Épilogue/omake

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Kyôto, ville sur laquelle j’avais tant rêvé en étant étudiante, m’avait foncièrement déçue lorsque j’y avais été avec mon ex. Mais y retourner avec Hide me faisait voir les choses de manière totalement différente.

C’était lui qui avait eu cette idée, en revenant de Kôbe où il était allé rencontrer le président du Yamaguchi-gumi. Nous nous y étions rendus en voiture, de Karuizawa. Pour l’instant, Hide gardait la maison. Mais il s’en était bizarrement détaché, et semblait prêt à partir n’importe où. Comme le jardin zen au paysage évoluant constamment, les lieux d’habitation n’étaient que des formes amenées à changer, disait-il.

Nous avions visité le Pavillon d’or, le Pavillon d’argent. Le temple Ryôan-ji au plafond couvert de sang depuis la guerre de Genpei, le temple des mousses. Que des lieux ultra-touristiques que ni lui ni moi n’avions vu jusqu’ici. Hide m’avoua que, lorsqu’il était plus jeune, tout ce qu’il connaissait de son propre pays, c’était les quartiers d’amusement et de boisson autour des gares qui étaient communément les fiefs des gens de son espère. Lorsqu’il était sorti de prison, il n’avait pas plus eu le temps ni l’envie de faire du tourisme, et c’est ainsi qu’il était resté ignorant des trésors de l’architecture japonaise — à l’exception de la porte Kaminari d’Asakusa, évidemment, puisqu’il participait au Sanja matsuri chaque année.

L’été touchait à sa fin. Il faisait encore très chaud, mais une brise bienvenue soufflait sur le quartier de Pontocho, le célèbre lieu d’amusement de la vieille capitale. Elle amenait dans son sillage des vapeurs d’encens — la fête des morts venait tout juste de finir — , des effluves de cuisine grillée mettant l’eau à la bouche et le tintement occasionnel d’un carillon fûrin, ces petites clochettes destinées à rafraichir le paysage sonore. Dans les ruelles étroites et éclairées de lampions, des touristes éméchés prenaient en photo des filles en yukata qu’ils prenaient pour des geisha. Sur la grande avenue derrière nous, des voitures rutilantes immatriculées à Ôsaka déversaient des hommes en costard et lunettes noires, aussitôt escortés par des jeunes aux cheveux décolorés. Mis à part le petit air de vacances amené par les rebords en bambous et les pavés délicatement sculptés de ce quartier encore très traditionnel, l’ambiance ne différait guère de Kabukichô.

Hide s’arrêta pour me montrer une affiche décorée d’une myriade de geishas colorées, collée sur la devanture d’un restaurant devant lequel attendait une femme d’âge mûr en tablier, qui nous jeta un coup d’œil curieux avant de tourner la tête.

— Regarde, dit-il avec un demi-sourire. Ce sont les ancêtres des hôtesses de bar !

Je vins me lover sous son bras. En dépit de sa chemise épaisse, aux manches roulées sur ses coudes, il ne transpirait pas. Pour ma part, je ne portais qu’une petite robe et j’étais déjà trempée.

— Arrête un peu avec ça... je vais vraiment commencer à croire que c’est ton fantasme absolu, les hôtesses !

— Ça me plaît bien, oui, admit-il en me pressant contre lui. Après tout, c’est comme ça qu’on s’est rencontrés ! Ces geisha sont des apprenties qui dansent au théâtre de Gion. Tu voudras aller voir ? Je peux peut-être encore avoir des billets.

— Oui, pourquoi pas ? Mais en attendant, on pourrait aller danser, non ?

La danse me manquait. Je n’avais pas dansé depuis de l’été, maintenant que j’habitais à Karuizawa. J’avais bien essayé de répéter toute seule, mais ce n’était pas pareil. Surtout que la plupart de mes séances étaient interrompues par Hide, qui venait me regarder avec un verre à la main. J’étais vite déconcentrée, et on finissait par faire tout à fait autre chose.

— Tu veux aller danser ? me demanda-t-il, étonné. En boîte de nuit ?

