Chapitre 1: Le chant du Colibri
Hummingbird, sings along
Hummingbird, sings along
Takes its flight, doesn't come 'round.
Never look down, hummingbird, never look down.
You'll smell the cinders, they'll call you back.
A raven's feather's at your door
You’ll hear the voice crack,
Crack on your tree limb.
—…—
C’est si joli…
Lueurs carmin, les fleurs de mon jardin. Le livre reposait sur le parquet de bois, entouré d’une armée de petits personnages : une joyeuse bande de marginaux aux membres rafistolés, malmenés et adorés par leur propriétaire.
Le tabouret s’était trouvé être très utile pour grimper et mieux voir le spectacle dehors.
Les fleurs de mon jardin.
Oui, ce devait sûrement être à ça qu’elles ressemblaient lorsqu’elles se mettaient à éclore. Loïs le savait, c’était écrit dedans. ”Quand au mois de mai… découvrira ses pétales…” C’était là, juste là, devant lui. Ce n’est pas souvent qu’on le laissait sortir alors il n’en était pas sûr, mais…
Elles étaient vraiment belles lorsqu’elles dansaient avec le vent, s’épanouissaient plus encore pour repeindre le bâtiment de pierre grise. Son papa lui avait dit que c’était le centre commercial, un jour. Loïs n’était jamais allé. S’il avait su que c’était là-bas qu’ils les plantaient… Il aurait aimé qu’on l’y emmène au moins une fois, rien que pour voir. Derrière son pan de fenêtre, il ne pouvait qu’admirer de loin.
Il avait remonté les stores rien qu’un peu, de peur que la dame n’entende. Il n’était pas encore 20h00, il n’avait pas le droit. Il le savait, mais il avait entendu ce grand bruit : le bruit que les fleurs font lorsqu’elles sont sur le point de s’ouvrir. Il avait d’abord eu peur bien sûr ! À vivre dans le noir, son ouïe s’était développée plus que la normale, et le coup avait retenti aussi fort qu’un millier de marteaux tombant sur les toits des maisons ! Le garçon n’avait pas pu résister quand même. Il avait voulu savoir… Il voulait toujours savoir !
Et alors, il y avait eu cet autre bruit étrange, suraigu, puissant, continu. On aurait dit une dame qui criait très fort. Mais Loïs savait que ce n’était pas possible de crier si fort.
Juste après, les hommes en costume bleu à rayures jaunes étaient arrivés. Les jardiniers. Loïs l’avait compris parce qu’ils s’étaient mis à arroser les fleurs avec de grands tuyaux. Comme ceux des éléphants.
Dans le livre, Madame Faisan s’occupait toute seule de son grand jardin. Bien sûr, comme elle n’avait pas souvent de compagnie, elle acceptait parfois un peu d’aide. Dans son entourage, peu de gens avaient la force de s’occuper des fleurs comme elle le faisait, mais lorsqu’elle chantait pour elles, ils l’écoutaient aussi. Sa belle voix. Loïs aussi aimait bien chanter. Son papa aimait un peu moins, alors il faisait en sorte de ne pas le faire trop fort.
Les jardiniers, eux, étaient venus à beaucoup pour arroser les fleurs, dans leurs jolis camions rouges. Puis, il y avait d’autres gens en bas aussi, qui pointaient du doigt le bâtiment. Loïs les entendait s’exclamer. Quelle chance ils avaient… le garçon était jaloux. Son papa ne le laissait jamais aller voir des choses comme ça.
Parce qu’il ne pouvait pas.
Ça aussi, il le savait.
Il resta là un bon moment. À regarder les allées et venues des jardiniers.
De temps à autre, il y en avait un qui entrait en courant à l’intérieur du centre commercial. Ce devait être une sacrée vue à l’intérieur ! Loïs imaginait le système complexe de verrières et de plants entortillés, ”l’élégante robinetterie qui n’avait pas vieillie d’un poil, le plan de travail et ses outils dont elle seule connaissait l’usage exact… sous l’ombre fraîche des grandes feuilles qui regorgeaient des perles de son secret, une espèce de graine inconnue même des plus grands pionniers de la jardinerie qui, une fois épanouies, revêtaient l’éclat de mille et un soleils, les vertus médicinales d’un millier d’autres espèces : les lueurs carmin.”
