6. La fille du train - Billie

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Voilà qu’elle se retourne

Face à moi, incandescente

Le regard fier

Pourvu qu’elle se retourne

Assourdie par les silences qu’elle me jette

Bakel - Elle se retourne


Dimanche 11 juillet 2021

Le ciel est gris, mais il fait déjà lourd, une chaleur étouffante. En revenant de ma baignade matinale, je passe dans la forêt et respire enfin. Au bout du chemin, se dessine une silhouette colorée. Alors qu’on marche l’une vers l’autre, je la détaille. Elle porte une jupe ample orange et un top vert, ainsi que de grands anneaux dorés aux oreilles. Ses longs cheveux noirs sont malheureusement attachés, mais aucun doute, c’est bien elle : la fille du train. Il me semblait bien l’avoir aperçue hier matin, sur la plage. Amusant qu’on se croise autant, on dirait le début d’une comédie romantique.

Ses pas ralentissent, elle aussi m’observe de ses yeux noisette, un doux sourire aux lèvres. Elle est très belle.

— Bonjour, me lance-t-elle juste avant d’arriver à ma hauteur.

— Euh, salut…

Je cherche quoi dire pour engager la conversation, mais elle poursuit sa route d’un pas tranquille. Je pourrais facilement la rattraper, mais je reste là, et la regarde s’éloigner. Sa queue de cheval se balance au rythme de ses pas. Elle jette un coup d’œil par-dessus son épaule, nos regards se croisent, elle semble s’en amuser.

Qui est-elle ?


***


En début d’après-midi, alors que je rejoins Ulysse et Kloé pour leur pause, j’ai la bonne surprise de retrouver mon inconnue. Elle se tient derrière le comptoir, avec l’uniforme jaune immonde de la friterie, mais même comme ça, elle reste très séduisante.

De nouveau, une connexion visuelle s’établit et un échange silencieux s’installe entre nous. Malheureusement, elle est interrompue par l’arrivée d’un client.

— Tu connais Samira ? me demande Ulysse, étonné.

— Hein ? Euh non, pas du tout. Je me disais juste que c’est cool que tu aies du renfort !

Elle a donc un nom. Samira. Ça sonne bien.

— Oh oui ! Je suis tellement soulagé !

— Elle est sympa ?

— Oui, elle est géniale ! Et vous ne devinerez jamais…

— Est-ce que c’est lié aux extraterrestres ? intervient Kloé en bondissant devant lui comme un diable hors de sa boite.

— Quoi ? Mais non, aucun rapport ! Laisse-moi parler ! s’agace-t-il.

— Ah non ! Tu viens de nous mettre au défi avec ton : vous devinerez jamais ! Maintenant, assume et laisse-nous jouer !

Il fait la moue, dubitatif, mais Kloé me tend déjà un micro invisible pour que je fasse une proposition.

— Euh… est-ce qu’elle est connue ?

— Non.

— Oh ! Attends ! Du coup, c’est le contraire, elle est discrète parce qu’elle cache un lourd secret ? demande Kloé toujours à fond.

Ulysse secoue la tête.

— Une espionne ! propose-t-elle.

— Mais oui… bien sûr ! Elle vient de Corée du Nord pour voler la fameuse recette du panini trois fromages ! ironise Ulysse. N’importe quoi ! C’était ma voisine quand j’étais à l’école primaire !

— Han, mais tu triches, râle Kloé. C’était ma prochaine question ! J’aurais pu trouver !

Je ricane en les voyant se chamailler. Je jette un petit coup d’œil vers la friterie et croise de nouveau son regard.

— Du coup, tu la connais bien ? demandè-je.

— Oui ! Enfin, quand on était enfant. Ali, son frère, était mon meilleur ami.

— Oh, c’est drôle comme coïncidence, commente Kloé. Mais j’aurai préféré une histoire d’alien ou…

Elle s’arrête au milieu en fixant ma main.

— Attends, t’as un tatouage ? Mais depuis quand ?

À mon tour, je regarde le petit cœur sur mon annulaire, comme si je le découvrais. Par chance, il est caché entre mes doigts et ma peau brune le rend encore plus discret.

— Oui, on l’a fait avec Charlotte, expliquè-je.

— Un tattoo de couple ? demande Ulysse. C’est tellement romantique ! J’adore !

J’acquiesce et me force à sourire, mais ma gorge se noue, mes yeux me picotent.

— Tu m’en a jamais parlé, me reproche Kloé.