— Plutôt en club de danses latines ou afro-caribéennes, s’il y en a ici. J’allais beaucoup dans ce genre d’endroits quand j’habitais en France.

Le Havana Club, le Karibe... des coins où je passais tous mes vendredis — voire, mes samedis — avec la bande du judo avant de partir au Japon.

Hide attrapa tout de suite son téléphone pour appeler Masa. Je l’arrêtai d’une main.

— Attends, pas la peine d’embêter Masa pour ça, je peux regarder sur mon iPhone. Il y a un club comme ça plus loin... On y va ? Ça me permettra de prendre ma revanche pour le karaoké d’hier soir !

Je m’étais pris une véritable rouste. Hide était un professionnel de la chose, ayant visiblement une longue pratique. Non seulement il chantait juste, mais il avait une très belle voix. Surtout, il connaissait par cœur les paroles que je n’arrivais pas à lire assez vite sur l’écran. J’avais découvert à cette occasion qu’il était fan de X Japan, le groupe de J-rock maudit, et des Magokoro Brothers.

— Mhm... tu es sûre que tu veux me défier sur la piste ? sourit-il. Je ne sais pas si c’est très prudent...

— Tu rigoles ? m’offusquai-je. Je danse depuis que je suis gamine : j’ai même une formation de danseuse classique. Je pense que tu vas vite rentrer chez toi, Hide ! Surtout si tu ne connais pas les pas basiques et les rythmes de ces danses.

— Mais tu vas m’apprendre, bien sûr ?

— Évidemment. Allez, on y va. D’après Maps, c’est tout près d’ici.

L’endroit avait l’air désuet d’un club des années 80 à la Dirty Dancing, sauf qu’ils passaient des musiques un peu plus actuelles. Quoique... au son des premières mesures de Mambo N°5 de Lou Bega, un tube de l’été que j’avais adoré étant ado, je me tournai vers Hide.

— Tu te sens capable d’y aller ?

— Oui, répondit-il avec ce demi-sourire dangereux que j’adorais. Et toi ?

Je compris mon erreur dès qu’Hide me prit la main pour me conduire sur la piste. Une fois de plus, il était à l’aise comme un poisson dans l’eau. C’était un excellent danseur. Au début surprise, je le laissai mener la danse, guider mes mouvements et me faire virevolter autour de lui. Je me pris vite au jeu, ravie de m’abandonner dans les bras d’un aussi bon leader.

Il est parfait, pensai-je en le regardant. Son seul défaut, c’est d’être un gangster.

Mais même ça... je m’y faisais. Hide me disait qu’il allait se ranger.

Lorsque le DJ lança enfin un slow, Hide m’attira contre lui. J’étais trempée de sueur. Même ses tempes à lui étaient mouillées, et il replaça négligemment une mèche de cheveux en arrière, un geste qui me rappelait ceux qu’il faisait après l’amour.

J’étais heureuse avec lui. Comme je ne l’avais jamais été.


*


Nous quittâmes la salle au bout de quelques heures de danse endiablée. Nous avions soif, et besoin d’un peu de calme. Hide trouva un bar dans une ruelle tranquille, à la façade éclairée par une jolie lanterne, le Tsukimi. Même le nom était poétique, évoquant la pleine lune de septembre, celle qu’on regarde à la fin de l’été. Il poussa la porte de ce lieu cosy et se dirigea vers le bar, puis tira un des tabourets rembourrés pour moi avant de s’asseoir. La tenancière, qui essuyait des verres, nous gratifia d’un « bienvenue » chanté avec le doux accent de Kyôto.

— Un whisky, mama, commanda Hide.

Il me jeta un regard, attendant que je dise ce que je voulais.

— Un campari orange, s’il vous plaît.

La femme acquiesça et se tourna vers les bouteilles.

— Tu ne viens pas de l’appeler « maman » ? lui demandai-je, les yeux écarquillés.

— Si. C’est comme ça qu’on appelle les tenancières dans ce genre de bar, répondit Hide en s’allumant une cigarette. Je suis étonné que tu ne le saches pas.