Il imaginait aussi les sortes d’animaux qui pouvaient évoluer dans cet environnement. Madame Faisan aimait installer des petites maisons perchées pour les oiseaux, des abreuvoirs et de quoi manger. Vu la taille du bâtiment, il devait y avoir un bon monde ! Des éléphants, des chats, des girafes, des perdrix, des paons de toutes les couleurs, des étoiles de mer, des hérissons ! Oui, surtout des hérissons ! Il y en a beaucoup dans la nature, il le savait.
Interrompant ses pensées, il descendit du tabouret et écouta autour.
La maison était plongée dans le calme.
Il faisait toujours calme dans la maison. Loïs lisait presque toute la journée, alors il préférait que ce soit comme ça. Parfois, le soir, après manger, son papa mettait de la musique et il l’autorisait à venir dans le salon. Ils dansaient un peu. Du un peu tout et surtout du n’importe quoi. Pour se défouler. Puis il revenait dans sa chambre. Parfois dormir. Ou jouer un peu avec ses figurines avant. Il en avait beaucoup. Des figurines. Chaque mercredi, en rentrant du travail, son papa lui en apportait des nouvelles. Jolies et de toutes les couleurs. Il rentrait toujours tard, alors il y avait une dame pour s’occuper de Loïs. Faire à manger et nettoyer. Elle ne lui parlait pas souvent et lui non plus. Il aimait mieux rester dans sa chambre, lire et inventer des histoires pour ses figurines.
À 14h00, on sonnait à la porte et elle allait ouvrir. C’était Monsieur Blum. Parfois c’était la publicité qui sonnait (des gens qui veulent voler notre argent disait son papa), mais à 14h00 c’était toujours Monsieur Blum. Il ne ratait jamais l’heure. Ils échangeaient un bonjour et la dame lui proposait du thé. Monsieur Blum n’aimait pas trop le thé. La plupart du temps, il venait tout de suite à la chambre de Loïs pour la leçon du jour. Monsieur Blum aimait beaucoup parler. Il parlait beaucoup de beaucoup de choses et parfois Loïs perdait le fil. Mais il aimait toujours écouter Monsieur Blum. C’était intéressant. Parfois plus que les livres et les encyclopédies. Il avait de jolies lunettes rondes et rigolotes et une grande veste élégante couleur marron-beige avec des boutons et des lanières de cuir comme celle de Madame Faisan.
Quand il repartait, il finissait toujours avec un proverbe d’un ”grand esprit de la philosophie” et il lui donnait des exercices pour le lendemain… Sauf le vendredi, parce qu’après c’était le week-end. Le week-end, Loïs le passait avec son papa. Son papa ne travaillait pas le week-end alors il avait tout le temps pour le passer avec lui.
Comme à son habitude, Loïs avait pris soin de ranger précautionneusement ses livres sur les petites étagères que son papa lui avait installées. Chacune avait une attribution bien à elle, et les ouvrages y étaient triés selon un ordre précis. Parfois, il montrait sa collection à Monsieur Blum et il lui disait qu’il était fier d’avoir ”un aussi bon élève”.
L’étagère du haut. C’était sa préférée. C’était là qu’il mettait les livres qu’il avait adoré. Dans l’ordre, du mieux au moins mieux. Il lui arrivait de les relire et de changer d’avis, alors il pouvait toujours réorganiser. ”Il n’y a que les idiots qui ne changent pas d’avis”. Loïs n’était pas un idiot, il le savait. Monsieur Blum lui disait souvent que c’était important d’être cultivé. Comme Madame Faisan cultive ses plantes pour qu’elles deviennent grandes et belles. Comme les jardiniers de dehors.
Loïs sourit, impatient d’être demain pour apprendre encore quelque chose de nouveau.
Par terre, il se saisit du roman des aventures de Madame Faisan, renversant au passage quelques-unes de ses figurines qu’il s’empressa de remettre en place exactement comme elles étaient avant. Elles aussi avaient leurs histoires. Quelques pas légers l’amenèrent aux étagères, et sur la pointe des pieds, Loïs alla coincer la reliure de cuir entre celles du Souvenir d’une défunte et de La nuit étoilée.
