Chapitre 2 : Ben voyons...
— Et prends ton sac ! Imbécile de fils !
Le cartable atterrit brutalement sur le goudron, manquant de peu de s’écraser sur les chaussures jaune et bleu de Tani. La portière avant se referma presque aussitôt, dans un claquement qui lui arracha un soubresaut. ”Je ne suis pas ton fils !” eut-il envie de lui rétorquer, même s’il savait que ce n’était pas vrai. De toutes manières, sa répartie se serait perdue entre deux de ces caquètements insupportables que le moteur ne se serait pas gêné de lui lâcher à la figure.
Ramassant son sac par l’anse comme il se serait saisi de la gorge d’un poulet, il entreprit de le balancer sur son dos avant d’enfiler sa paire d’écouteurs et de lancer une musique au hasard.
Ses lunettes sur le nez, il ne voyait pas mieux que sans. Ce n’est pas comme s’il s’en était déjà plaint plusieurs fois… ”Joue moins à tes idioties en ligne, après on verra !” disait-elle.
Les personnes dans la vraie vie sont si ennuyeuses…
Tani ne comprenait pas qu’on puisse être aussi chiant par rapport à ces sortes de normes qu’on devrait s’imposer juste parce que c’est comme ça et qu’ils pensent que le monde va fonctionner mieux de cette manière.
Il n’y avait qu’à regarder la cohorte qui se pressait déjà tout autour des portes. Agglutinée par packs devant ces pauvres feuilles d’assignation. ”Dans quelle salle allait-on être accueilli ?”
Était-ce si important de ne surtout pas arriver en retard ? Pour avoir une des meilleures places assises et faire bonne impression ? Tani n’était de toutes manières pas habillé pour faire bonne impression. Quant à son avis, le professeur n’en aurait sûrement rien à faire du défilé de mode et maquillage dernier cri qui se saisirait du premier rang pour quémander des bonnes notes.
Les notes… Une autre invention fabuleuse.
Lui, dans son entourage, était bien le seul à ne pas s’en soucier. La vraie vie, ça ne commence pas avec les bonnes notes. Si on veut trouver du travail, il faut prouver qu’on sait faire autre chose que d’apprendre par coeur des détails insignifiants qui ne nous serviront à rien en pratique.
Loin de se préoccuper des secondes qui coulaient aussi vite que du sable fin à l’horloge de la rentrée scolaire ”la plus importante de sa vie”, Tani se tint en retrait. Il attendrait que les foules se dispersent pour se rapprocher. Seulement ensuite pourrait-il déchiffrer les pattes de mouche taille de police 7 imprimées sur les affiches ostentatoires.
Jetant des coups d’oeil autour, il s’aperçut rapidement qu’il n’était pas le seul à avoir adopté cette stratégie. Parmi ceux, peu nombreux, qui s’étaient mis à l’écart, il y avait une fille, adossée à un des grands piliers de pierre de l’habitacle, qui regardait dans sa direction. Tani regarda derrière lui. Les arbres en fleurs devaient sûrement faire office d’un plus beau paysage que lui. Elle aussi était vraiment belle.
Il dut se concentrer un moment pour ne pas se mettre à la fixer, à baver comme une vache en plein cycle de digestion. Pour autant, il ne sut pas vraiment ce qui faisait qu’il la trouvait attirante. Loin du physique standard du dit ”avion de chasse”, elle avait un charme bien à elle.
Sa manière de regarder…
Ses yeux verts possédaient une sorte de puissance dont il ne connaissait pas les mots pour la décrire. À travers de ce spectre d’images qu’elle projetait au devant d’elle, les choses semblaient soudain plus vivantes.
Son attention jusque là tournée vers la flore qui se développait derrière le muret qui servait d’assise à Tani, elle pencha la tête de côté, une moue désapprobatrice sur le visage.