Heureusement, Ulysse me sauve la mise. Un large sourire sur les lèvres, il soulève sa chemise et descend légèrement son pantalon pour dévoiler un tatouage. Un poney à la crinière bleu et violet juste au-dessus de l’aine à droite.

— Je l’ai fait seul, mais je l’aime beaucoup, annonce-t-il.

— Il est très mignon ce petit poney, confirmè-je.

— Je tiens à lever le doute, c’est un pokémon !


***


Une fois de retour chez moi, seule dans ma chambre, je ne vois plus que ce petit cœur qui me nargue.

C’était au mois de mai, Charlotte et moi, nous nous baladions dans Paris. Elle s’est arrêtée devant un salon de tatouage. Elle m’a déclaré qu’elle voulait le faire, maintenant, avec moi. Ses yeux brillaient. J’ai dit oui. Sans plus de discussions, elle a choisi un cœur. Je suis passée la première. Quand est venu son tour, elle s’est défilée. L’aiguille l’impressionnait, elle a eu peur d’avoir mal.

Je me retrouve donc avec un tatouage de couple que je suis la seule à porter.

Comment faire pour arrêter de penser à elle ? Elle est marquée sur ma peau. J’ai mal, pour autant, je n’ai pas envie d’oublier les doux moments passés en sa compagnie.

Un bruit me sort de mes pensées. Je me précipite, mais encore une fois, le petit visiteur est plus rapide que moi. Depuis son premier vol, je laisse régulièrement des fruits sur le bord de la fenêtre. Les morceaux de pommes ont disparu. À la place se trouve une drôle de pierre gris clair d’une forme inhabituelle, pleine de creux et de bosses, tout en rondeur. On dirait une petite sculpture. Je la tourne dans tous les sens, sans comprendre ce que ça représente. Mes doigts suivent les arrondies. Il n’y a aucune aspérité, c’est doux et très agréable au toucher.


***


Lundi 12 juillet 2021

Ce matin, sur la plage, puis dans la forêt, j’ai cherché du regard. Mais aujourd’hui, pas de papillon coloré pour égayer ma journée.

En interrogeant Ulysse, j’ai appris que Samira n’était là que les week-end en extra. Dommage, j’avais envie de poursuivre notre petit jeu.

Après avoir déjeuné avec Kloé, je suis rentrée bosser sur mes projets, tout du moins, j’essaye. À la fin de la semaine, je dois envoyer mes propositions pour un concours de croquis. Sur le modèle que j’ai dessiné hier, rien ne va. Les couleurs sont mal assorties et la robe informe. Je dois tout recommencer.

Mon regard est attiré par l’étrange pierre posée sur mon bureau. On dirait un œil. Est-ce que c’est une tête de poisson ? Je l’attrape et l’examine de nouveau en détail. Ça n’a aucun sens et ça me déconcentre ! C’est juste une pierre. Il n’y a pas de message caché, ou de symbolique à décrypter. Pourquoi faudrait-il que tout ait un sens ? Le monde est rempli d’absurdités. Mon père a raison, je vis trop dans ma bulle.

Deux heures plus tard, je n’ai toujours pas avancé. Allongé sur mon lit, les yeux fermés, je repense à la conversation que j’ai eue avec mon père au sujet de mes études. J’ai osé lui dire que j’étais douée pour le stylisme, et depuis, comme pour lui donner raison, je n’arrive plus à rien. Pourquoi est-ce qu’il faut toujours que je complique les choses ?

— Bichette ? Ah, mais tu es là ?

Je me relève d’un bond, ma mère vient d’entrer dans ma chambre.

— Désolée, je ne voulais pas te surprendre, j’ai appelé et comme tu ne répondais pas… Ça va ? me demande-t-elle, les sourcils légèrement froncés.

— Oui, tout va bien ! J’ai dû m’endormir. Mais et toi ? Qu’est-ce que tu fais là ?

— Je suis juste passée prendre une boite de Doliprane, j’en ai plus au restaurant. J’y retourne.

Pourtant, elle s’assoit sur mon lit à côté de moi.

— Tu as de nouveau des migraines ? la questionnè-je.

— Ça faisait un moment, mais là oui. Ne t’inquiète pas, ça va passer.

Son sourire n’arrive pas à effacer sa fatigue. Elle passe une main dans mon dos, tendrement, puis dépose un baiser sur mon front.

Elle repart, me laissant seule avec mes questions, dans mon petit monde qui n’existe que dans ma tête. Je deviens styliste renommée. Charlotte défile sur les podiums de la fashion week en portant fièrement mes créations. Mais tout ça n’est que fantasme, à commencer par Charlotte, qui ne veut pas de moi. C’est dur à admettre, mais je n’ai été qu’un amusement, une expérience. Elle n’a cessé de me répéter qu’elle n’était pas comme moi et qu’elle préférait les hommes.

