La cascade du serpent

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Je passai plusieurs jours chez Sao à ne rien faire du tout. Pendant une semaine, mes activités se limitèrent à un coup d’aspirateur par ci par là, un coup de main à la cuisine ou préparer le goûter de Kouma lorsqu’il revenait de l’école. Les gamins japonais étaient remarquablement autonomes, même lui n’avait pas vraiment besoin de moi. Et aux fourneaux, je gênais Sao. Cette dernière n’avait finalement pas eu le temps de m’emmener au mont Takao, aussi, un jour de beau temps où elle devait accompagner Kouma dans sa belle-famille à Yamanashi — un trajet de plusieurs heures en voiture, et pas une partie de plaisir —, elle me proposa à aller m’y balader seule.

— Ils font des mini-retraites d’ascèse de la cascade, le week-end, avec une dégustation de cuisine de monastère au temple. Va jeter un œil, voir si ça t’intéresse !

L’ascèse de la cascade... Se laisser frapper, à moitié nu, par un filet d’eau glacée en récitant des sûtras. Sao m’affirma que plein de gens le faisaient, y compris des étudiants en période d’examen ou des karatékas voulant tester leur résolution avant un match. Selon elle, il y avait même des coiffeurs qui voulaient prendre « un coup de frais ». Cela pouvait peut-être me faire du bien... mais en tant que spectateur seulement.

— Prends le direct pour Hachiôji : il y a un express qui va à Takao en sept minutes de là-bas. Je te laisse les clés sous le paillasson : je vais sans doute devoir passer la nuit chez mes beaux-parents.

Je fis une mine de circonstance pour encourager Sao et décidai de suivre ses conseils.

Machida, c’était déjà la campagne, si l’on peut dire, mais Takao, c’était encore autre chose. Et pourtant, la montagne était visible de Shinjuku par beau temps... Ce qui m’avait toujours frappé dans ce pays, c’était la différence avec l’image qu’on en donnait à l’extérieur : hyper technologique, hyper urbain, rempli de gens. Mais une fois sorti de Tokyo — et notamment, de son hypercentre —, on se trouvait tout de suite plongé dans la ruralité. Takao ne se situait qu’à une quarantaine de minutes de Shinjuku en express. Et pourtant, il s’agissait d’un tout autre monde.

Les beaux jours de mai étaient en train de laisser place à la mousson. Le mois de juin, autant que je m’en souvenais, avait toujours été pluvieux. Ciel gris nuage, mais chaleur étouffante, avec l’impression de vivre dans une buanderie. Lorsque je descendis du train, quelques petites gouttes tombaient sur les magnifiques hortensias japonais, qu’on voyait fleurir en grappes bleu pâle le long de la rivière, sitôt sorti de la station Takao-san Yakuô-in mae. Aux alentours, rien que des collines perdues dans la brume, des routes de montagne goudronnées bordées de combini avec, çà et là, un restaurant de tempura solitaire. Il y avait même un bizarre « musée de la magie » dont la façade kitsch imitait une pyramide égyptienne, et bien sûr, les inévitables love-hotels. Il y avait beaucoup de ces endroits dans les banlieues rurales des grandes villes... parce que le foncier était moins cher, et que les couples qui s’y retrouvaient voulaient être tranquilles. Personnellement, j’avais toujours trouvé ces endroits sordides. Dans ces no-man’s land, cela faisait de parfaites scènes de crime.

Je n’arrivai toujours pas à me sortir Miyabi de la tête... ni Hide. C’était très certainement un salaud, doublé d’un malfrat sans cœur, mais un tueur... ?

Arrête de penser à lui. Tu es sorti de sa vie. C’est fini.

Je m’arrêtai devant un plan couronné d’un gros tengu, ces fameuses créatures décrites par Kouma. On pouvait accéder au temple de deux manières : en prenant le funiculaire (payant, et pas forcément bon marché), ou à pied, au terme d’une randonnée d’une à deux heures de marches (ou plus) selon votre état physique. J’optai pour la seconde. J’avais besoin de me vider la tête.

Les chemins étaient relativement peu fréquentés, et plutôt raides. Ils étaient bordés de petites statues bouddhiques appelées Jizô, ces petits bonhommes revêtus de bavoirs et de bonnets rouges identifiables au premier coup d’œil. J’avais lu quelque part un jour que ces statues étaient offertes par des parents ayant perdu un enfant... souvent par avortement.

