La proposition

10 minutes de lecture

— Il parait que tu as fait sensation au club samedi dernier, me lança Momoka d’un air égal. Que ça ne te monte pas à la tête. On peut toujours faire mieux.

Certes. Étouffant un grommellement, j’enfilai mes grosses chaussettes de danse sur mon legging. Maintenant, je prenais ces cours très au sérieux, et venais en tenue de danse.

— On m’a parlé d’un mouvement que tu faisais avec tes cheveux... Refais-le.

Je m’exécutai, un peu embarrassée de faire du head-bang devant la sévère Momoka. Surtout, j’avais moins la foi que samedi soir.

Ôkami. Le loup. Ces derniers jours, je n’avais fait que penser à lui. Pourquoi ce sale type m’obsédait-il autant ? Ok, il faisait peur, mais j’avais des moyens de l’éviter... ou pas.

J’avais perdu le rythme. Décontenancée, je ratai mon accroche, et tombai sur le dos.

— Concentre-toi. On dirait que tu as la tête ailleurs. Je te l’ai dit : il ne faut pas que ce premier succès te fasse perdre la boule.

Elle fit une pause.

— Surtout si c’est Ôkami qui a payé pour ça.

Je m’arrêtai net. Ôkami. Elle avait cité son nom.

— Pourquoi ? C’est lui qui a payé, oui...

Même si je n’avais pas vu la couleur de l’argent.

Momoka vissa son regard noir sur moi.

— Méfie-toi.

— Je m’en méfie, oui. Tu n’es pas la première à me mettre en garde, figure-toi !

— Les autres le font pour de mauvaises raisons. Moi, je te le dis en toute amitié.

J’hésitai à lui renvoyer la balle, à ironiser en disant que c’était ce que prétendaient les autres aussi. Mais Momoka avait l’air sérieuse.

— Pourquoi tu dis ça ? insistai-je.

Mais elle ne répondit pas. Elle semblait perdue dans ses pensées, lointaine. Puis elle me montra la barre.

— Allez, recommence. On n’a pas toute la soirée, et rappelle-toi que tu me payes vingt-cinq mille yens la séance. J’imagine que ce n’est pas pour charrer.

Certes. Mais j’étais prête à payer cher pour obtenir une info supplémentaire sur le loup... Connaître son ennemi, cela me paraissait essentiel.

Une fois Momoka partie — elle s’arrangeait toujours pour disparaitre avant l’arrivée des filles — Noa vint me voir.

— Ôkami-sama m’a laissé ça pour toi, dit-elle en me tendant une enveloppe. Il était vraiment satisfait de ta prestation.

— Vraiment ? Pourtant, il est parti avant la fin...

— C’est normal. Il voulait juste que tu amuses la galerie pour l’anniversaire de Rabi-chan, et aussi te donner un petit coup de pouce. Tu sais, Ôkami-sama soutient le club depuis très longtemps, et il veut que mes filles réussissent, qu’elles se trouvent des patrons riches et puissants. Même toi, Ana.

Des patrons riches et puissants... comme lui. Un bref instant, j’hésitai à confier à Noa la proposition qu’Ôkami m’avait faite, juste avant que je ne rejoigne le club.

— Il a donc doublé le prix de la deuxième bouteille, pour que je mette ça sur ton ardoise, ajouta Noa en agitant l’enveloppe devant moi. Je pense que ce serait plus sage que je la mette dans le coffre avec ton passeport. Sinon, tu pourrais être tentée de t’acheter encore une nouvelle tenue...

Et, avant que je ne puisse dire quoi que ce soit, elle m’arracha l’enveloppe des mains et la glissa dans le coffre, aussi agile qu’un prestidigitateur. Il allait falloir que j’entraine mes doigts à la rapidité si je voulais gagner trois sous ici !

— Ôkami-sama va repasser ce soir, ajouta Noa sur le ton de la confidence. Tu pourras le remercier personnellement. Mais ne l’embête pas plus que nécessaire. C’est un homme très occupé, et il n’a pas de temps à t’accorder.

Le loup... il allait revenir ce soir ! À l’annonce de cette nouvelle, mon cœur fit un grand bond dans ma poitrine.

Je passai la soirée dans un état fébrile, incapable de me poser ou de trouver la paix. Rina m’avait imposé un client particulièrement pénible, que je dus écouter parler de sa passion pour les trains pendant plusieurs heures. C’était un homme qui avait déjà l’air vieux, et qui dégageait une désagréable odeur de ranci. Pire encore, il était radin : il prit soin de ne commander que les piquettes les moins chères de la carte, et m’obligea à siroter un mauvais vin sous prétexte que j’étais Française. Ce client, qui connaissait toutes les stratégies pour rester le plus longtemps possible sans trop payer et avait une conversation proprement assommante, était la bête noire des hôtesses. Aucune ne vint à ma table pour me délivrer et je dus écouter cet homme désagréable disserter sur les différents types de locomotives non-stop jusqu’à onze heures du soir. Je désespérais de voir Ôkami... lui que je cherchais pourtant à fuir, moins d’une semaine auparavant !

