Tarab

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Un soir, Noa, qui pour une fois était venue à la table avec les clients, lança le sujet de la pole-dance sur le tapis.

C’était l’anniversaire d’une hôtesse, Rabi. La barman avait préparé une montagne de verres en cristal coloré, bleu lagon, rose, orange... Une sculpture de lumières translucides amenées à être animées par le champagne que les clients paieraient à Rabi.

Avec ses airs de petit lapin innocent — animal à qui elle avait d’ailleurs emprunté le nom —, Rabi était l’hôtesse qui vendait le plus. Un tableau, caché dans le couloir qui menait aux vestiaires — et auquel les clients n’avaient pas accès — affichait le classement mensuel de celles qui vendaient le plus. Rabi était en tête. Sans surprise, je me trouvais tout à la fin, juste derrière une fille venue de Yamagata et qui ne faisait absolument aucun effort.

Mais, depuis un mois maintenant, je suais sang et eau pour apprendre la pole-dance. Et Noa avait décidé de capitaliser son investissement.

— Ana, que voilà, est danseuse, annonça-t-elle à l’assemblée. Ana, si tu nous gratifiais d’une démonstration de tes talents ?

Tous les regards s’étaient tournés vers moi. Jusqu’ici, le client — un gros cadre de chez Canon qui refusait de se souvenir que je parlais sa langue — se tourna vers moi.

— Ah ! La petite gaijin. Elle ne sait pas parler, mais elle sait danser !

Éclat de rire général. Piquée au vif, je décidai de le prendre au mot.

— Je suis danseuse, en effet.

— Oh ! Elle parle japonais !

— Comme tous les vendredis soir, M. Yamashita, lui rappelai-je. Mais puisque vous préférez que je danse...

Discrètement, Rina me pinça le mollet sous la table. Elle me trouvait sans doute trop insolente. Mais j’en avais ras le bol de supporter les allusions racistes et le mépris de ce type. Si je ne parlais pas, c’est parce qu’il ne m’adressait pas la parole... comme 90% des clients. À cause de leurs préjugés, je n’allais jamais réussir à rembourser ma dette !

— Si vous prenez une bouteille, Ana dansera pour vous, M. Yamashita, l’encouragea Rina, me donnant un fier coup de main.

Mais ce con de Yamashita secoua la main.

— Non, non. Je préfère te payer une bouteille à toi. Et que toi, tu danses avec moi sur la piste ! s’exclama-t-il en secouant ses pellicules sur l’épaule nue de Rina.

Je m’apprêtai à me rasseoir lorsqu’une liasse de biftons tomba sur la table.

— Moi, je commande cette bouteille sur le compte de la fille. Pour l’anniversaire de Rabi.

Tous les yeux se levèrent sur la haute silhouette qui venait de proférer ces paroles assertives.

Le loup. Il était là, avec une chemise d’un mauvais goût criant largement ouverte sur un torse musclé... et son sternum tatoué d’un kifuda, cette petite tablette en bois portée par les hommes lors des fêtes urbaines. On pouvait même discerner la bordure des « nuages » qui débordaient sur ces pectoraux. Si quelqu’un ignorait encore que ce type était un yakuza, ce n’était plus le cas maintenant.

Il ne me regardait pas. Un verre à whisky à la main — je discernai au passage une grosse montre en or et des doigts puissants et bronzés —, il dominait l’assemblée de son aura menaçante, un demi-sourire prédateur suspendu sur les lèvres. Depuis quand, au juste, était-il là ?

— Eh bien... voilà qui est surprenant, fit Noa en coulant un regard ophidien dans ma direction. Hide-sama qui veut voir une gaijin danser...

En temps normal, j’aurais eu envie de l’étrangler. Mais, cette fois-ci, je me sentis reconnaissante de sa petite pique. Je n’avais aucune envie de me trémousser devant ce mafieux sûr de son pouvoir.

— Je l’ai déjà vu danser, intervint alors Ôkami. Elle bouge plutôt bien.

Noa se leva.

— Puisque c’est la volonté de Hide-sama...

Et elle frappa dans les mains, annonçant ainsi qu’un client venait de commander une grosse bouteille. Rabi se précipita dans les bras du commanditaire, de façon tout à fait opportuniste, et pas franchement subtile.

— Ôkami-samaaaaa !

Ce dernier souriait, content de lui, savourant sa clope et son whisky. Il faisait comme si je n’existais pas. Tant mieux.

Le champagne fut versé par Rabi tout en haut de la pyramide de verres en cristal coloré. Cette dernière minauda un moment, prétextant ne pas y arriver. C’était pour cela qu’elle vendait plus que les autres. En faisant la femme-enfant, la gamine. Mais le subterfuge ne fonctionna pas avec le loup.

— Démerde-toi, Rabi, lui lança-t-il lorsqu’elle lui demanda de l’aide.

Intérieurement, j’exultai. Il venait de l’envoyer chier.

Rabi fit la moue, puis se débrouilla pour verser le contenu de la bouteille un peu partout, sauf dans les verres. Elle faisait ça très bien.

— Il nous faut une deuxième bouteille, il n’y en a pas assez ! s’écria Rabi.

Ôkami trempa ses lèvres dans son whisky.

— Ouvres-en une autre sur mon compte. Mais Ana devra danser plus longtemps.

Il connaissait mon nom... J’en étais la première étonnée. Et Noa également. Je captai un éclat de contrariété sur son visage parfait, avant qu’elle ne le remplace par un sourire lumineux.

