3. Home sweet home - Samira
J’ai bien failli hier
Tout avouer
Et vous ouvrir
Mon cœur
Mais incrédule
Vous avez
Haussé les épaules
Sans voir
Oshen - La pudeur
Mercredi 7 juillet 2021
Je suis nerveuse à l’idée de retrouver le cocon familial. Cela ne fait qu’un an que je suis partie et pourtant, ça me semble si loin, si différent de ma nouvelle vie. En avril, pendant le ramadan, je suis rentrée quelques jours. Cette fois, je suis de retour pour plusieurs semaines.
Malgré toutes mes appréhensions et mes questionnements, une fois la porte franchie, je me détends. Je retrouve l’appartement tel que je le connais. Les défauts n’ont pas disparu, l’immeuble est vétuste, mal isolé, mais c’est familier et réconfortant. C’est là que j’ai grandi. C’est chez moi, tout simplement.
— Tu dois avoir faim, me dit mon père. Ta mère nous a préparé à manger, y’a plus qu’à réchauffer.
Je salive en apercevant le plat à tajine dans la cuisine et en respirant la bonne odeur d’olives.
— Tajine Zitoune ! m’écriè-je avec enthousiasme. Ça m’avait manqué !
Nous nous installons côte à côte sur la table de la cuisine.
— C’est gentil baba d’être venu me chercher, mais tu sais, j’aurai pu prendre le bus. Et puis, ça te fait manger tard.
— C’est très bien comme ça. Tu sais, on est contents de te voir !
Il m’offre un doux sourire.
— Moi aussi.
Mais le suis-je vraiment ? Oui, bien sûr, au moins en partie. Je me sens coupée en deux, avec mes racines ici, et mon avenir à Paris. Il y a deux « moi » : Samira et Sam. Je ne déteste pas Samira, mais parfois je vis mal cette dichotomie.
À la fin du lycée, il y avait déjà cette fissure en moi, mais la brèche ne cesse de s’agrandir. J’imagine et appréhende ce que ça pourrait devenir au fil des années. J’ai tellement peur de me noyer dans les non-dits et les mensonges.
Une fois le repas terminé, mon père dépose un baiser sur mon front.
— Je vais chercher votre mère et on va faire les courses.
— Vous avez besoin d’aide ? demandè-je.
— Non, repose-toi. Et puis ton frère ne devrait pas tarder.
Me reposer ? Mais de quoi ? Ma mère fait des ménages chez des particuliers, mon père et mon frère font les marchés. Et moi, je me suis envolée à Paris pour vivre ma meilleure vie. Je suis la seule à ne pas travailler, ce n’est pas à moi de me reposer ! Pourtant j’acquiesce sagement à la demande de mon père.
Je chantonne en terminant la vaisselle, lorsque mon frère arrive derrière moi à pas de loup et me fait sursauter.
— Hmar[1] ! J’aurais pu lâcher le verre et le casser !
Il éclate de rire devant ma mine contrariée.
— Mais tu ne l’as pas fait ! C’était pour tester tes réflexes.
— Comme si j’avais besoin de toi !
C’est notre manière de communiquer, de se dire qu’on est contents de se retrouver. Ali n’a qu’un an de plus que moi, nous avons toujours été très proches. Pourtant, même à lui, j’ai toujours caché mon attirance pour les filles.
Je retrouve avec un certain plaisir ma chambre d’adolescente, pleine de vie et de couleurs. Je défais tranquillement ma valise, lorsque j’entends mon frère me parler depuis le salon.
— C’est qui Axel ?
Je me précipite. Il est allongé sur le canapé et pointe mon téléphone, sur la table basse.
— Tu as lu mes messages ? demandè-je.
Je récupère mon portable, inquiète de ce qu’il a pu lire.
— Quoi ? Mais non, je suis pas un chacal ! J’ai juste vu le nom apparaitre sur l’écran, plusieurs fois. Et plein de petits cœurs !
Il éclate de rire.
— Nan, mais sérieux, reprend-il. Quel mec envoie des cœurs ? C’est totalement niais. Remarque, ça te va bien, t’aimes les trucs niais !
— Ali, ta gueule.
Il se redresse pour s’assoir.
— Oh, comment tu parles mal ! Et t’inquiètes, je dirais rien aux parents. Mais tu peux me raconter à moi.
Il prend sa tête de gentil charmeur, puis tapote la place à côté de lui pour m’inviter à le rejoindre.
— Range ta tête d’ange. Tu sais bien que ça ne marche pas avec moi !
— Ça marche avec tout le monde !
Il fait son petit sourire en coin. Je soupire exagérément et retourne dans ma chambre. Je me laisse tomber sur le lit et serre ma peluche dans mes bras. J’attends que mon cœur se calme, j’ai cru que le moment tant redouté était arrivé. Quelle idiote aussi de laisser trainer mon téléphone. Je le sors de ma poche pour lire mes messages, Axel m’a effectivement envoyé plein de cœurs, ça me fait sourire. Je lui réponds et lui explique le malentendu avec mon frère.
