Les scrupules de Masa

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Lorsque je m’éveillai, Hide était déjà parti. J’avais vaguement ouvert les yeux vers huit heures et l’avais vu quitter le lit pour aller prendre sa douche, tout en le plaignant intérieurement. Le pauvre n’avait pas eu beaucoup de sommeil... Pour ma part, je dormis jusqu’à dix heures et demie. En me levant, je n’étais pas très fraîche. Aussi fus-je surprise de tomber sur Masa dans le salon.

Suman, s’excusa-t-il en s’inclinant à quarante-cinq degrés. Le boss m’a chargé de t’emmener à Karuizawa.

— Je dois aller à la danse, fis-je. Est-ce que ça peut attendre cet après-midi ?

Masa eut l’air ennuyé.

— J’ai des ordres...

— Je vais lui passer un coup de fil, fis-je en prenant mon téléphone.

Ce faisant, j’aperçus deux paquets cadeaux sur la table. L’un d’eux venait d’un grand magasin — Takashimaya — mais l’autre avait été fait grossièrement, avec du papier brillant et un gros nœud rouge.

Je jetai un coup d’œil interloqué à Masa. Tout ça n’était pas là cette nuit.

— Ah... le boss a laissé ça pour toi. Il est très satisfait de tes services.

— Mes services ?

Masa tourna la tête, visiblement embarrassé. Il était cash, mais aussi particulièrement maladroit. J’espérais toutefois que ce n’était pas ainsi que Hide me voyait... comme une pourvoyeuse de « services ».

Je pris les paquets pour les ouvrir dans ma chambre. Le premier — Takashimaya —, était un tablier traditionnel japonais, une espèce de jupe en coton indigo bordé de tissu de soie à motifs de grues et de pivoines. C’était beau, et pouvait probablement être porté en dehors de son application habituelle, mais cela restait un tablier de cuisine. Qu’est-ce qui était passé dans la tête d’Hide pour m’acheter ça ? Je craignais de le deviner. C’était, du reste, la première fringue qu’il m’offrait n’étant pas un truc outrageusement sexy et logoté d’une maison prisée par les mafieux. J’avais déjà constaté qu’Hide adorait les fringues, de préférence voyantes et italiennes.

Le second cadeau était encore plus surprenant. C’était un nounours géant.

Je pris mon téléphone.

— Hide ?

— Ouais.

— Tu es occupé ?

— Ça va. Tu es arrivée à la maison ?

Mon cœur se serra à cette évocation. La maison. La nôtre, pour lui.

— Pas encore... Masa va me conduire tout à l’heure. Je voudrais aller à la danse avant.

— Mhm. Je préfèrerais que tu partes maintenant, mais bon.

— J’ai eu tes cadeaux, au fait... Merci.

— Ça t’a fait plaisir ? Tant mieux.

Je laissai passer une seconde.

— C’est pourquoi, le tablier ? Pour faire la cuisine chez toi ?

— Ça ne te plaît pas ? répondit-il, un peu sur la défensive.

Je poussai un soupir, renonçant à faire à Hide une leçon de féminisme. Il n’aurait pas compris.

— J’ai pas dit ça. Ça m’a étonné, c’est tout. Et le nounours ?

— Toutes les filles aiment les nounours, non ? répliqua Hide.

Je me forçai à garder mon sérieux.

— Peut-être, mais où tu l’as eu ? T’es tout de même pas descendu faire un saut au Kiddyland d’Omote-sandô pendant que je dormais, si ?

— Je l’ai gagné au stand de tir de Sanja matsuri la dernière fois, avoua Hide.

— Tu ne l’as pas offert au fils de Noa ?

— Il en avait déjà gagné un.

— Tu as remporté le nounours deux fois ? m’exclamai-je.

— Oui, répondit Hide après une petite hésitation.

— Ils ont dû te laisser gagner, c’est pas possible ! C’est le plus gros prix !

Le forain devait avoir reconnu le kumichô de la branche locale du Yamaguchi-gumi.

— Je suis comme toi, je ne suis pas mauvais à ces trucs, bougonna Hide d’une voix vexée.

Il était sans doute meilleur, même.

— On se voit ce soir, alors. Il faudra que je te remercie... Peut-être que je te cuisinerai quelque chose, nue sous mon tablier, minaudai-je avec une pointe d’ironie.

Hide grogna quelque chose d’indistinct. Je le sentais troublé, et ce n’était pas pour me déplaire.