On s’est rencontré lors d’un défilé organisé par l’école. Le soir même, elle m’a emmenée chez elle. Elle m’a embrassée. C’était il y a presque un an et il y a eu beaucoup d’autres fois. Des mois de non-relation, de ruptures, de retrouvailles et surtout de trahisons.

« Tu ne comprends pas, c’est compliqué pour moi. Si seulement tu étais un homme, tout serait tellement plus simple. »

Dans un sursaut de survie, il y a deux mois, j’ai mis fin à notre pseudo-relation. Pendant des jours, je l’ai regretté, puis j’ai commencé à m’habituer. J’arrivais presque à ne plus penser à elle quand elle m’a rappelé. Comme toujours, j’ai accouru, on a passé la nuit ensemble. C’était magique. Lorsque je suis partie en cours, elle m’a embrassé, tendrement, en me souhaitant une bonne journée. De nouveau, j’y ai cru. J’ai attendu de ses nouvelles, j’ai envoyé des tonnes de messages. Jusqu’à me dégouter de moi-même.

Elle voulait un homme. Elle est avec Mathias maintenant. Je dois accepter la réalité. Soigner le mal par le mal. Voilà ma justification pour ouvrir son profil Instagram. Mais en découvrant sa dernière photo, mon cœur s’emballe. Elle mange une glace tout en souriant malicieusement. Mais surtout, elle porte la robe que je lui avais faite. Bleue avec de fines bretelles qui se rejoignent sur la nuque. C’est une de mes plus belles créations et elle lui va à merveille.

Charlotte ne fait jamais rien au hasard. Avec cette robe, elle m’envoie un signe. Elle pense toujours à moi.


***


Mardi 13 juillet 2021

Aujourd’hui, je suis avec mon père, il a proposé qu’on passe du temps ensemble. Ce qui sous-entend, l’accompagner dans ses différentes tâches au domaine, tout au long de la journée.

Nous prenons notre petit déjeuner au restaurant de l’hôtel, lorsque je remarque qu’il m’étudie en faisant la moue. Je l’interroge du regard.

— Tu aurais pu t’attacher les cheveux, me dit-il, ça ne fait pas très professionnel.

Il est tout juste sept heures, la journée va être longue.

Après le petit déjeuner, je repasse par ma chambre, pour me « coiffer », comme le désire mon père. Ces cheveux, c’est pourtant à lui que je les dois.

C’est à l’école maternelle que j’ai compris que j’étais noire. Malgré ce que me disaient mes parents, je n’étais pas tout à fait comme les autres. On me questionnait sur la couleur de ma peau, ainsi que sur mes cheveux.

Quelques années plus tard, au collège est apparue la sempiternelle question : Tu viens d’où ?

Ne sachant pas quoi répondre, là encore, j’en ai parlé à mes parents.

— Tu viens du Cantal ! s’est agacé mon père. Tu es née ici !

Sagement, j’ai répété ces paroles. Mais à chaque fois que je donnais cette réponse, je voyais bien qu’elle ne convenait pas à mon interlocuteur. Cela suscitait de la perplexité, de l’incompréhension ou pire, de la moquerie.

Son histoire je l’ai apprise par mes grands-parents, heureusement plus bavards. Ils m’ont raconté leur long périple qui les a amenés en Haïti afin d’adopter mon père et ma tante. Tout cela me paraissait si loin, si différent de moi.

À la maison, mes questions identitaires ont toujours été éludées. Ma mère me répondait que ça n’était pas important et mon père refusait tout simplement d’en parler. Pourtant, le racisme, lui aussi, il en a souffert. Comment aurait-il pu y échapper ? Mais il est de ceux qui ne montrent jamais leurs moments de faiblesse. Rester fort, avant tout. Je crois que je lui en veux de m’avoir laissée seule dans cette galère. J’aurais aimé pouvoir partager ça avec lui.

Un jour que je le questionnais de nouveau sur Haïti, il s’est énervé.

— Le passé c’est le passé, intéresse-toi plutôt au présent ! Ta vie, tout comme la mienne, est ici ! Haïti n’a pas voulu de nous, il n’y a rien d’autre à savoir !

Sa voix a tremblé, j’ai compris que ce silence cachait surtout une grande douleur. Je n’ai plus évoqué le sujet.