Dans cette végétation semi-tropicale, la chaleur devenait étouffante, et je me mis à suer à grosses gouttes. Je savais que mes cheveux avaient déjà commencé à frisotter, ce qui n’arrivait jamais aux Japonaises dont la chevelure restait toujours superbement disciplinée, même dans cette cocotte à vapeur que devenait l’archipel en temps de mousson. Mais cela me faisait du bien d’être sans maquillage, dégoulinante et rougeaude, en short et en tenue de rando. Après des mois à boire du champagne, à me pavaner dans des tenues chères, à servir d’objet de luxe pour attiser la convoitise des hommes... je me sentais comme purifiée. La retraite bouddhiste avait du bon. Dommage que les moustiques aient été de la partie... et ici plus qu’ailleurs au Japon, il était mal vu de les tuer.

Le son rafraîchissant d’une cascade à l’issue d’un raidillon m’indiqua que j’avais atteint mon premier objectif. Essoufflée, je déchiffrai le panneau : Biwa taki, la « cascade du luth ». Joli nom... Un moine imposant, qui tenait plus du lutteur que du religieux, pressait à grands pas une petite troupe de retraitants. Amusée, je me mis au bord pour les observer. Vêtus seulement d’un fundoshi pour les hommes et d’un austère yukata de coton blanc pour les femmes, ils avaient l’air transis. L’une des filles était tatouée des pieds à la tête, et pourtant, personne ne la regardait bizarrement. Tous ces gens n’avaient qu’un seul objectif : faire pénitence.

— Allez, joignez les mains et répétez après moi ! tonna le moine en les flagellant légèrement avec son chapelet. On nomaku sanmanda basaradan senda makaroshada sowataya un tarata kaman !

Je souris devant la difficulté qu’avaient ces malheureux candidats à répéter cette formule incompréhensible.

— Plus vous crierez fort, moins ça sera dur ! Allez, on y va ! Toi, tu passes le premier !

L’ascèse était plutôt militaire. Malheureusement, la cascade en elle-même était dissimulée par une statue de démon grimaçant sur fond de flammes, et délimitée par une corde en paille tressée : je ne pouvais pas y accéder. Je laissai donc les retraitants et continuai à explorer les environs. Le chemin pour accéder au temple continuait à monter sur la gauche, mais il y en avait un autre plus bas, qui serpentait dans une allée de torii en pierre. Attirée par ce chemin mystérieux qui serpentait dans l’ombre de la forêt, je le suivis.

Il y avait une autre cascade en bas. J’entendis le chant de l’eau cinq minutes avant d’arriver. Un autre panneau indiquait son nom : Ja-taki, la « cascade du serpent »... C’était plus calme ici, plus sombre. Pas de moine éructant des ordres et de pénitents en blanc, alignés comme des mochis. Et le « serpent » se donnait à voir, déroulant ses écailles argentées le long de la montagne. Je poussai le petit portique qui délimitait l’espace sacré — il était ouvert — longeai l’oratoire consacré à un certain « Dragon vert » et débouchai sur le petit lac formé au pied de la cascade.

Il y avait quelqu’un en dessous, en train d’accomplir l’ascèse, les mains formant le sceau du sabre sous le jet d’eau. Un homme. Grand, bronzé, bien bâti, sa virilité révélée à travers le coton mouillé de son fundoshi. L’eau coulait sur les vagues et les dragons gravés sur son corps musclé.

— Hide, murmurai-je en fermant les yeux, presque soulagée.

Je devais être en train de rêver. Le tengu du mont Takao me jouait un mauvais tour. Ou alors — et c’était plus probable — Hide continuait de me faire surveiller, et savait où je me trouvais, chez qui j’étais.

Pourtant, lorsqu’il sortit de l’eau, il parut presque encore plus surpris que moi. Son visage habituellement impassible, ses prunelles où dansait une lueur féroce et moqueuse semblaient transformés par l’étonnement... et l’inquiétude.

Je le vis avancer à grands pas autoritaires, fondre comme le faucon sur sa proie.

— Lola, fit-il en m’attrapant par les épaules. Où étais-tu ? Je t’ai fait chercher partout. Pourquoi tu ne réponds pas au téléphone ?

— Kami gakari, répondis-je en me dégageant lentement de sa prise. J’ai été enlevée par les dieux.

La formule consacrée pour les disparitions. Celle de Miyabi, notamment. Est-ce que Hide allait faire le rapport ?

— Ne dis pas des choses pareilles, grogna-t-il. Masa a pris toute la responsabilité sur lui. Il m’a présenté ses excuses officielles.