Merde. Je l’ai fixée…
Mécontent de son impolitesse, le jeune garçon se força à focaliser un nouveau point au loin, dans la cour. Au moins, là, il ne devrait plus y avoir personne… seulement l’océan de goudron — et dépassant des interstices craquelés — des touffes de vieille herbe défraîchie. De-ci de-là, des monticules épars de feuilles aux reflets orangés. Une cour somme toute ce qu’il y avait de plus banal, avec ses bancs qu’il pouvait d’ici imaginer atrocement inconfortables et aussi sales que les dessous de table des salles de classe, ses quelques arbres qui rappelaient que le monde n’était pas fait que d’Hommes et de béton, ses jolis gribouillages le long des canaux d’évacuation d’eau de pluie… Et accroupie dans un coin, sa fille aux longs cheveux bruns qui marmonne.
Une fille aux longs cheveux bruns marmonnait, accroupie dans un coin.
Juste derrière un de ces bancs.
Elle prenait des photos du… sol ?
Tani se serait bien posé toutes les questions dans sa tête, mais une assourdissante sonnerie de mauvais goût retentit par-dessus la musique de ses écouteurs, l’avertissant en plus d’un coup d’oeil rapide qu’il n’y avait déjà plus que lui sous le préau.
Ben voyons…
Pile au moment du drop.
-…-
- La troisième fois aujourd’hui. Intéressant, vraiment intéressant…
Un genou posé au sol, Giulia avait amené à sa paume une de ces minuscules fourmis qui traînaient à l’ombre des bancs. Forme de vie singulière qui n’avait pas sa pareille pour la fasciner. Se frayer un chemin dans les interstices les plus fins de sa pensée, chercher les confins de son intelligence pour stimuler son intérêt.
De ces deux miroirs d’eau pâle qui lui servaient d’ouverture sur le monde, la jeune fille observait l’évolution de l’anxiété chez l’insecte, qui à chaque fois s’approchant d’un bord ou de l’autre de la paume se voyait loger dans cette deuxième prison de chair que l’être bien plus grand que lui, Giulia, agitait du bout de ses longues pattes sans fin.
- Ça, c’est un grand classique, dit-elle à voix haute pour formuler sa pensée. Je pourrais m’en servir.
Après une légère réflexion, elle agita son genou qui commençait à s’ankyloser et ajouta :
- Ce sera même parfait.
Je me suis trouvée une nouvelle passion.
La cacophonie harmonieuse qu’on avait le bon sens d’appeler sonnerie lui vola un sursaut involontaire. Elle se leva finalement. Du haut de son mètre soixante quinze, elle savait parfaitement à quel point elle pouvait effrayer n’importe quel imbécile prépubère, et pour ainsi dire, c’est ce qu’il y avait de plus parfait.
Parfaitement parfait.
Quatre grandes enjambées l’emmenèrent directement sous le préau, dans lequel régnait un silence appréciable, troublé par les quelques clameurs déjà assourdies des bataillons de trotteurs de couloirs qui se précipitaient à leur salle. Elle n’avait pas eu à se hâter, elle se savait largement en tête de liste, à quelques lettres près s’il en est, des rares exceptions qui la coiffaient au poteau.
Une oeillade rapide aux deux premiers prénoms de chaque salle de classe ne lui prit pas même le temps d’un soupir de lassitude, ou même d’un doute d’avoir oublié quelque papier à signer, validant l’inscription finale à l’école.
Si simple et trivial.
Une exception amusante : Alma et Alva, différent de peu.
De si peu que Giulia se demandait déjà combien de temps il lui faudrait pour faire déménager cette âme mauvaise qui lui coupait le droit de lever la main sans avoir à y réfléchir dès l’annonce de l’appel du professeur.
Un sourire malsain aux lèvres.
Sûrement pas longtemps.
Empêtrée tout profond dans le creux de sa main, la fourmi se débattait toujours, impuissante.
Elle referma la poigne une bonne fois pour toutes, impatiente. Elle s’était désintéressée.
Jetant les restes au sol, elle arrêta son regard sur une grosse brisure de verre à ses pieds. Brillante, celle-ci lui renvoyait une image partielle de son visage, de ses yeux bleus et du haut de son crâne. Elle recoiffa ses longs cheveux ébène sans trop y prêter attention, puis retrouva le cheminement de ses pensées.
Salle 202.
La voilà qui allongeait déjà le pas pour les escaliers.
-…-
Juchés tout en haut de leur observatoire de choix, trois oiseaux de proie observaient le raz-de marée s’infiltrer par les pores du lycée. Amusés, ils lorgnaient la scène avec un intérêt non feint : leur moment préféré de l’année.