Après le bac, en vivant chez Anaïs, J’ai pu en reparler. Ma tante n’a pas le même rapport à leur histoire. Ça a longtemps été un sujet de discorde entre eux. Anais a entrepris des recherches, pour retrouver leurs parents biologiques mais sans succès. Elle m’a raconté le peu qu’elle savait. Elle n’avait que deux ans, lorsqu’ils ont été adoptés. Mon père en avait huit. Elle ne se souvient de rien, alors que lui si. Ils ont vécu des choses difficiles, il a voulu tout oublier.

C’est en apprenant à coiffer mes cousines que je me suis réconciliée avec mes cheveux. Après quelque temps, j’ai décidé d’arrêter de les lisser et de les porter au naturel. Je n’ai plus envie de les cacher. Pourtant, me voilà à tirer dessus pour les aplatir et les attacher.

Le pire dans tout ça, c’est que je nourris toujours l’espoir de satisfaire mon père, de bien faire pour lui plaire. Je suis dans l’attente perpétuelle de sa reconnaissance.

En arrivant dans le bureau, je découvre Milo, assis à côté de mon père, à ma place.

Lorsque je comprends qu’il va passer la journée avec nous, je suis confuse. Je pensais que ça serait un moment père-fille, juste tous les deux. Comme quand j’étais petite et que je jouais à être la directrice de l’hôtel. Tout était tellement plus simple. Lui aussi doit regretter ces moments où nous étions complices.

Cela fait maintenant deux heures que mon père fait défiler des tableaux et des organigrammes sur son écran. J’ai un mal fou à me concentrer. De son côté, Milo est toujours enthousiaste. Il continue de poser mille-et-une questions auxquelles mon père est ravi de répondre. Ils ont oublié que j’étais là. Il le regarde avec fierté et je dois bien admettre que ça me rend un peu jalouse.

J’essaye de participer, mais mes interventions tombent totalement à plat. J’ai perdu le fil depuis longtemps. Même ici, je ne suis plus à ma place.

Fort heureusement, l’après-midi est plus agréable. Nous travaillons à la réception à répondre au téléphone et aux questions des clients présents. C’est plus vivant et plus chaleureux et bien moins monotone. De plus, je connais bien les lieux et le fonctionnement, du coup, je m’en sors mieux et mon père me gratifie de sourires encourageants.

La journée père-fille+Milo s’achève là où elle a commencé, au restaurant. Mon père a proposé à Milo de diner avec nous, afin de poursuivre la discussion et de répondre à ses dernières questions. Il a tout juste terminé son plat lorsqu’il est appelé par un employé en difficulté, si bien que Milo et moi, nous retrouvons en tête à tête.

— Ton père est passionnant, je pourrais l’écouter toute la journée !

— Je crois que c’est ce que tu as fait, relevè-je.

Il rit doucement.

— Désolé, je crois que j’ai été un peu lourd. J’avais tant de questions.

— Non ne t’inquiète pas, c’était cool que tu sois là !

— En quelques heures, j’ai appris tellement plus que durant des semaines de cours ! Ton père sait de quoi il parle, et c’est concret.

— Ce domaine c’est toute sa vie.

— Tu as tellement de chance.

Je ne vais pas lui dire le contraire, je suis privilégiée. J’ai grandi dans un lieu exceptionnel, je n’ai jamais manqué de rien, et globalement, j’ai toujours pu faire ce que je voulais. Pourtant m’éloigner de ma famille me fait du bien. Mes parents ne comprennent pas que je ne peux pas passer toute ma vie ici. J’ai besoin d’exister par moi-même, en dehors du domaine.

— … tu dois être excitée !

De quoi parle-t-il ? J’ai dû louper une partie de la conversation.

— Ton père m’a expliqué que tu étais rentrée pour travailler avec lui.

— Vraiment ? Quand est-ce qu’il t’a dit ça ?

— Euh… hier, quand il m’a proposé de passer la journée avec vous…

Je hoche la tête silencieusement.

Encore une fois, il ignore mon avis, et pense les choses pour moi. J’espère qu’il ne s’est pas servi de Milo pour nous mettre en compétition. Ça serait bien son genre. Je bouillonne intérieurement.

Milo me fixe, gêné.

— Et toi, tu es content de ton stage ? lui demandè-je pour relancer la discussion.

— Oh oui, je préfère vraiment être sur le terrain qu’en cours. Et ce lieu est juste incroyable !

Il reprend ses louanges sur mon père. Je devine qu’il rêverait d’être à ma place, à ce poste dont je ne veux pas.

Privilégiée et ingrate, voilà ce que je suis.

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