Kinbaku

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Karuizawa, au pied des montagnes du département de Nagano, était la villégiature chic de Tokyo. Côté mer, c’était Hayama. Côté montagne, Karuizawa. La ville était prisée des riches tokyoïtes au plus fort de l’été, quand la chaleur humide de la mousson devenait insoutenable. Un très grand nombre de résidences de luxe s’étalaient dans les environs, avec des terrains pouvant être d’une superficie inimaginable pour la capitale. Visiblement, Hide vivait dans l’une de ces résidences.

Deux gardes checkèrent la voiture lorsque Masa s’arrêta devant un grand portail. Ils inspectèrent la berline rapidement, puis murmurèrent quelque chose dans leur oreillette et s’effacèrent pour nous laisser passer. Le portail s’ouvrit automatiquement, dévoilant une route goudronnée qui serpentait entre les érables japonais et les lumignons jaunes. Au loin, sur la colline, s’élevait une splendide villa d’architecte, dans le style Lloyd-Wright, tout en verre et en bois. Facile à investir pour un clan mafieux adverse... s’il n’y avait pas eu autant d’hommes sur place.

Un autre type en costard et oreillette s’approcha quand Masa se plaça à sa hauteur, devant la façade. Il m’ouvrit la porte, tandis qu’un autre ouvrait le coffre pour prendre mes affaires. Évidemment, je n’avais rien emmené. Juste mon sac. Et je portais encore ma tenue du club : une robe noire toute simple et une paire de stilettos à la bride et la semelle transparentes. Le genre de choses que je n’aurais jamais pensé porter de ma vie avant le club...

— Le patron est en haut, m’indiqua le sbire qui m’escorta dans la maison.

Pas une seule présence féminine. Que des hommes... qui, Dieu merci, attendaient à l’extérieur, à divers endroits de la propriété. Mon guide me laissa dans un salon au sol marbré de noir, sur lequel, visiblement, on pouvait marcher en gardant ses chaussures. D’immenses canapés design, du style Roche Bobois, étaient déployés en carré dans une dépression du sol, autour d’une immense table basse en marbre. Sur le mur opposé, en pierre brute, était installé un home cinema. Tout le reste était cerné par les vitrages qui laissaient entrer la forêt dans le salon.

— Installe-toi, m’invita Hide, on ne va pas commencer tout de suite. Tu viens tout juste de rentrer du travail, et tu as fait une longue route. Je te sers un verre ?

Je relevai les yeux pour le voir, pieds nus sur le marbre noir, vêtu d’un simple pantalon de soie noir et une chemise semi-ouverte de la même couleur. Ses cheveux étaient mouillés, comme d’habitude lissés en arrière. Il sortait du bain.

— Je veux bien un campari orange, répondis-je pour le tester.

— Je vais te faire ça. Mets-toi à l’aise pendant ce temps-là.

Il disparut au détour d’un mur, vers ce qui était visiblement un bar. Je descendis les marches menant à l’espace canapé et m’assis, ma fausse fourrure Guess sur les bras. Sur la table trônaient une télécommande, un cendrier vide et un paquet de cigarettes mentholées, de la marque que fumait Noa. Elle était donc venue ici, et avait pris soin de marquer son territoire.

Quelques notes de jazz s’élevèrent, me permettant de me détendre un peu. Hide avait mis de la musique.

— Tu aimes Thelonius Monk ? lui demandai-je en le voyant revenir avec mon verre. Étonnant, pour un yakuza...

— Pourquoi ça ?

— Je t’aurais plutôt vu écouter un rappeur agressif comme King Gidorah...

Hide se permit un lent sourire.

— Il ne faut pas s’arrêter à ces stéréotypes, fit-il en s’installant dans le canapé en face du mien. Même si, à une époque, j’ai effectivement écouté King Gidorah. Je suis étonné que tu connaisses, d’ailleurs. C’est assez vieux.

— Je suis pas si jeune que ça, répliquai-je pour le calmer. Et sinon, qu’est-ce qui t’a fait passer du gangsta rap au jazz bobo ?

Il ne répondit pas.

Une femme, compris-je. Noa... ou plutôt la danseuse Miyabi.

C’est Miyabi, hein ? Ton ex qui a disparu. Qu’est-ce qu’elle est devenue ?

La question me brûlait les lèvres. Mais Hide ne disait rien, et se contentait de me fixer de son regard hypnotique, brûlant.

— Tu as sans doute des questions à me poser, finit-il par dire. Sur la séance.

J’acquiesçai du bout des lèvres.