Je profitais du monologue perché du client pour guetter le moindre geste des hôtesses. J’étais en mode automatique, ponctuant son exposé de discrets « sou desu ka ? » et autres « sugoi ! » à intervalles réguliers. De toute façon, le type s’en fichait royalement : ce qu’il voulait, c’était donner un cours magistral sur le réseau ferroviaire nippon à une femme de moins de trente ans en mini-jupe, n’importe laquelle. Lorsque je vis Noa se précipiter discrètement vers le lobby d’entrée du club, je tendis le cou pour mieux voir. Hide... c’était lui. Flanqué de deux types patibulaires portant moumoute permanentée pour l’un et boule à zéro pour l’autre. Je ne pus m’empêcher de grimacer en voyant la tonne de wax qui retenait les cheveux du loup en arrière : elle brillait littéralement sous les spots. Ces coiffures que ces mecs arboraient... ils ne pouvaient pas se trouver un look un peu plus passe-partout ? Autant se coller une pancarte « gangster » autour du cou... quoique c’était surement l’effet recherché.

— Pourquoi tu souris ? me demanda soudain le client en cherchant mon regard. J’ai dit quelque chose de drôle ?

Je me repris immédiatement.

— Non, pardon... Veuillez continuer, s’il vous plaît.

M. Ôkada avait la réputation de se vexer facilement. Il fallait l’écouter religieusement, sans sourire ni l’interrompre.

— J’ai cru un moment que tu étais comme ces idiotes de Japonaises... mais toi au moins, tu t’intéresses vraiment aux trains ! Je disais donc que la ligne Meitetsu de Nagoya...

Au moins, Ôkami a des cheveux, lui, pensai-je en regardant la ligne de plantation de sa chevelure sur son front et ses tempes. Elle était épaisse et abondante, et l’ombre d’une barbe noir de jais se devinait le long de sa mâchoire jusqu’à son menton, plus visible devant les oreilles. Un vrai loup-garou... Les Japonais avaient la réputation d’être imberbes, mais je savais que c’était l’un des nombreux clichés sur ce peuple faussement homogène.

Hide me jeta un regard au passage, en remontant son col, comme si de rien n’était. Deux petites secondes. Le sourcil légèrement levé, le coin de cette large bouche de brutasse bien détendu. Mais qui portait encore des cols « pelle à tarte » dignes de la Fièvre du Samedi Soir, de nos jours ? Et cette grosse chaîne en or, qui faisait passer les beaufs marseillais de « Je danse le MIA » pour des icônes du style ?

Ôkada baissa la tête et arrondit le dos comme un chien quand le loup passa. Mais dès qu’il se fut éloigné, il jeta un juron méprisant.

— Ces gens-là... ils se croient vraiment tout permis !

— Votre verre est vide, remarquai-je pour faire diversion. Vous ne voulez pas que j’aille vous chercher autre chose à boire ?

— Non, j’ai déjà trop bu. Vous, les filles de bar, vous ne pensez qu’à ça : nous faire boire !

Ben c’est pour ça que t’es là, bouffon, répondis-je dans ma tête.

Mais je me repris. Ce métier me rendait cruelle. Cet homme voulait juste de la compagnie, une oreille attentive qu’il n’avait sûrement pas à la maison. Ou alors sa femme — s’il en avait une — était trop fatiguée de son manque d’altruisme pour empêcher ses frasques... de toute façon, dans ce pays, ce n’était pas un problème d’avoir une vie secrète en-dehors de la maison.

J’attendis avec impatience que Noa me fasse venir à sa table, m’efforçant de résister à la tentation grandissante de me retourner pour voir ce que faisait Hide. Il était parti dans le fond, comme d’habitude, et pour le voir, il aurait fallu que je me retourne carrément. Ce qui était bien sûr impossible. Pas tant que je tenais le crachoir à ce client pénible...

Les heures s’égrenèrent, de plus en plus lentes. J’étais au désespoir. Finalement, Ôkada consentit à se lever. Il tenait à peine debout.

— Bon, c’est l’heure de me rentrer...

C’était plus que l’heure, oui. Le club allait fermer dans moins de trente minutes.

— Je vous raccompagne, proposai-je, désireuse de le voir partir au plus vite.

Ôkada passa son bras sur mon épaule, s’écroulant à moitié sur moi.

— Toi, t’es vraiment une fille bien... bafouilla-t-il en me soufflant son haleine alcoolisée au visage.

Derrière les effluves frelatés de mauvais gin, je sentis l’odeur, plus douceâtre, des dents gâtées. Je me hâtai de le diriger vers l’entrée. Il profita de notre proximité pour tripoter mes seins, sans se gêner.

— Vous les Occidentales, vous avez vraiment de grosses loches !

Je chassai sa main d’un geste malheureusement né d’une longue habitude. Ce n’était pas la première fois qu’un client simulait une ébriété avancée pour toucher ou frotter. C’était même une spécialité locale, qui dépassait les frontières du quartier chaud.