Sam : Et donc, maintenant, mon frère pense que tu es mon mec caché
Axel : wouah
Axel : trop bien mon amour
Sam : c’est pas marrant
Axel : ben si quand meme un peu
Sam : bon j’avoue…
Axel : tu lui as dit quoi ?
Sam : euh rien, j’étais trop en stress à l’idée de devoir tout lui avouer
Sam : bon, d’un autre côté, ça me fait un bon alibi
Axel : à te lire, on croirait que tu as commis un crime
L’homosexualité est condamnée par l’Islam, tout comme le mensonge d’ailleurs. Dans tous les cas, je suis perdante. À un moment ou l’autre, il faudra que je leur dise.
J’ai entendu tellement de témoignages de jeunes queers rejetés par leur famille. Ça me terrorise. L’idée de leur rejet m’est juste insupportable.
Sam : c’est compliqué
Axel : gros calin mon amour
Axel : je suis prêt à jouer le faux petit ami !
Axel : Chérie ? t’es là ?
Axel : ♥♥♥
Sam : t’es con..
Axel : moi aussi je t’aime ma sam-sam♥
Axel : et je suis tout ému !
Sam : hein ?
Axel : fake boyfriend, C’est MA première fois !
Sam : tu sais que dans les fictions, ca commence par une fausse liaison, et après les persos finissent ensemble
Axel : ^_^
Axel : même pas peur !
Sam : bon d’accord, y’a peu de risques
Sam : par contre, sur ce coup là, j’ai un coup d’avance sur toi, je n’en suis pas à mon premier fake boyfriend !
L’année de seconde a été assez compliquée. J’avais une très bonne copine de classe : Marion. Je l’ai présentée à mon frère et ils se sont si bien entendus, qu’ils sont sortis ensemble. Bien entendu, aucun des deux ne soupçonnait que j’étais en crush sur elle. Je me suis sentie terriblement seule. J’avais l’impression d’avoir perdu mon frère et ma copine. Et en plus de ça, je devais supporter de les voir ensemble.
C’est à ce moment-là que je me suis rapproché de David, un garçon de ma classe. Avec sa voix douce et son look androgyne, il se faisait souvent traiter de pédale par les imbéciles du lycée. Il a été le seul à voir que j’allais mal. Je lui ai tout raconté. Il m’a écoutée et rassurée. Il m’a expliqué que je n’avais pas choisi d’être lesbienne, que c’était juste, comme ça. Et m’a affirmé que je n’étais pas un monstre. On passait beaucoup de temps ensemble, si bien que tout le monde en a conclu qu’on était en couple. Aucun de nous n’a démenti. Cela a duré des mois. Jusqu’à ce qu’il parte vivre en Guyane. Je me suis de nouveau retrouvée seule avec le poids de mon secret.
— Toc toc toc.
Ali se trouve devant à l’entrée de ma chambre, un sac à la main.
— Pourquoi est-ce que tu as ramené cette horreur ? demande-t-il en pointant ma peluche. T’aurais dû la laisser à Paris !
— Je peux pas, j’y suis attachée.
Il affiche son petit sourire satisfait. Cette horreur, comme il l’appelle, c’est lui qui me l’a offerte pour mes cinq ans. Enfin, ce sont bien entendu mes parents qui l’avaient achetée, mais comme le raconte souvent ma mère, c’est Ali, qui avait pris soin de choisir ce petit singe pour moi. Il ne m’a jamais quittée.
— Je t’ai ramené ça, me dit-il en me tendant le sac.
À l’intérieur, je découvre une robe verte avec de grosses fleurs orange, le tissu est tout doux et léger, ça a l’air agréable à porter.
— Wouah, elle est magnifique !
— Je savais qu’elle te plairait.
Je la tiens devant moi pour me rendre compte de ce que ça pourrait donner, et ça a l’air d’être la bonne taille. Je ne lui dirais pas à haute voix, mais il est doué.
Mon père vend des vêtements sur les marchés. Il a traversé une période très difficile financièrement. Depuis deux ans, mon frère travaille avec lui. Et de la bouche même de mon père, il a sauvé l’entreprise. Ali est très fort pour dénicher les vêtements qui plaisent. En plus, il a une tchatche incroyable avec les clients et tout particulièrement les clientes. Mais attention, il ne leur vend pas n’importe quoi, il a vraiment du gout !
À mon tour, je sors un paquet de ma valise et lui lance. Il le déballe rapidement et pousse un cri de joie en découvrant deux cartouches Gameboy.
— Je les avais pas ! Elles sont super dures à trouver ! Comment t’as fait ?
— Je les ai depuis un moment, mais je voulais te faire la surprise. Je les ai trouvées sur une brocante.
— C’est super cool !