- Tiens, tiens, tiens. Vous avez vu leurs tronches d’ahuris ? lança Aisha, penchée en avant par-dessus le cadre de la fenêtre, ses mains agrippant avidement l’angle du rebord.
- De véritables imbéciles, ajouta Deva, juste à côté d’elle.
Véline, se tenait un peu plus en retrait, jaugeant en silence le nouveau cru de ses yeux perçants.
De ses pupilles émanait une énergie maline et posée. À son air, elle avait déjà identifié de nouvelles intéressantes.
Aisha se redressa, un sourire malsain aux lèvres. Sa main gauche alla se poser, solide, sur sa hanche, dans un air certain de défi.
- Si la pause était un peu plus longue, j’irais bien en bas serrer la main de quelques-unes de ces… De ces…
Elle se frotta les sourcils, confuse.
- Cruches, compléta Deva. Toutes des cruches.
- Ha ! Exactement le mot que je cherchais ! s’exclama l’autre, claquant des doigts comme s’il s’agissait d’une évidence.
Véline les considéra tour à tour, et sans qu’elle n’ait à dire quoi que ce soit, les deux fauves se tournèrent vers leur meneuse, la lueur cruelle au fond de l’orbite.
Satisfaite, elle inclina le menton vers l’avant, exposant sa domination.
C’est mon territoire.
- Et qu’est-ce qui nous empêche de faire ça, exactement ?
Ses mots glissèrent comme une lame à la tranche nette sur le cylindre froid d’un aiguiseur.
Deva haussa brièvement les sourcils puis plongea ses mains dans les grandes poches de son tailleur aux motifs hypnotisants. Les traits du visage d’Aisha s’élargirent, carnassiers. Elle rehaussa ses lunettes d’un geste vif, et toutes deux se mirent en marche, à la suite de Véline.
-…-
Alors voilà la prison où j’ai décidé d’être incarcérée… Idée glorieuse. Un film d’horreur qui commence.
On aurait sûrement pu faire mieux comme première impression d’un lycée qu’on a ”choisi” en bonne et due forme. Seulement, voilà : Mand n’en était plus aux euphémismes joyeux qu’elle avait servi à ses parents. D’ailleurs, elle s’en était voulu partiellement. Même si au fond d’elle, elle savait que ce n’était pas de vrais mensonges. Elle avait ”vraiment” envie d’intégrer cet établissement. Parce qu’alors que les options s’étaient présentées, il n’y avait pas eu de meilleure alternative.
Ça ou mourrir d’ennui dans une filière générale avec les mêmes matières assommantes qu’au collège plus quelques nouveautés qui, de toutes façons, n’avaient pas plus d’utilité que les cuillères plates et ridicules des pots Häagen-Dazs.
Donc mourrir d’ennui dans les deux cas.
Car meilleure alternative ne signifiait pas pour autant que ce choix avait procuré à Mand le plaisir qu’une autre gamine de 16 ans aurait éprouvé à l’idée d’être enfin admise dans le lycée de ses rêves. Oui, extatique à en sauter sur place et hurler comme une pauvre dinde qu’on égorge.
De toutes manières, qui irait bien rêver de ce lycée en particulier ? L’art, c’est pour les chômeurs,
les fainéants qui finiront à la caisse de supérette, à marmonner : ”vous prendrez un sac en plastique pour 50 centimes de plus ?”
Alors oui, encore une fois — et c’est avec ces mots simples qu’elle l’avait expliqué à sa mère — cette décision et tout ce qui en découlerait, quoi qu’il arrive, serait entièrement de sa faute. Elle en assumerait les conséquences, peu importe les circonstances, et bla et bla et bla.
Chômeuse professionnelle.
Elle sortit un calepin de sa poche et décrocha le crayon par-dessus son oreille. Elle en avait toujours un. Plutôt, il fallait toujours qu’elle en ait un. À chaque fois qu’une phrase lui restait à l’esprit trop longtemps, elle la marquait. Soit pour être sûre de ne pas l’oublier, soit au contraire pour faire en sorte de l’oublier un moment. Et puis elle faisait des gribouillages aussi…
Ça l’occupait lorsque les cours ne réussissaient pas à remplir cette mission.