— J’en apprends tous les jours, reconnus-je.

— Et c’est tant mieux.

J’avançai ma main pour piquer son paquet de cigarettes, mais Hide mit sa main dessus sans avoir l’air d’y penser. Il finit tout de même par la retirer.

— Mhm... tu fumes beaucoup trop, murmura-t-il d’un ton tranquille.

— Et l’alcool, ça ne te dérange pas ? répliquai-je en soufflant ma fumée dans sa direction. Parce que j’ai pris l’habitude de boire l’apéro, avec toi.

— Je sais. Ça se voit sur ton petit ventre, sourit-il.

Je lui donnai une bourrade dans les côtes, qu’il encaissa sans perdre son sourire.

— Salaud ! On ne dit jamais à une femme qu’elle a grossi. De toute façon, ce n’est pas la bière, c’est le manque de danse ! Et on va trop au restaurant.

Parfois, je me demandai si les restos quasi systématiques étaient dus au fait qu’Hide n’aimait pas ma cuisine. Les fois où je me mettais aux fourneaux, il ne me disait rien, mais vu mon manque de maîtrise des recettes japonaises, je pensais que c’était lié. Déjà, une fois sur trois, c’était lui qui cuisinait.

Hide baissa les yeux sur son verre, continuant à afficher ce sourire mystérieux. En entendant le carillon de la porte tinter, je me tournai vers l’entrée, machinalement. Trois types aux tenues criardes caractéristiques venaient de faire leur apparition. Ces chaînes en or et ces permanentes gominées ne trompaient pas : il s’agissait de yakuzas. Je me crispai immédiatement. Hide, lui, restait très calme. Il ne leur avait même pas jeté un regard.

Oi, mama ! aboya l’un d’eux, arborant une immonde veste violette. Il fait soif ici !

L’homme s’installa au bar, immédiatement singé par ses deux sbires. Il me jeta un regard ouvertement scrutateur, comme s’il jaugeait une marchandise.

Gaijin de mo oru ya ken ? s’étonna-t-il dans l’argot moelleux du sud-ouest.

Je pris une gorgée dans mon verre, m’efforçant de l’ignorer. Gaijin. Le mot que j’entendais trente fois par jour depuis quatre ans.

La main d’Hide s’était posée sur le bas de ma cuisse, qu’il caressait doucement. Je sentis la pression redescendre. Juste un tout petit peu.

Le yakuza parut alors le remarquer.

Ee onna ya na... ! le complimenta-t-il avec un sifflement provocateur. Belle pépée que voilà.

Hide vida son verre, puis le reposa sèchement sur la table. J’avais déjà fini le mien.

— Merci pour tout, dit-il à la tenancière en posant un billet sur le bar. Pas besoin de monnaie.

Il me garda contre lui tout le long, le bras négligemment passé autour de ma taille. Je pus sentir le poids du regard de ces hommes alors que l’on passait devant eux. Le silence oppressant, la tension. Finalement, la porte s’ouvrit, se referma dans un carillon libérateur. Ouf. Nous étions dehors.

— Viens, fit Hide en me prenant la main. On va finir la soirée dans un endroit plus calme.


*


Le bord de la rivière Kamo, son eau d’un noir d’encre, son tas de vélos abandonnés contre les piliers du pont et les bandes d’amis qui s’amusaient à sauter sur les passages bétonnés permettant de la franchir d’une rive à l’autre. L’obscurité était occasionnellement trouée par le jaillissement liquide d’un feu d’artifice, ces espèces de bouquets d’étincelles que l’on pouvait acheter partout. Hide, assis en tailleur à côté de moi, s’alluma une nouvelle cigarette. Je résistai à l’envie d’en prendre une, mâchouillant la paille de mon matcha latte.

— Y a quelque chose dont je dois te parler, Hide, lui dis-je finalement.

Je sentis que j’avais toute son attention. Il avait relevé le regard vers moi.

— Mon visa étudiant va expirer en décembre, c’est-à-dire dans quatre mois. Normalement, j’étais censée finir mon année avant les vacances d’hiver et repartir en France. Mais mes plans ont changé, tu le sais.