Elle lui échappa des mains quand un nouveau fracas sourd retentit dehors.
Loïs se précipita à la fenêtre, remit le tabouret en place, et vint s’y jucher, prêt à bondir. Par la mince ligne d’horizon qu’il s’était aménagée, il remarqua qu’un pan entier de la façade et de ses néons clignotants s’était effondré en contrebas. Une foule s’était amassée autour de barrières qui les empêchaient d’aller plus près. Heureusement, il n’y avait eu personne en-dessous au moment où c’était arrivé. C’était la première fois qu’il voyait une grosse maison, ou alors une maison tout court se détruire. On ne lui avait pas dit que ça pouvait arriver.
Mais il n’eut pas le temps d’y réfléchir, son regard ayant trouvé plus grave préoccupation.
Là ! Les fleurs rétrécissaient à vue d’oeil ! Ce n’était pas ce qui était prévu !
Affolé, Loïs survola rapidement la scène du regard. Les jardiniers ne semblaient pas s’en inquiéter ! Ils continuaient d’arroser sans se rendre compte de leur erreur. Loïs en surprenait même qui lançaient des gestes d’encouragements à leurs collègues ! Il le savait, lui, que trop d’eau pendant trop longtemps, c’était mauvais pour les plantes !
Recroquevillé sur son tabouret, il commença à se ronger frénétiquement les ongles.
Ce n’est pas bien, ce n’est pas bien…
D’un bond, il était debout, prêt à leur montrer comment un vrai jardinier s’occupait de plantes. Il allait leur faire ravaler leurs casques ridicules à ces soi-disant mains vertes !
Le garçon fit un tour en hâte de sa chambre, sa main agrippant la grande couverture à motifs de nuit et lucioles de son lit, et se drapa prestement de la tête aux pieds. Il prit bien peine de ne pas trop se précipiter, ne tenant pas à être repérée par la dame, et son poing serré sur la poignée, ouvrit bien grand la porte d’entrée.
- Loïs ? Tu te déguises en fantôme ?
Surpris, il fallut un certain temps à l’interpellé pour se rappeler ce qu’il était en train de faire.
- Regarde, je t’ai apporté de nouvelles figurines ! Mais… Qu’est-ce que tu fais à la porte ?
Ignorant son papa qui tendait déjà les bras pour lui montrer ses trouvailles, Loïs se faufila entre lui et l’encadrement en vieux bois de l’entrée, déboula à toute vitesse dans les escaliers, ne jetant pas un regard en arrière. Le bruit de ses pieds nus claquant sur le marbre des marches fut bientôt suivi par la voix puissante qu’il connaissait si bien…
- Loïs ! Où est-ce que tu comptes aller comme ça ? gronda son père. Tu sais très bien ce que le docteur en a dit ! Tu sais très bien !
Oui, je sais, je le sais, je le sais…
Il ne fit que courir plus vite, et bientôt il était en bas.
- Loïs ! Tu vas tomber dans les escaliers ! Tu te rends compte de ce que tu fais ?
La satanée porte vitrée prit bien son temps pour daigner s’ouvrir. Ça faisait partie de ces choses qui avaient le don de l’énerver. Toujours, toujours. Il fallait toujours que quelque chose l’empêche de faire ce qu’il avait envie de faire. Parce qu’il risquait de le ”regretter”, de ne pouvoir ”plus jamais marcher comme les autres”, qu’il serait ”cloué au lit pour le reste de sa vie”… Toujours, toujours. Loïs ne voulait pas se mettre en colère. Se mettre en colère ne servait à rien. Il n’y avait aucun bénéfice à le faire. Seulement perdre le contrôle et se retrouver là où on n’avait surtout pas envie d’être. Son père ne le rattraperait pas. Pas maintenant.
- Tu sais très bien ce que le docteur en pensera ! l’entendit-il vociférer.
Je le sais, Je le sais ! JE LE SAIS !
Un juron. Il devait avoir trébuché ou manqué une marche.