Ambiance terrible. Je sens que je vais m’amuser.
En avance d’un bon quart d'heure, comme c’était son habitude, elle avait trouvé un banc où s’asseoir. De là, elle pouvait voir les surveillants placarder un peu partout des affiches de bienvenue et autre. Deux d’entre eux tenaient chaque bout d’une banderole orange et verte — les couleurs de l’école, avait-elle cru comprendre — où il était marqué ”Bienvenue, nouvelles recrues !”
Trois questions :
- Me suis-je trompée d’endroit ?
- Qui a eu cette brillante idée ?
Et…
- Qu’est-ce qu’il faut faire pour se procurer un bazooka ?
Finalement, ça commençait à lui plaire. Rien qu’un peu.
Dès qu’ils auraient fini, elle irait rapidement voir dans quelle salle on lui imposait de se rendre, avant que plus de monde n’arrive et n’inonde l’espace sous le préau.
Elle avait tout le temps d’attendre de toutes manières. Il faisait frais et plutôt beau.
Juste pour la contredire, le portail du lycée s’ouvrait déjà plus grand, accueillant une masse alarmante de ”nouvelles recrues”. Une bonne centaine de dindes surexcitées et de bodybuilders en herbe boostés aux hormones, plus les quelques tronches à lunettes avec leur air ringard de qui n’a jamais parlé à une personne de l’autre sexe de sa vie entière.
Manifestement, on pouvait apparemment choisir ce lycée pour son charme, vu le nombre de bouches ouvertes qui commençaient à récolter les bisous des moucherons, en extase devant la structure de pierre qui n’avait aucune signification autre que ”cellule de détention forcée” pour Mand. Parions que c’était sûrement plus beau que sur les photos, et que comme ça n’arrivait pas souvent, ça pouvait surprendre. Mand n’en avait aucune idée, ce n’est pas comme si elle avait pris la peine d’aller sur le site. Elle avait vu ”Arts” et s’était dit…
Parfait, personne ne viendra me chercher ici.
Un claquement léger la surprit, venant de sa gauche, alors que les portes vitrées du couloir principal battaient dans le vent, précédées de peu par trois personnages inédits.
Une grande perche, deux grandes perches, et sans oublier : la troisième grande perche, un peu plus en retrait, sûrement la cheffe de cette petite procession.
Mand avait déjà trouvé quel nom leur donner. Voilà que débarquait le gang des teintures. Il fallait croire que les notices sur les pots de peinture avisant un usage ne dépassant pas le domaine de l’art ou de la décoration d’intérieur avaient en effet leur utilité. Se vider un seau entier sur la tête avait dû être amusant, cela dit. Peut-être que Mand pourrait essayer un jour, rien que pour rire.
Du riz au curry au chou rouge, en passant par… peu importe ce que cette couleur à mi-chemin entre le vomi de nounours en gélatine et l’avertissement épileptique était censée être, la banderole de bienvenue ne pouvait qu’être envieuse, pâle et sans vie en comparaison.
Une nouvelle phrase à noter…
Ici, on fête Noël en avance. Les guirlandes viennent d’être livrées.
Les décoratrices de sapin avaient le pas preste, et bientôt, se tenaient déjà en haut de l’escalier du préau. La bouche en coeur, elles accueillaient les certains et certaines qui avaient l’honneur de capter assez leur attention, à coups de poignées de mains grandiloquentes et de phrases mielleuses sur ô combien la vie au lycée allait leur plaire, suivies par un interrogatoire d’intérêts et autres qui n’avait sûrement aucun intérêt.