Je me tournai vers lui, rapidement, pour bien lui faire comprendre que l’option « raisonnable » n’était plus envisageable.

— Je ne peux pas refaire une nouvelle demande de visa sans quitter le pays : c’est obligatoire. Je vais donc aller en Corée du Sud pour quelques jours et faire ma demande là-bas. Je te préviens maintenant pour être large — ces procédures prennent du temps et je voudrais pouvoir me retourner s’ils me le refusent — et aussi parce que j’avais pensé que tu pouvais m’accompagner. On pourrait visiter Séoul ensemble, ce serait sympa, non ?

— Oui, pourquoi pas, répondit Hide, sortant enfin de son mutisme. Mais il y a une autre solution, peut-être plus simple. Ça n’empêche pas d’aller faire un tour à Séoul, cela dit.

— Tu penses à quoi ?

Hide me regarda, lâcha le brin d’herbe qu’il était en train de triturer.

— À t’épouser. Si tu deviens ma femme, tu n’auras plus de problème de visa. Les conjoints sont autorisés à rester ensemble... enfin, je crois.

Mon cœur s’accéléra.

— Hide... tu es sérieux ?

— Oui... fit-il après m’avoir jeté un coup d’œil rapide. Je sais que ce n’est pas l’idéal d’épouser un gangster sans famille ni statut, mais dis-toi qu’au moins, tu n’auras pas de problème de belle-mère.

Les fameuses belles-mères... celle dont j’avais écopé avec Yûichi avait été affreuse. Elle me détestait, et disait à qui voulait l’entendre que mes cheveux ressemblaient à du foin. D’après elle, je n’avais jamais été assez bien pour son fils.

Hide n’avait certes pas de parents en vie, mais il avait le Yamaguchi-gumi. Sa famille d’adoption.

Devenir sa femme... une véritable épouse de yakuza. Cela voulait dire que je serais introduite au sein du Yamaguchi-gumi, que je rencontrerais ses subordonnés au grand complet, ses « frères jurés », et surtout tous ceux qui se trouvaient au-dessus de lui, jusqu’au parrain suprême, l’oyabun de l’organisation. Jusqu’ici, Hide avait pris soin de me tenir relativement éloignée de ce monde. À part Masa, l’homme envers qui j’avais le plus confiance, je ne connaissais aucun yakuza.

Et en plus, j’étais une « gaijin », une étrangère. Comment réagirait cette organisation criminelle, qui entretenait des liens notables avec l’extrême droite ?

— Je comprendrais que tu dises non, murmura Hide en s’allumant une nouvelle clope.

Je voulus ouvrir la bouche, mais une exclamation en dialecte du Kansai dans mon dos m’en empêcha.

— Ah ! Le beau petit couple ! Comme on se retrouve.

Les yakuzas du bar. Ils nous avaient suivis. Encore plus bourrés que tout à l’heure, et encore plus méchants. Ils semblaient avoir envie d’en découdre.

Le petit couple d’étudiants amoureux qui se trouvait non loin, avec leurs feux de Bengale si jolis, prit immédiatement la poudre d’escampette. C’était sans doute la meilleure chose à faire. Mais Hide s’était levé, et leur faisait face tranquillement.

Je le regardai avec anxiété, m’attendant à ce qu’il sorte sa carte ou quoi que ce soit d’autre qui pouvait lui servir de ticket d’immunité. Ces types n’étaient sûrement pas situés bien haut dans la hiérarchie, mais il était probable qu’ils renoncent à chercher la bagarre avec le kaichô d’une branche du Yamaguchi-gumi. Ou peut-être que si, justement... après tout, je n’en savais rien. Et Hide ne faisait pas mine de sortir sa carte. Peut-être même n’en avait-il pas sur lui.

— Dis donc, mon gars... t’es nouveau sur Kyôto, on dirait, fit le type en costard violet en rangeant ses lunettes noires. Je t’ai jamais vu dans le coin... et cette pépée non plus. C’est pas une hôtesse de chez nous, ça !