— Tu as déjà été attachée par un homme ?

— Jamais, répondis-je.

— Aucune expérience de ce genre ?

Nouvelle dénégation de ma part.

— J’ai regardé des images sur internet, avouai-je. Vu des photos d’Araki... et lu le livre d’Agnès Giard.

Il haussa un sourcil.

— Qui ça ?

— L’imaginaire érotique au Japon. Un livre qui montre certaines... pratiques érotiques japonaises.

Hide, de nouveau, sourit.

— Tu trouves ça exotique ?

— Eh bien...

— Moi aussi, je te trouve exotique, asséna-t-il en me regardant droit dans les yeux. C’est pour ça que j’ai envie de t’attacher. Tu as un corps de danseuse, souple et endurant. Tu es faite pour ça.

Je me sentis me ramollir. Ce n’était pas l’effet de l’alcool. C’était autre chose. Ce regard... cette voix...

— Est-ce que c’est... safe ? osai-je lui demander.

— On n’ira pas plus loin que tu ne le veux : c’est toi qui mèneras la danse. Moi, je vais juste t’attacher et te bâillonner. Nue.

— Comment je ferais pour te dire que j’en ai marre, que j’ai mal ou que c’est inconfortable ? réussis-je à articuler.

— Tu as fait du judo, non ? Tu sais comment abandonner sur un étranglement.

— Taper sur le tatami avec le pied ou la main...

— Comme au judo, répéta-t-il. Tu tapes deux fois et tu es libre.

Mais il y avait autre chose qui me taraudait.

— Tu as parlé de photos... Je ne veux pas qu’on puisse voir mon visage, et je veux que tu me remettes les négatifs. Pas de numérique.

Hide sourit.

— Non, pas de photos. Je t’ai dit ça pour ne pas éveiller ta méfiance... mais t’attacher me suffit.

Ne pas éveiller ma méfiance... Il avait donc d’autres intentions que la photo fétichiste.

— Est-ce que tu vas...

— Te baiser ? fit-il en se penchant en avant, ses grandes mains croisées. Je crois me souvenir que tu refusais d’offrir cette prestation.

Mon souffle se bloqua dans ma gorge. Je savais que j’étais devenue rouge écarlate.

— Non, je voulais dire...

— Je ne me tape pas la queue devant les femmes, coupa-t-il.

— D’accord, fis-je d’une voix blanche.

Hide sortit une enveloppe de sa chemise.

— Voilà ce que je t’ai promis. Cinq cent mille yens.

Il se leva.

— Finis ton verre. Je vais te montrer la salle de bains. Tu y trouveras un yukata pour te changer et tu pourras me rejoindre dans la pièce japonaise au bout du couloir.


*


Dans le bain, je me remémorai la conversation que j’avais eue au téléphone avec Sao juste après avoir reçu la proposition de Hide.

— Sasuga, Hide-sama, avait-elle dit. Rien d’étonnant…

— Ah oui ? Ça ne t’étonne pas qu’il soit branché bondage et SM ? Moi ça m’a drôlement surpris.

Sao n’avait pas non plus été étonnée lorsque j’avais amené le sujet Hide sur la table. Depuis qu’elle l’avait vu à la fête de Sanja — et surtout, qu’elle avait croisé mon regard —, elle se doutait de quelque chose. Elle était juste trop délicate pour me poser la question frontalement.

— Ce n’est pas du bondage, m’avait-elle expliqué, pas dans le sens occidental du terme. Dans le SM, c’est très différent. Ici, on appelle ça kinbaku hojôjutsu ou plus communément, shibari. Tous les guerriers savaient le faire… C’est tout à fait normal qu’un passionné d’arts martiaux comme le loup possède ce genre de savoir-faire. En général, à partir de l’époque Edo, cet art est passé des samurai aux gens de la ville, les tatoueurs, les artisans et tout ce qu’on appelait « gens des marges ».

— Tu veux dire que tous ces types attachaient leur femme pour lui faire l’amour ? avais-je demandé, très surprise. C’était normal, ce n’était pas considéré comme une perversion ?