Mand pouvait observer le petit théâtre s’organiser, sans avoir à acheter de ticket. Ça ne l’avait pas empêchée de prendre la meilleure place. Amusée était le mot. Des petits groupes se formaient, se succédaient devant le gang des teintures, tous excessivement heureux d’être là et de pouvoir dès lors nouer un contact avec des élèves de troisième année avec une expérience assurément impressionnante sur le déroulement des évènement à l’école, des contenus des cours, des professeurs à éviter, ou alors ceux que tout le monde adore, et encore, la meilleure cabine de toilettes pour tirer une taffe, qui aller voir pour se procurer les meilleures antisèches…
Entre deux phrases à noter, Mand leva un oeil de sa feuille, s’informant des nouvelles discussions et des nouvelles personnes dont elle pourrait tirer des informations inutiles mais qu’elle retiendrait des mois, parce qu’on avait oublié à sa naissance de lui dire comment oublier. Actuellement, il s’agissait de trois filles et deux gars tout aussi peinturlurés du visage qui conversaient gaiement avec le comité d’accueil. Déjà, ils se donnaient des adresses de coiffeur en s’esclaffant, signe qu’ils devaient avoir fait le tour du reste.
Le soleil tapait de plus en plus fort, et Mand commençait à regretter de s’être assise sur un banc en métal. Quoique… ce n’est pas comme si être autre part aurait changé grand chose. Elle savait à quel point ce gros astre de gaz n’avait d’yeux que pour elle et cherchait toujours à lui cramer les rétines dès qu’elle sortait le nez dehors pour pouvoir respirer un peu. Ou alors, elle était juste douée pour trouver les endroits les plus exposés.
Alors qu’elle se mettait toujours là où il y avait le plus d’ombre en premier lieu.
Mais bon. Une main à sa poche de veste et elle fut contente d’apprendre qu’elle n’avait au moins pas oublié d’amener sa casquette. Elle l’enfila aussitôt, remplissant ainsi sa non-envie de se lever et de trouver un autre endroit, comme n’importe qui aurait fait. Comme la casquette n’était pas bien suffisante, elle releva le col de sa veste et le tendit par-dessus sa casquette, formant une sorte de cape ridicule de protection anti-chaleur et toute source possible de lumière.
Naturellement, cela avait également le mérite d’éloigner quiconque aurait pu avoir la merveilleuse idée de venir s’asseoir à côté d’elle pour engager une ”conversation”. Mand n’était pas asociale. Non. Elle n’aimait pas les gens. Nuance. Elle les trouvait gris et ternes derrière leurs attraits de foire et leurs grands masques de carnaval. Gris et incroyablement ternes.
La troupe d’amateurs de coiffeurs reçut son laisser-passer, se dépêcha sous le préau, frémissant d’avance à l’idée de se retrouver dans la même salle qu'au moins un de leurs autres joyeux camarades bariolés, une fois que les listes de classes seraient entièrement affichées.
À leur suite tente de s’engouffrer un autre élève, visiblement non appartenant de leur groupe. Arrêté d’une main sur l’épaule comme s’il ne s’agissait que d’une volaille qui tentait de s’échapper du poulailler, il eut aussi droit au grand sourire et la bouche en coeur.
- On n’a pas appris à dire bonjour, à ce que je vois ? s’adressa la plus grande, des yeux de reptile derrière ses montures en verre.
- Aisha… Sois gentille avec le nouveau, il ne connaît pas encore les règles, eut la bonté de faire remarquer Mademoiselle Chou Rouge à son acolyte Riz au Curry.
- Pas encore, souligna Avertissement Épileptique, alors qu’elle allongeait ses ongles, assortis à la couleur mirobolante de ses cheveux, sur l’autre épaule du malheureux.
Les joues gonflées en rouge, le front inondé de sueur, la mine pâle et les yeux rétrécissants du pauvre gars indiquaient sans controverse qu’il faisait dans son froc. En le regardant fondre sur place, ses tâches de rousseur comme des gros points de honte qui mouchetaient ce qui lui servait quelques secondes auparavant de figure, Mand en était presque dégoûtée d’être rousse elle-même.
Aucune présence. Il va se faire manger tout cru.
La main de Riz au Curry / Aisha se décolla de son épaule, et vint, pendante mais solide, presque rigide, se poser comme une proposition de rachat pour l’erreur qui venait de coûter un slip de rechange. Sans autre alternative, le gamin serra la pince qu’on lui tendait, si serrer était un terme approprié dans la situation. Il n’avait sûrement plus eu aucune force nulle part dans le corps dès qu’il leur avait fait face, et tentait tant bien que mal de concentrer le peu qui lui restait dans ses jambes, pour ne pas tomber encore plus bas qu’il ne l’était.