Je termine de ranger mes affaires, lorsque mon frère me sort de mes pensées.
— Bon sinon, tu veux toujours bosser cet été ?
Je hausse un sourcil, méfiante devant son air taquin.
— Au marché, demandè-je, avec baba et toi ?
— Ah oui aussi, si tu veux faire du bénévolat !
Je hausse les épaules.
— Je suis prête à aider, aucun problème.
— C’est gentil, mais je parlais d’un autre boulot. Pour le week-end et quelques extras.
— Où ça ? le questionnè-je avec plus d’intérêt.
— Au lac.
— À l’hôtel ?
— Non, t’emballe pas… à la friterie de la plage. Mais ça peut être sympa !
— Pourquoi pas... Mais ça sort d’où ?
— J’ai une amie qui bosse là-bas et y’a eu une galère avec un des employés.
— T’as des amies toi maintenant ? le taquinè-je.
— Sœur indigne, je te couvre de cadeaux, te trouve du boulot et voilà comment tu me traites ?
On se met à rire.
— Pour le boulot, je dois contacter qui ?
— Elle s’appelle Zara, je t’envoie son numéro. Tu lui dis bien que tu es ma sœur, je lui ai parlé de toi.
— Zara ?
— Tu la connais ? demande-t-il avec beaucoup d’enthousiasme.
— Hum, y’avait une Zara au club de basket, elle était insupportable.
— Ça doit pas être la même, ma Zara est très cool.
— Tu la connais comment ?
— C’est la cousine d’un pote, Kamal du bâtiment F.
Il me montre une photo en noir et blanc, d’une très jolie fille. Je grimace en reconnaissant son visage.
— C’est bien la fille qui se mêlait de tout, et surtout qui pensait tout savoir mieux que tout le monde.
Au tour d’Ali de grimacer.
— Elle est pas comme ça !
— Mouais… tu lui as parlé au moins ? Ou est-ce que tu as juste regardé ses beaux yeux ?
— Non ! proteste-t-il. Je lui parle souvent. On discute beaucoup, elle est sympa, très intelligente, elle est très cultivée sur l’islam.
Je me mordille la lèvre en me rappelant cette donneuse de leçons qui passait son temps à me faire des remarques.
— Je t’assure que c’est pas un plan foireux, insiste Ali. Fais-moi confiance !
***
Pendant le diner, mes parents m’interrogent.
— Alors quelles sont les nouvelles ? demande ma mère. Raconte-nous, comment ça se passe à Paris ?
Je hausse les épaules.
— Tu sais, j’ai pas grand-chose à raconter…
Du coin de l’œil, j’aperçois le sourire de mon frère et m’empresse de poursuivre.
— En deuxième année, je vais me spécialiser dans la communication. Les cours ont l’air super intéressants ! J’ai également des pistes pour mon stage.
— On est très fiers de toi, dit ma mère.
— Chouchoute, souffle mon frère.
— Tu sais très bien que c’est faux, le réprimande gentiment ma mère. Nous sommes fiers de vous deux.
— Demain, annoncè-je, j’ai un rendez-vous pour un boulot à la base de loisirs.
— Tu n’es pas obligée de travailler pendant tes vacances, intervient mon père. On peut t’aider.
— Vous m’aidez déjà beaucoup, j’aimerais participer. Et Ali travaille lui.
— C’est l’ainé et c’est un garçon.
Je lève les yeux au ciel, puis j’entends mon père rire doucement.
— Mohamed, arrête de l’embêter, intervient ma mère, elle vient tout juste de rentrer.
— Pardon, mais c’est trop tentant, dit-il amusé. Je la fais marcher et elle court si vite. Ma fille, si tu veux travailler, c’est toi qui choisis. Mais pense aussi à te reposer et à t’amuser.
Il se tourne ensuite vers Ali.
— J’ai demandé à Ahmed de venir me donner un coup de main au marché, comme ça, toi aussi tu auras des journées pour profiter de l’été.
— Tu es sûr ? Les touristes commencent à arriver…
Ahmed est le frère de mon père.
— Vous êtes trop sérieux tous les deux ! s’amuse mon père. Enfin, non pas trop, c’est très bien ! Mais vous êtes aussi jeunes, vous devez aussi profiter de la vie.
Il prend un air plus sombre.
— Je suis désolé de ne pas pouvoir vous offrir des vacances au pays cette année encore.
— L’année prochaine, inch’Allah[2], ajoute ma mère.
L’évocation des vacances en Algérie me fait remonter tout un flot de souvenirs : la plage, les cousins, les bons plats de ma grand-mère. L’innocence de l’enfance. Mais aujourd’hui, même si j’aime ce pays, j’ai peur d’y retourner. J’y risque la prison, juste parce que je préfère les filles.
[1] Hmar : signifie âne en arabe, ça désigne aussi une personne stupide
[2] Inch’Allah : expression arabe qui signifie : Si dieu le veut

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