*

Masa était toujours dans le salon. Assis sur le canapé, il pianotait quelque chose sur son portable, qu’il rangea dès qu’il m’aperçut.

— T’as eu le boss ?

— Oui. Il a dit que je pouvais aller à la danse.

Derrière ses lunettes noires à verres ronds, je vis Masa froncer les sourcils.

— Mhm... j'aurais voulu l'entendre de vive voix.

— Apelle-le, alors, proposai-je, l’air de rien. Mais il est en réunion.

Je vis que Masa hésitait. Pour ma part, j’étais de plus en plus agacée d’être traitée comme un colis qu’on déplace à loisir, sans avoir mon mot à dire. Qu’est-ce que je risquais, en plein jour, dans ce quartier chic ?

Mais Masa ne lâchait pas l’affaire.

— On va faire comme il a dit, fit-il en se levant. Tes bagages sont prêts ?

Je pris une grande inspiration et croisai les bras, résolue à défendre ma position.

— Masa... Je tiens vraiment à aller à ce cours. Je ne risque rien, là.

Nouveau froncement de sourcils de sa part, suivi d’un léger réajustement de lunettes. Le tic de Masa, qui ne les enlevait jamais.

— C’est au boss de juger. Moi, il m’a dit de t’escorter jusqu’à Karuizawa et de faire en sorte qu’il ne t’arrive rien jusqu’à ce que je te remette entre ses mains. C’est une affaire d’honneur, tu comprends ? J’ai donné ma parole.

L’irritation grandissait dans mon ventre.

— Me remettre entre ses mains ? répétai-je, incrédule. Mais je suis une personne, pas une chose !

— Ouais, t’es la nana du boss. Raison de plus pour suivre ses ordres à la lettre. J’ai déjà failli une fois, ça suffit comme ça.

Je jetai un œil sur son petit doigt coupé. La culpabilité calma ma colère.

— Justement, à ce sujet... Je n’ai pas eu l’occasion de m’excuser, Masa. Mais je t’assure que je peux aller à la danse, c’est juste à côté. Ensuite, je te suivrai sans faire de problème.

— C’était de ma faute, et j’assume mon erreur, lâcha-t-il. Je devais te coller au train, où que tu ailles. C’est très important pour le boss que sa femme soit protégée.

Sa femme. Le mot était lâché... mais je savais qu’il n’avait pas la même valeur en français qu’en japonais, et encore moins dans ce milieu-là. La traduction la plus correcte aurait été sa « femelle ».

— Je le sais bien, mais...

— Non, tu ne sais pas, me coupa Masa abruptement. Tu ne sais pas à quel point ce type est dangereux.

— Tu parles de Hide-san ?

— Je parle de Li Intyin, le mec qui en a après toi.

Une sueur glacée me coula le long du dos.

— Il fait une fixette sur aniki, à cause de son statut d’ancienne gloire du Pride FC. En plus, il l’a humilié la dernière fois en le coupant avec son propre sabre. Il a juré de prendre sa revanche, mais ce qu’il veut, c’est l’affronter à mains nues, alors il est probable qu’il te prenne pour cible pour forcer le boss à accepter ses conditions.

— Hide ne veut pas se battre contre lui ? demandai-je faiblement.

— Non, et il a bien raison, répliqua Masa. Ce mec a dix ans de moins que lui, et on parle beaucoup de lui depuis quelque temps. Kazu-san est une légende dans le milieu, c’est vrai, et il était absolument imbattable à une époque. Mais ce n’est plus le cas. Il a été blessé très gravement il y a quinze ans, et surtout, il a vieilli. Il n’est plus au niveau pour l’emporter contre un chien fou comme ce Tigre Blanc. Ce mec est un tueur, littéralement. Ce n’est plus le cas de Kazu-san.

Masa, emporté par la conversation, était passé de « aniki », l’honorifique affectueux utilisé chez les yakuzas envers un supérieur, à « Kazu-san ». Pour une raison obscure — mais que je croyais deviner —, il se refusait à l’appeler Hide et préférait utiliser comme diminutif le deuxième caractère de son nom.

— Pourtant, il a déjà tué des gens, non ? fis-je faiblement.

Il y avait un petit espoir pour que je fasse erreur. Cependant, Masa me détrompa :

— Oui, et il a même fait de la taule pour ça. Sept ans, pour prendre ses responsabilités auprès de l’organisation. Mais une fois ses dettes réglées, il n’a plus jamais pris la vie d’un autre être humain. C’est un homme intègre. Ce n’est pas le cas de Li Intyin, qui, lui, est un assassin professionnel, et fait du meurtre son quotidien. Tu comprends, maintenant ?