Je plissai le nez. Une hôtesse... à croire que ce stigmate allait me coller à la peau toute ma vie.

— Nous sommes deux touristes de passage, c’est tout, répondit Hide sans se démonter.

Ces types lui tournaient autour comme des hyènes. Deux avaient déjà disparu dans l’ombre, et le troisième, leur chef, scruta Hide de la tête aux pieds.

— « Touriste », hein... Avec cette tête, j’ai du mal à le croire, renifla-t-il en dessinant une cicatrice sur sa joue.

Mes doigts se crispèrent sur le bras d’Hide. Je le sentais bizarrement relâché.

— Ça arrive à tout le monde, les accidents de vélo, répliqua Hide.

— Mouais... et la fille ? Elle est bonne ? Tu nous la prêtes ? J’ai toujours rêvé de baiser une Blanche !

C’était le signal qu’Hide attendait. Il me poussa derrière lui, si brusquement que je faillis tomber par terre. Il n’eut pas besoin de me dire de rester derrière. Malheureusement, je savais ce qui allait suivre.

Et dire qu’on passait une soirée romantique... il venait même de me demander en mariage ! Ces sales types avaient tout gâché.

— Oh oh ! ricana le costard violet. On défend sa femelle ! T’inquiète pas ma jolie, quand on aura battu ton daron comme de la pâte à mochi, ce sera ton tour !

Je regardai rapidement autour de moi, puis pris fébrilement mon iPhone. La police... c’était quoi leur numéro ?

— Laisse tomber, gronda Hide par-dessus son épaule, les babines retroussées. Va attendre tranquillement sur le banc là-haut.

— Quoi ? m’insurgeai-je. Tu veux pas que je fasse les cheerleaders, aussi ? Bien sûr que je vais appeler les kondés. J’avais entendu des rumeurs comme moi Kyôto était une ville dangereuse, avec tous ces yakuzas d’Ôsaka !

— Elle nous insulte, en plus ! s’esclaffa le boss. Dis à ta putain de se taire, qu’elle attende bien sagement de se faire troncher : ce n’est qu’une affaire de minutes, chérie !

Le coup de poing d’Hide le cueillit par surprise. Le type tituba, puis se releva, essuyant son nez ensanglanté.

— Massacrez-moi ce tocard ! hurla-t-il à ses deux sbires.

Les types sortirent de la nuit pour se jeter sur Hide. L’un d’eux s’accrocha à son dos, lui collant une prise d’étranglement, tandis que l’autre lui bourrait le ventre de coups de poings.

— Tenez-le bien ! beugla le type au costard violet. Je vais le planter !

Horrifiée, je le vis sortir un couteau papillon de sa poche.

Les flics, les flics... répétai-je dans ma tête en pianotant sur mon téléphone. Impossible de trouver le numéro des flics de Kyôto rapidement sur internet. Je finis par trouver un numéro sur un site en anglais, et l’appelai immédiatement.

— Commissariat de Pontochô, j’écoute, fit une voix morne au bout du fil.

Sûrement un de ces flics de kôban en surpoids, qui passaient leurs soirées à surveiller la rue d’un œil de poisson mort, avec un bâton d’entrainement pour seule arme.

— Nous sommes agressés par des yakuzas, expliquai-je à toute vitesse. Mon fiancé est en train de se battre à trois contre un !

Yakuza ? répéta le type au bout du fil.

— Oui ! Des voyous ! Il y en a un qui a une arme blanche !

Petit silence. J’en profitai pour jeter un œil à Hide en contrebas. Il avait réussi à se débarrasser du type qui l’étranglait en le faisait passer au-dessus de lui, mais devait maintenant faire face à trois types énervés, dont un qui brandissait un couteau.

— Où êtes-vous actuellement ?

— Au bord de la Kamo-gawa, à l’angle de Sanjô et Nakajima, à quelques mètres du pont. Venez vite !

Je raccrochai, toute fébrile. Les flics arrivaient. Rien que le bruit des sirènes allait disperser ces types... du moins, c’est ce que j’espérais.