— Voilà votre manteau, M. Ôkada, fis-je en lui présentant son blazer pas très net. Rentrez bien !

— Je sais pas si je vais arriver jusqu’à la gare. Tu me raccompagnes jusqu’au coin de la rue ? Je te donnerai un petit billet. Et un autre si tu...

— Je ne peux pas quitter le bar tant que mon service n’est pas terminé, M. Ôkada, le coupai-je. Mais je peux demander à Ayu de vous appeler un taxi.

Ayu, la barmaid.

— Nan, il va très bien réussir à rentrer tout seul, fit la voix grave de Hide derrière moi. Pas vrai, vieux cochon ?

Ôkada se dégrisa immédiatement. Sans demander son reste, il disparut dans la rue.

Alors que je n’avais pensé qu’à ça toute la soirée, je n’osai pas relever les yeux vers le loup. Il était devant moi, juste là. Il dégageait une telle aura... C’était peut-être un voyou qui ignorait le bon goût, mais il avait une présence écrasante, puissante et sauvage.

— Merci pour votre aide, M. Ôkami, le remerciai-je en gardant la tête baissée. Et pour votre généreux patronage.

— Patronage ? Je t’ai juste acheté une bouteille.

J’osai un coup d’œil discret. Les mains dans les poches, il attendait, son visage féral penché vers moi.

— Je voulais vous dire, pour la dernière fois... tentai-je.

— Quelle « dernière fois » ?

— Celle d’avant le bar... quand vous êtes intervenu pour...

— C’est la première fois que je te parle, coupa-t-il abruptement. Je ne pensais pas que tu parlais aussi bien japonais.

Encore un ! Venant de lui, la remarque me frappa doublement.

— Mais pourtant...

— Arrête d’ennuyer Hide-sama, coupa Noa en lui attrapant le bras. Je t’avais dit de te contenter d’un remerciement... Désolée, chéri.

Chéri. C’était clair, désormais.

Mais après tout, c’était commun aux patronnes de bar d’appeler « anata » les gros clients, pour entretenir l’illusion qu’elles étaient leurs petites femmes. Seulement, je ne pensais pas que Noa était ce genre-là.

Hide prit le manteau que Noa lui tendait religieusement, et le balança sur une épaule. Il s’en allait déjà... Noa le laissa un instant pour prendre sa pelisse blanche au vestiaire. Le loup, alors, reporta à nouveau son attention vers moi.

— Tu veux te faire plus de fric ? Noa m’a dit que tu lui devais de l’argent.

Je le regardai.

— Ça dépend, lui répondis-je en soutenant son regard.

Un léger sourire apparut au coin de sa bouche cruelle.

— Jusqu’où tu te sens capable d’aller ?

Je réfléchis rapidement. Qu’est-ce que je pouvais obtenir, et contre quoi ?

— Je peux vous accompagner à un rendez-vous, proposai-je rapidement.

— J’aime pas avoir des femmes dans les pattes pendant les négociations, répondit-il, brutal. Le business, c’est une affaire d’hommes.

Macho, en plus de ça... Pourquoi n’étais-je pas étonnée ?

— Et les femmes servent à quoi, alors ? lançai-je, provocante.

De nouveau, ce lent et fin sourire.

— À ton avis ?

— Je ne coucherai pas avec vous, soufflai-je sans le lâcher des yeux.

— C’est pas ce que je demande.

Qu’est-ce qu’il voulait, alors ?

— Vous voulez que je... danse pour vous, c’est ça ? Seule à seul.

Il me dévisagea des pieds à la tête, la lèvre inférieure légèrement pincée. Bizarrement, je trouvai cette moue irrésistible, sur ce visage de brute épaisse.

— Dans une tenue un peu plus ... appropriée, alors, osa-t-il.

Le pire, c’est qu’il avait réussi à tourner ça comme ma proposition... il était fort, ce salaud !

Il sortit une carte de visite de sa poche de poitrine, ainsi qu’un stylo Mont-Blanc. Je le vis griffonner rapidement, de la main gauche.

— Le lieu, et l’heure. Mes hommes sur place te donneront tes instructions.

Noa réapparut à ce moment-là. Elle s’accrocha à son bras et sortit sans demander son reste. Hide, quant à lui, ne m’accorda pas un mot de plus.

Je baissai les yeux sur la carte qu’il m’avait laissée. Un côté portait son nom, filigrané en argenté. Ôkami Hidekazu, chef de division, écrit avec les caractères de « grand », « dieu », « excellence » et « premier ». Une adresse de bureau à Gotanda. Et le logo du Yamaguchi-gumi, clairement affiché... Les yakuzas avaient pignon sur rue, au Japon.

Je retournai la carte. De l’autre côté, il avait écrit en caractères alphabétiques :

Park Hyatt, mardi 20h.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 6 versions.

Vous aimez lire Maxence Sardane ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0