— C’est-à-dire ? demandai-je, sentant l’inquiétude monter.

Hide avait l’air furieux.

Yubi-tsume, répliqua-t-il. C’est comme ça qu’on présente ses excuses à son oyabun, dans l’organisation.

Je sentis mes jambes mollir. Yubi-tsume... l’ablation de l’auriculaire. Masa avait perdu un doigt par ma faute... !

Hide me rattrapa de justesse.

— Viens, dit-il en me chargeant contre sa poitrine.

Encore ruisselante d’eau, sa peau tatouée avait la froideur des écailles d’un reptile. Ayant reçu l’eau du serpent, c’était sans doute normal... Hide me porta jusqu’à la cabane d’ascèse, et il m’installa sur un des bancs.

— Bois un coup, dit-il en me tendant une bouteille d’eau sortie d’un sac de sport.

Le sien. Il était venu seul, sans hommes de main ni costume de parrain. C’est alors que je pris conscience de ma tenue, et de mon état général. J’étais affreuse.

— Ne me regarde pas, gémis-je en cachant mon front dans ma main.

— Tu as pris un coup de chaud, répondit-il en enfilant un sweat-shirt. C’est normal ici, dans cette forêt. Les pentes sont raides. Allez, bois. Tu peux finir.

Il déboucha la bouteille et me la posa sur les lèvres, comme s’il donnait le biberon à un bébé. Son visage dur avait pris un air légèrement concerné. Il avait revêtu une tenue de jogging, et ses cheveux, libérés de la tonne de gel dont il les enduisait d’habitude, retombaient le long de son visage. Je ne l’avais jamais vu comme ça, dans une tenue aussi décontractée. On en oubliait presque que c’était un yakuza.

— Je suis désolée pour Masa, articulai-je après avoir bu une bonne lampée.

— Il n’aurait pas dû te laisser filer. C’était son erreur.

Je jetai un regard féroce à Hide.

— J’étais donc votre prisonnière, à toi et Noa ?

Un sourire fin apparut sur la bouche de Hide, alors qu’il ramenait ses cheveux noirs en arrière.

— La prisonnière de Noa ? Non... même si elle s’est inquiétée pour toi. La mienne... peut-être.

Je grognai quelque chose d’indistinct, concernant Noa et ses « inquiétudes ». Elle pouvait bien aller se faire foutre. Pas par lui, de préférence.

— Je suis libre, Hide. Vous n’avez aucun droit sur moi, ni toi, ni Noa.

— Vraiment ? Je n’en suis pas si sûr.

Je me relevai.

— Quoi ? m’insurgeai-je. Je suis libre. Je n’ai aucun compte à vous rendre !

Hide, qui avait attrapé mes poignets, me fit redescendre immédiatement.

— J’aime quand tu t’énerves comme ça, ricana-t-il, tous crocs dehors. Mais je te conseille de te tenir tranquille. Tu t’échauffes pour rien. Il ne faudrait pas que j’aie à te jeter dans la cascade sans purification préalable... le dragon ne serait pas content.

— Tu peux aller te faire voir, toi, Noa et ton... dragon ! sifflai-je. Tu t’es servi de moi, Hide. Tu m’as mise en première ligne pour pouvoir protéger ta favorite, puis tu m’as baisée, et renvoyée comme une simple pute... ah, vous vous êtes bien foutus de moi, tous les deux ! Mais c’est terminé ! Plus jamais je...

Hide écrasa sa bouche contre la mienne, mettant fin à mes protestations. Révoltée, je tentai de le repousser... avant de m’effondrer et de lui ouvrir mes lèvres.

— Voilà, osa-t-il triompher avec un sourire conquérant, ça va mieux quand tu es calme.

Je lui mis une claque. Il me regarda, les yeux agrandis, ses iris luisants d’une teinte rouge que je ne lui avais vus que dans le feu de l’action. Furieuse de lui avoir encore succombé — et d’être de nouveau sur le point de le faire —, je lui collai une autre claque... que cette fois, il intercepta.

— Ça suffit, grogna-t-il en me serrant contre sa silhouette massive, tentant de me maîtriser.

— Qu’est-ce que tu vas faire, cette fois ? Me violer, ici, dans cet espace sacré ?

— Ça ne me déplairait pas — et à toi non plus, d’ailleurs —, mais ce n’est pas à ça que je pense. Je veux que tu m’écoutes, Lola.