Mais Hide, que ces mecs avaient acculé sous le pont, saisit un des vélos abandonnés qui traînaient là. Il le balança sur ses agresseurs, finissant le plus proche à coup de latte lorsqu’il s’écroula. Il venait d’en prendre un autre lorsque la sirène des flics retentit.

Les yakuzas se figèrent.

— Les deka, boss ! hurla l’un d’eux.

— Tirons-nous !

Et ils détalèrent sans demander leur reste.

Hide releva la tête vers moi, encore tout fulminant, un gros gnon sur la pommette gauche.

T’as appelé les flics ? demanda-t-il en plissant les yeux.

— Ben oui !

Je le vis secouer la tête, furax.

— Bon, bah y a plus qu’à se barrer... allez, viens !

Je le rejoignis sous le pont et lui emboitai le pas dans la même direction que les trois yakuzas.


*


— J’ai fait de la taule, me rappela Hide. Pour les flics, j’aurais toujours tort. S’ils étaient tombés sur nous, on aurait dû les suivre au poste.

Nous avions couru dans les ruelles comme des gosses. Nous étions revenus à l’hôtel trempés, tous pantelants. Hide se jeta dans un fauteuil club, farfouillant déjà dans son paquet de clopes. Je sortis deux Kirin du bar et les posai sur la petite table à côté de lui.

— Fais voir un peu, lui demandai-je en poussant doucement son visage sur le côté.

Hide se laissa faire avec mauvaise grâce. J’épongeai le petit caillot qu’il avait encore au coin de la bouche et tapotai sa pommette avec une micro-serviette nouée autour d’un glaçon.

— Ces types avaient l’air de taper fort, remarquai-je. Heureusement que tu n’as pas reçu de coup de couteau : là c’était l’hosto direct.

— Foutues racailles, gronda Hide en maintenant la serviette sur son hématome.

Je m’assis en face de lui.

— Ils ont gâché notre soirée romantique, ça c’est sûr, observai-je.

— Ce sera toujours comme ça, répliqua Hide en baissant les yeux sur la serviette qu’il venait de retirer. Tout le temps où tu seras avec moi.

— Bof... Je me faisais déjà agresser avant de te connaître. Rappelle-toi Ni-chôme.

— Parce que tu trainais dans des quartiers louches à des heures indues. T’aurais trainé toute seule au bord de la Kamo à deux heures du matin ?

— Non, avouai-je. Mais ces types nous suivaient depuis le bar.

— Parce que j’étais là. Ils t’auraient sans doute foutu la paix si tu n’avais pas été pas accompagnée d’un yakuza.

— Ils ne savaient pas...

Hide éclata d’un rire grave.

— Oh si, ne t’inquiète pas pour ça. Ils ont pensé que j’étais venu prospecter sur leur territoire, et ça les a énervés. Ces types-là, c’est comme des chiens : quand t’approches de leur clôture, ils croient que t’es venu pisser dessus.

— Admettons. Au moins, ça s’est bien terminé.

— Sauf qu’à cause de ces punks, j’ai pas eu la réponse à ma proposition.

Sa proposition. Je l’avais complètement oubliée...

Hide me jeta un regard oblique, sa clope au coin de la bouche. En dépit du demi-sourire qu’il affichait, je savais que ce regard était celui qu’il réservait à ceux qui le défiaient. Mais cette attitude de mauvais garçon me faisait fondre. Surtout maintenant, dans cette situation. Il croyait vraiment que je pouvais refuser...

— Ah ! Mais c’est évident, non ?

Je le vis se redresser, les sourcils froncés.

— Comment ça ?

— C’est oui, répondis-je en posant la main sur son genou. Ôkami Lola... je trouve ça pas mal du tout.

Hide sourit.

— Ôkami Lola... ça te va très bien.

Je me levai et vins m’asseoir sur ses genoux. Hide referma ses mains autour de ma taille : je lui retirai sa clope, tirai une taffe dessus avant de l’éteindre, puis, la main dans ses cheveux, me penchai pour l’embrasser.

Ôkami Lola, femme de yakuza. Ça sonnait comme un titre de film.

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