Loïs en profita pour prolonger son avance. À l’extérieur, les passants avaient interrompu leur semblant de quotidien, arrêtés en images futiles, regards braqués sur l’horizon écarlate. Ils ne semblèrent même pas prêter un instant attention au jeune garçon qui, toutes jambes dehors, faisait voler sa cape de nuit dans son sillage, et à une allure ahurissante, couvrait la distance qui le séparait de la zone sécurisée.
Prenant bien garde à tout instant de protéger son visage du jour tombant, Loïs ne discernait plus que ses pieds dans la chape de pénombre qu’il s’était formée. Vif, il traversa la route sans s’attarder à guetter les véhicules. Plus personne ne circulait. Toujours, toujours. Il fallait toujours que quelque chose vienne l’en empêcher. Il savait que ça arriverait sûrement. Ce n’était plus un jeu maintenant. Plus une lubie. Plus seulement parce qu’on l’en empêchait et qu’il avait envie de faire tout le contraire… Plus parce qu’il n’était qu’un enfant.
Un enfant qui ne sait pas ce qu’il fait.
Et s’il voulait le regretter, c’était à lui et lui uniquement que revenait le choix. Ses pieds nus sur le béton lui imploraient de ralentir, alors il accéléra la cadence. Recueillant autant d'énergie que son petit corps le lui permettait. Les immeubles défilaient aussi vite que les secondes sous la couverture de nuit. Son coeur battait la chamade et pourtant… Il ne s’était jamais senti aussi calme.
Autour il faisait chaud.
Une chaleur agréable qui se rapprochait.
Qui lui soufflait de se rapprocher.
Des volutes de fumée arrivèrent jusqu’à lui, et soudain, tout l’environnement dont il avait fait abstraction reprit vie, bombardant ses oreilles et ses yeux de bruits, d’images, de sensations… Les voix des hommes qui se précipitaient, des lumières aveuglantes. Une grande voiture blanche qui hurlait…
Fort, si fort.
Il y avait des personnes allongées par terre derrière les barrières. On les emmenait quelque part dans de grands draps blancs. Elles étaient peut-être tombées de sommeil. Loïs ne tomberait pas de sommeil. Il évalua promptement la situation et un oeil vers le ciel couvert lui indiqua qu’il ne courait aucun danger. Se défaisant de son manteau noir et gonflant ses poumons, il s’apprêta à crier, encore plus fort que les voix des hommes, des femmes, encore plus fort que la clameur de la voiture blanche, et encore plus fort que le centre commercial qui grondait de toutes ses parcelles.
Puis il la vit.
C’est si joli…
Une pluie étincelante d’éclats de verre flottait subrepticement, tintement étranger au milieu du capharnaüm de nuisances. La baie vitrée béait, quatre étages plus haut, éventrée violemment par quelque sorte de force inconsidérée.
Et parmi les monceaux ondulant, il y avait cette lueur parcheminée, un volatile de feuilles. Ombre de papier, lumière sans teint, piquait tout droit sur le garçon.
L’air se figea dans la gorge de Loïs. Dans ses oreilles, le sang palpitait fort. Si fort. Trop fort. Il fallait que ça s’arrête, qu’il dise quelque chose ! Qu’il comprenne. L’oiseau lui ferait-il du mal ? Voudrait-il le détruire, le désemparer de son corps ? Lorsqu’il atterrirait, c’est sûr. Il n’était pas comme tous les autres. Il fondrait droit à son coeur. Pour lui transmettre ce qu’il avait à dire.
Il devrait crier, il devrait…
Mais il ne le fit pas.
C’est une main posée sur son épaule qui le ramena à lui. Il y avait des larmes dans ses yeux. Sombres et amères. Il ne savait pas pourquoi.
- Loïs… Rentrons à la maison.
Les mains du garçon s’ouvrirent en coupe, et lentement, lentement… Il les leva pour recueillir l’oiseau de papier. Il se posa sans bruit et Loïs se retourna, un sourire triste étirant les coins de sa bouche.
Baissant les yeux vers l’animal blessé, il demanda innocemment :
— Qu’est-ce que c’est ?
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