La poignée de main se prolongeait, ressemblant maintenant plus à une sorte de bras de fer tout aussi physique que mental.
- Vous… Vous me faites mal… trouva-t-il seulement la force de dire.
- Vous ? J’ai l’air d’avoir quel âge ?
Riz au curry avait la répartie cinglante, ne laissait aucun répit à son adversaire. À la manière de ces catcheurs ou de ces boxeurs impitoyables qui font tout pour empêcher leur victime agonisante de rendre les seuls mots qui pourraient les libérer de la torture, rouant leur visage de coups et enchaînant prise sur prise pour qu’ils ne puissent jamais plus s’exprimer et proférer un abandon qui ruinerait tout le plaisir du match.
Mand se mit à les regarder de manière insistante. Bien qu’elle n’avait aucune envie de s’interposer dans une sorte d’enfantillage dont elle ne ressortirait aucun intérêt, elle n’approuvait en aucun cas les méthodes de cette mafia improvisée qui se pensait plus puissante que n’importe qui avec ses grands airs de racailles habillées en tailleurs de femmes d’affaires.
Des hyènes déguisées en madames.
- On peut savoir ce qu’elle a la détective privée ?
Les yeux de serpent avaient pivoté si vite vers Mand, qu’elle faillit éclater de rire en voyant les dreadlocks de Riz au Curry virevolter comme des spaghettis trop cuits. Cette Aisha avait lâché sa proie, jugeant bon de s’attaquer au plus gros morceau.
Grave erreur.
Mand se leva lentement. Aussi lentement que possible, sans répondre à la provocation évidente de la hyène au pelage jaunâtre. Elle savait très bien que ça l’énerverait.
Elle fit quelques pas dans sa direction, et quand elle s’estima à une distance respectable pour péter un bras qui tenterait trop vite de l’attraper, servit à son tour un sourire candide et aussi innocent qu’elle le pouvait, prenant grand soin de garder ses mains derrière son dos, prête à engager une ”conversation”.
Ça ne rata pas. À peine fini d’exposer sa plus jolie trombine à la gentille petite caïd que son poing tout comprimé et vilain se précipita à sa rencontre, empli d’une ostensible hargne qui ne cherchait plus à se cacher de quoi que ce soit. Mand pivota, véloce et élégante, laissant le poing grossier s’écraser dans le vent dans un bruit de silence. Elle se serait saisie du bras de l’agresseur pour riposter par une torgnole largement méritée, si ce n’était pour mademoiselle Chou Rouge qui la devança, interférant avant que sa copine impertinente ne prenne tarif.
Mand s’interrompit dans son geste et ne dit mot, savourant seulement l’expression de fureur froide et de frustration qui coulait dans le corps de son adversaire, alors que sa cheffe lui interdisait de se lancer plus encore dans une bagarre qu’elle pensait sûrement gagner.
Pensait.
- Laisse, on aura tout le temps de la saluer plus tard, s’exprima-t-elle calmement.
Elle n’eut même pas un regard pour Mand. Aucune intention de lui donner quelque réplique drôle sur laquelle elle pourrait surenchérir ? Ça, c’était du pur sadisme.
Et donc au lieu de continuer là où sa chère subordonnée s’était arrêtée, elle se contenta de rediriger sa réflexion vers le gamin bredouillant avachi sur le sol.
- Et toi, dégage. Tu ferais mieux de ne plus nous croiser.
Vomi de nounours en gélatine ne s’était pas prononcée non plus. Elle tourna simplement le dos à la scène (elle ne devait sûrement pas connaître les règles de base du théâtre), et dans le sillage de Chou Rouge, avec l’autre enragée, se retira.
Le champ libre, Mand grimpa les marches jusqu’au préau, sifflotant un air qu’elle ne connaissait pas. Les affiches étaient enfin accrochées, mais tout le monde s’y était déjà ameuté. Dépitée qu’on lui ai fait perdre son temps ainsi que sa place de choix désormais investie par une autre grande perche aux cheveux bruns et pâle comme un fantôme, elle dût se satisfaire d’un pilier de pierre à l’extrême extérieur du préau, le moins proche possible du tumulte ambiant, et le plus à l’ombre possible.
Définitivement, je sens que je vais m’amuser.
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