— Merci de vous occuper ainsi de cette nouvelle fille. Elle est encore très maladroite !

C’est sur ces paroles encourageantes que je montai sur l’estrade.

J’avais envie de bien faire : c’était une question de fierté. Je n’avais pas encore beaucoup de technique, mais je dansais depuis des années... Surtout, j’avais l’habitude de la scène. Le regard des gens sur moi me galvanisait. Et tous me fixaient... sauf ce foutu loup. Il badinait aimablement avec Noa sans me prêter la moindre attention.

Tant pis... tant mieux. C’est pas pour lui que je danse.

Je me lançai aux premières notes de la musique, que la barman avait lancée sur mon signal, en toute discrétion.

J’avais choisi « Seven Devils » de Florence and the Machine. Momoka m’avait fait préparer une playlist avec plusieurs chansons, et celle-là était la première, celle que j’avais le plus préparée. Je me mis à tourner lentement autour de la barre, prudente comme une chatte, l’effleurant doucement avec un mouvement gracieux du bras. Il ne fallait pas se lancer tout de suite. C’était comme avec les props, en danse : voile, canne ou... sabre. Il convenait d’abord de les introduire, de les montrer au public en mode « j’ai ça, imagine tout ce que je peux faire avec... ».

J’enlevai ma chemise — je copiais le look un peu darkos mais sophistiqué de Momoka, et portais un legging en simili cuir et un bustier dévoilant mon ventre en dessous, pas question de danser en sous-vêtements dans ce bar — et la jetai par terre. Je sentis que ce geste avait définitivement scotché l’attention de l’assemblée sur moi. Je saisis la barre, tournoyai autour comme Momoka m’avait montré. Je m’imaginai seule sur une colline dévastée, une scène de guerre que j’avais gagnée, comme une danse de victoire. Je laissai tomber ma tête en arrière, balançai mes cheveux comme dans les danses soufies que nous travaillions avec Anfal. La barrette en fausses perles qui les retenait tomba — c’était fait exprès — et je libérai d’un mouvement brusque du cou ma chevelure platine. Lorsque j’avais découvert le style de danse d’Anfal, c’était ce qu’elle faisait avec ses cheveux qui m’avait le plus fascinée. La longue chevelure de sirène libérée sauvagement au climax d’une pièce musicale, c’était la signature des danseuses qu’elle avait formées, moi y compris. J’avais tout naturellement incorporé ça dans la chorégraphie apprise de Momoka.

Au moment où je relevai la tête, enserrant la barre de mes cuisses, je croisai le regard de Hide. La lumière du lustre qui s’y reflétait donnait à ses yeux un éclat ambré, presque jaune. Un regard de loup. Je soutins ce regard pendant un moment, ne le lâchant pas des yeux alors que j’évoluai sur la barre. Il porta son verre de whisky à ses lèvres, but lentement et le reposa, sans jamais cesser de me regarder.

I don’t want your money

I don’t want your crown

See I have to burn

Your kingdom down

Holy Water

Cannot help you now

Les paroles de cette chanson étaient étrangement appropriées. J’avais conscience de vivre un moment intense, comme cela n’arrive que lorsque la danseuse entre tellement dans le tarab, la communion extatique, qu’elle prend avec elle toute l’audience. Les grands musiciens égyptiens, la diva Oum Kalsoum en tête, ou le grand Farid El-Atrache, étaient coutumiers de ce genre de prouesse, parvenant à hypnotiser des salles entières, juste par la puissance de leur tarab. Pour que cela arrive, il faut que l’interprète et son public entrent en résonnance, comme une chamane parvient à conjurer les puissances de la terre et de l’air au service de son rituel.

J’étais littéralement en transe. Je rompis le contact avec Hide pour enchainer sur d’autres figures, et me perdis dans la magie de la musique, m’envolant dans un autre monde, loin, très loin de ce bar et de ce quartier sordides. Momoka avait dû ressentir ça, elle aussi, lorsqu’elle avait dansé sur les estrades du bar où elle travaillait. Cette liberté. Cette ascension, presque orgasmique.

Lorsque les dernières notes de piano retentirent, je redescendis au sol. Un long silence avait succédé à la musique. Je ramassai ma chemise, n’osant regarder l’assemblée maintenant que je m’étais tellement livrée, offerte devant tous. C’était comme si j’avais ouvert ma poitrine pour en sortir mon cœur encore battant. J’aurais dansé nue que ça aurait été moins gênant.

Puis quelqu’un se mit à applaudir, et tout le monde l’imita. Noa, même Rina, Rabi et Yamashita me félicitèrent à grands cris. « Elle danse vraiment bien, cette gaijin ! » s’écria même l’homme d’affaires.

Mais lorsque j’osai enfin regarder dans sa direction, je constatai qu’Ôkami Hidekazu n’était plus là. Plus tard, dans le vestiaire où nous nous rafraichissions, Rina m’apprit qu’il était parti avant la fin, sans rien dire à personne.

— Il est comme ça, statua-t-elle en étalant une bonne truelle de fond de teint sur son front. C’est pas pour rien qu’on l’appelle le loup : c’est un solitaire. Mais il a mis les deux magnums à ton nom, et c’était du Henri Giraud à cent mille yens la bouteille.

Cent mille yens... rien qu’avec ces deux magnums, le loup avait dépensé l’équivalent de mon traitement mensuel de boursière du gouvernement japonais. En un claquement de doigts, juste pour un caprice... une danse de cinq minutes qu’il n’avait même pas regardée jusqu’à la fin.

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