— Non, m’avait expliqué Sao. Au Japon, c’était considéré comme un art. Celui, au départ, d’attacher les prisonniers… Ça a évolué de technique de torture et d’humiliation en plein d’autres utilisations différentes, et je doute que ces spécialistes l’aient pratiqué sur leurs épouses. Il s’agissait de deux registres qui n’avaient rien à voir, et de plus, comme c’était un métier comme un autre, il n’est même pas sûr que ça excitait vraiment les maîtres de shibari. Un type riche, marchand ou fonctionnaire, pouvait très bien engager un de ces maîtres pour qu’il ligote sa femme ou je sais pas qui et s’amuser avec ça après. Le maître — qui devait souvent être un vieux à lunettes — restait des heures à attacher la femme dans la position demandée, très concentré à ne pas laisser de marque, et après il se cassait et laissait faire le mari. Aujourd’hui, ce sont les photographes qui demandent ça.

— C’est vraiment bizarre… C’est dangereux ?

— Si c’est mal fait, oui. Mais je ne pense pas que ce soit le cas avec Ôkami... à mon avis, il sait ce qu’il fait. D'un autre côté, tu sais ce que je pense de lui. De toute façon, il est dangereux, Lola. Tu ne devrais pas frayer avec ce type... même s’il te propose beaucoup d’argent.

J’avais éludé la remarque.

— Ça se passe comment, en fait, ces séances de ligotage ?

Sao avait eu l’air embarrassée par ma question. Cependant, elle y avait répondu.

— Eh bien… Le type t’attache avec une corde en chanvre de sept mètres de long, en faisant des nœuds suivant des formes géométriques compliquées qui font ressortir certaines parties du corps et te mettent dans une position préétablie. La personne attachée, qu’on appelle uke, doit être en bonne forme physique, surtout pour les formes les plus complexes. Ça peut durer très longtemps, et la personne qui attache recouvre le corps de l’autre avec un tissu au fur et à mesure du ligotage pour ne pas lui marquer la peau lorsqu’il tend la corde. Aussi, il garde un couteau à portée de main pour tout défaire au cas où ce serait trop serré. Normalement, tu ne dois pas avoir mal. Simplement, tu es entièrement mise au bon vouloir du maître, et la position est considérée comme une soumission. Le vrai féticheur, il va juste mater son œuvre à la fin, voire prendre des photos avant de tout défaire, mais pour d’autres, c’est un prélude à d'autres choses. Dans ce dernier cas, c’est encore plus une soumission parce que le type il peut faire ce qu’il veut et toi comme tu es attachée tu peux juste subir. Bref, t’as intérêt à avoir confiance, d’autant plus que si tu as mal le type doit pouvoir arrêter tout de suite et te libérer.

C’était cette remarque, qui, plus tard, m’avait fait demander à Hide ses intentions. Mater, photographier... ou autre. Mais sur le moment, avec Sao, je n’avais pas pensé à tout ça.

— C’est quoi les positions ? avais-je demandé, de plus en plus curieuse.

— La plus classique, c’est le treillage de nœuds qu’on appelle karada : t’as les jambes écartées, les mains liées dans le dos et tu as une corde qui te passe aux endroits stratégiques en formant une sorte de treillage. Mais t’as la bouche libre et tu n’es pas suspendue.

À ce moment-là déjà, cette précision de Sao m’avait fait frissonner. La position la plus simple... être suspendue ou avoir une corde dans la bouche, ça devait pas être bien agréable. Mais j’étais loin de me douter que Hide me parlerait de bâillon...

Sao avait continué son exposé.

— Ensuite, tu as la position de la « crevette », ebizeme. C’est une des plus dures, il parait. Après, tu peux être à quatre pattes, une jambe levée, ou suspendue, ou tout ce que tu veux… Les variations sont infinies. La plupart du temps, t’es jamais vraiment à poil : les types te font porter un kimono qui recouvre une partie de ton corps et en découvre d’autres. Généralement, le ventre est couvert.

— Eh ben, c’est tout un programme, avais-je conclu. Ça ne me branche pas trop.

Sao avait abondé dans mon sens.

— Ouais, c’est pas ton genre. Mais ça ne m’étonne pas du tout que ce soit celui d’Ôkami… Et ça doit être d’autant plus être un challenge pour lui que t’es du genre à résister et refuser ce genre de truc. C’est pas trop intéressant pour les maîtres d’attacher une nana déjà soumise. Voilà pourquoi il te propose ça. Il veut te soumettre, te dresser...

Sao avait raison. Hide voulait m’humilier, depuis le début. Sûrement parce que j’avais fait l’erreur de refuser sa proposition de « protection », ce soir-là à Shinjuku, lorsqu’il m’avait secouru. Et moi, au lieu de prendre mes jambes à mon cou, de disparaitre, j’étais allée me jeter tout droit dans la gueule du grand méchant loup.

Je ne pouvais plus faire machine arrière, à présent.

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