— Je veux plus t’écouter, chougnai-je, consciente que j’étais en train de lui faire une scène ressemblant trait pour trait aux crises de nerfs qu’on prêtait aux femmes occidentales. Tu t’es servi de moi, tu m’as souillée, trainée dans la boue !

— Oui, je t’ai souillée, admit-il. Mais c’est parce que je suis un gokudô, un malfrat, et que je ne pouvais pas te résister. Depuis que je t’ai vu dans ce restaurant arabe, je n’ai eu qu’une envie, Lola : te posséder.

— C’était un restaurant turc, corrigeai-je, et je ne suis la « possession » de personne ! C’est pas parce que tu m’as eue une fois que je suis à toi !

Mais c’était trop tard. Hide m’avait repris dans ses filets, enroulant de nouveau ses anneaux autour de moi, comme le terrifiant époux serpent du conte traditionnel. J’étais prisonnière de ses bras, de sa bouche, de son odeur, de sa voix. Je ne pouvais plus partir.

— Je t’ai eue, oui, murmura-t-il de sa voix rauque. Et je t’aurais encore. Tu m’appartiens, Lola.

— Tu m’as suivie, pleurai-je, consciente que j’étais fichue. Et moi qui me croyais à l’abri de vos manigances... Comme Idriss, qui me suivait partout, où que j’aille, et qui m’empêchait de vivre ma vie !

— Arrête, Ro-chan, fit Hide en caressant mes cheveux. Non, je ne t’ai pas suivie. À vrai dire, je ne pensais pas te trouver là.

Et il croyait que j’allais avaler ses sornettes !

— Ah oui ? C’est un heureux hasard, alors ? Comme le fait que je ne tombe que sur des salopards psychopathes et harceleurs, amateurs de baston et de trucs borders, comme Idriss ou toi ?

Je pensais que Hide allait s’énerver, mais il conserva son calme.

— J’appellerais plutôt ça go-en, le lien karmique. Le mont Takao est réputé parmi les pratiquants d’arts martiaux : j’y vais en retraite depuis l’époque où je combattais de manière professionnelle. Particulièrement lorsque je suis contrarié, ou que j’ai besoin d’expier quelque chose...

— Expier tes crimes ? Alors pourquoi tu ne me laisses pas partir, et sortir de votre vie pour de bon, à Noa et à toi ?

— Parce que je n’en ai pas envie, osa-t-il. Et toi non plus.

— Idriss aussi prétendait savoir ce qui était bon pour moi, grinçai-je, agressive. Quand je disais non, il entendait oui. Comme toi !

— Je ne suis pas cet Idriss. Et tu n’es plus cette Lola. Tu es juste prisonnière du lien karmique dans lequel tes actions t’ont enfermée.

Un yakuza qui me faisait un prêche de morale bouddhique... c’était la meilleure ! Mais guère étonnant. Du reste, il n’avait pas tort : dès que Sao m’avait parlé du mont Takao, j’avais su, plus ou moins consciemment, que c’était le genre d’endroit qui pouvait être lié à Hide.

Je repoussai les mèches collées sur mon front, tentant de me calmer. Hide m’avait relâchée. Il me regardait et attendait, attentif, la bouteille d’eau vide toujours dans la main. Personne ne parlait. Pour la première fois, j’entendis le chant strident des semi, les fameuses cigales japonaises symboles de l’été.

— C’est quoi, cette formule qu’on leur faisait répéter, là-haut ? demandai-je pour me donner une contenance. Om nomaku je sais pas quoi...

Hide désigna de sa bouteille la statue d’une divinité grimaçante devant lui.

— Le mantra de Fudô. Le bouddha patron des shugyôsha.

Les shugyôsha. Ceux qui faisaient l’ascèse... un terme issu des arts martiaux. Ça aussi, je le savais.

— Et toi ? Tu es en shugyô, toi aussi ?

— Oui.

— Pourquoi ? Tu sens que tu as besoin de te purifier ?

— Peut-être.

— Une raison ?

— J’ai commis une erreur.

— Laquelle ?

Hide me regarda droit dans les yeux.

— T’avoir laissé partir ce soir-là.

— Et tu...

— J’aurais dû te garder attachée, et te baiser encore.

Je lui mis une nouvelle claque, plus molle que les précédentes. Il attrapa ma main au vol, et la garda dans la sienne.

— Et passer le reste de la nuit avec toi. Comme ça, tu ne te serais pas enfuie, et Masa aurait gardé son doigt.

Il se releva.

— Allez, viens. On doit faire pénitence tous les deux pour nos conneries.

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