Effectivement. Je comprenais. Pour reprendre les termes d’Idriss... Hide était un combattant « rituel », qui obéissait à des règles viriles et refusait de tuer. Alors que l’autre, lui, était dans le « réel », le mode survie, même. C’était un prédateur, un vrai.

— Tu penses que Hide n’aurait aucune chance, face à ce Li Intyin ? demandai-je doucement.

Masa sembla hésiter. Mais il dû voir que ma question était sincère et sans arrière-pensée, alors, à travers ses verres fumés, il verrouilla ses yeux dans les miens :

— Sans armes, à un contre un ? Aucune, confirma-t-il.

Et face à mon air contrit, il ajouta cette précision de taille :

— Il y a quinze ans, il l’aurait battu, cela dit. Sois-sûre de cela.

*

Masa m’avait convaincue. Renonçant à discuter avec lui, je rassemblai mes affaires. J’avais séché la danse : aussi ne fus-je pas surprise de recevoir un appel de Sao.

— Désolée, lui dis-je en répondant. Je t’ai fait faux bond... mais c’était un cas de force majeure. Hide veut...

— Lola, m’interrompit la voix tremblante de Sao. J’ai besoin de toi.

Son ton m’alarma immédiatement.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— C’est Kouma... il n’est pas rentré de l’école ce matin.

Je sentis le sang se figer dans mes veines.

— Quoi ?

J’entendis Sao renifler.

— D’habitude, il rentre directement... alors je suis allée à l’école. L’instit prétend que son oncle est venu le chercher... un type avec des cheveux décolorés !

— Des cheveux décolorés ?

— À blanc, gémit Sao. Je ne connais personne de ce genre. Je me demandais si... ce ne serait pas un de tes copainsyasan ?

La honte m’envahit. C’était à cause de moi et de mes mauvaises fréquentations que Sao avait perdu son fils... et c’était probablement ce « Tigre Blanc » qui l’avait enlevé.

— Ne t’inquiète pas Sao, tentai-je de la rassurer. Hide va tout arranger !

— Ôkami-san ? Il va venir ici, à Sagamihara ?

— Pour l’instant, il est au bureau. Mais il va venir, j’en suis sûre. En attendant, ne bouge pas, je te rejoins !

— Tu ferais ça ? Merci...

— C’est la moindre des choses !

*

Cette fois, je n’écoutai pas les protestations de Masa.

— C’est mon amie, comme une sœur, insistai-je face à son intransigeance. Je ne peux pas la laisser tomber maintenant, après tout ce qu’elle a fait pour moi !

— Je comprends, mais ce qui lui arrive ne te regarde pas, répéta Masa comme une machine. Ce n’est pas toi qui ramèneras son fils. Laisse le boss régler ça quand il rentrera.

— Non ! explosai-je. Je dois être là pour elle. C’est à mon tour de payer ma dette ! C’est important pour vous, ça, non ? Le ninkyô, la notion de « on », la dette d’honneur, tout ça ?

— Tu ne fais pas partie du milieu, dit sombrement Masa. Tu n’es même pas Japonaise. En quoi cela te concernerait-il ?

Et voilà, elle était arrivée, la fameuse allusion à ma non-japonéité... Je l’avais attendue longtemps, celle-là.

— Parce que je suis un être humain avant tout ! Et Sao est mon amie. Je lui suis redevable, et je veux être là pour la soutenir !

Masa soupira, enleva ses lunettes et se frotta les yeux. Je le sentais un peu moins inflexible.

— Je suis sûre qu’Hide serait le premier à approuver, fis-je plus doucement. Il dit toujours qu’il ne faut pas causer de tort aux katagi...

J’avais déjà tenté de le joindre, et Masa aussi. En vain. Il devait être très occupé. Probablement en réunion, comme d’habitude. Même les yakuzas ont la réunionite aigue, dans ce pays.

— Bon, finit par statuer Masa, je veux bien t’accompagner chez cette Sao. Mais ensuite, on file direct à Karuizawa. Et pas de discussion possible !

— Merci Masa, souris-je, soulagé. Vraiment.

— J’espère que je n’aurais pas à le regretter ! grogna-t-il en attrapant ses clés sur la table.

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