enseignant de karaté travaillant dans le social que j’admirais parce qu’il avait fait de la taule pour avoir tué un homme en combat réel. Il n’arrêtait pas de me dire que je me fourvoyais, que je n’allais pas dans la bonne direction. « Tu es fort, c’est vrai, me disait-il, mais c’est parce que tu es plus grand, plus large, plus déterminé que la moyenne, et que tu es gaucher. Mais tu ne te bats pas pour les bonnes raisons, et ça risque de te coûter cher un jour. » Il avait raison.

Hide prit une canette d’Ebisu dans la pochette en plastique du conbini, l’ouvrit et se mit à boire. Je continuai à écouter son histoire sans rien dire. Il allait sûrement me parler de Miyabi...

— Quand la pègre est venue me trouver ce jour-là, pour me proposer de l’argent à condition que je reste couché, je me suis sentis insulté. Je les ais sortis avec un coup de pied au cul, littéralement. J’étais fier comme un coq, et satisfais d’avoir cassé la gueule à des mafieux. Et en remportant ce combat qui m’a sacré une fois de plus champion de la ligue la plus prestigieuse du monde, je me sentais le roi de l’univers. Voilà, me suis-je dit, j’ai toujours vécu selon mes idéaux. Jamais baissé la tête devant personne. Et au final... tout ça, c’est devenu du vent quand je me suis retrouvé enchainé dans cet entrepôt, impuissant alors que des thugs violaient et torturaient la fille que j’aimais. Je n'avais même pas la force de soutenir son regard, de l’épauler dans ces instants terribles.

Hide avait serré les poings. Je posai doucement mes doigts dessus, prudemment, pour lui montrer que j’étais là. Il me jeta un regard rapide, négligent, puis fronça les sourcils.

— Tu vois, c’est pas ça, être fort. Taper comme une brute, encaisser des coups et gagner des combats... avec un minimum d’entrainement, tout le monde peut le faire. Mais protéger sa famille, la femme qu’on aime, les soutenir quoi qu’il arrive, même dans les pires moments... y a peu de monde qui en est capable. Pourtant, c’est ça, la vraie force. C’est ce qui manquait à Li Intyin. (Il marqua une pause.) Et c’est aussi pour ça que je veux que tu t’en ailles.

Il se tourna vers moi. J’avais pris sa main dans la mienne, et la pressai par intermittence.

— Je sais, Hide, murmurai-je. Je comprends.

Pour la première fois, j’avais l’impression d’être en phase avec lui, d’accord avec ses décisions.

— Je suis bien conscient de ne pas avoir été très correct avec toi, continua-t-il. Il y avait une possibilité pour que tu prennes tes jambes à ton cou, que tu te protèges, et c’est ce que tu as fait, au départ. Je t’ai admiré pour ça, trouvé différente des autres filles. Du répondant, un vrai instinct de survie... à chaque fois, tu m’as surpris. J’aurais dû en rester là. Accepter de renoncer. Puis t’es arrivée au club... là, je ne pouvais plus te laisser partir.

Hide n’avait pas une seule fois prononcé le mot, et je savais qu’il y avait peu de probabilités pour qu’il le fasse. Cependant, à sa manière, il me faisait comprendre des choses. Lire entre les lignes. C’était à moi de le faire, désormais.

— Je dois de l’argent à l’organisation, continua-t-il. Beaucoup d’argent. Pour rembourser, je vais devoir vendre la maison de Karuizawa, dissoudre le bureau à Gotanda. Je ne pourrais plus payer mes gars. Et donc, je ne pourrais plus garantir ta sécurité, ni même ton confort. Mais même en admettant que le Yamaguchi-gumi accepte ma demande de dissolution de la branche de Tokyo, je resterai toujours lié à ce monde, jusqu’à ma mort. Et toujours, on cherchera à te faire du mal pour m’atteindre. Il y aura d’autres Li Intyin.

— Tu as tout perdu à cause de moi... murmurai-je, horrifiée.

— Non. Le fric, ça va, ça vient. Grâce à toi, je suis revenu à l’essentiel. Je me suis prouvé que j’étais encore capable de gagner. J’ai fait le tri dans ma vie. Et surtout, je t’ai rencontré, Lola. Ces deux mois ont été les plus intenses que je n’avais pas vécu depuis quinze ans. Tous les jours, je me levais en me demandant si j’allais te voir au club, ce que tu allais me dire. Tu m’as rendu heureux. Merci pour ces moments précieux.

Alors garde-moi près de toi, faillis-je lui dire.

Mais il avait raison.

Je ne pouvais pas rester.

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