Chapitre 4 : Oiseau de papier
C’est donc comme ça que finit l’histoire.
N’est-ce pas amusant ?
J’ai toujours pensé que j’étais originale parce que je me sentais à part, et voilà que je disparais d’une manière plutôt singulière…
…
Quelle impolitesse.
Je ne me suis même pas présentée…
Je m’appelle Amanda.
Amanda Rimmel.
Je déteste ce nom.
Mais bon. Pas le temps d’en faire tout une histoire. Il se trouve que… je n’ai l’espace que pour dire quelques autres choses encore, alors allons droit au but.
Personne sait qui a fait ça, n’est-ce pas ?
Eh bien…
On n’est pas dans un roman policier tout pourri, va ! Je ne vais pas tout dévoiler comme ça ! Où est le suspense ? Je n’ai pas non plus oublié le nom du meurtrier comme une gourde ! Disons seulement que je me laisse le luxe de raconter ça plus amplement…
Ce sera plus facile à comprendre.
J’avais bricolé une sorte de double-fond à mon tiroir. Plutôt drôle. Alors que je me vante tout le temps de n’avoir rien à cacher ! De toutes façons, vous trouverez le numéro et l’adresse de ma mère au dos. Elle comprendra.
Ou alors, allez trouver la police. Peut-être qu’elle aura un peu de temps à me consacrer.
Et maintenant ?
Maintenant…
Maintenant je n’ai plus qu’à faire ce que je fais de mieux.
Partir en fumée.
—…—
6h30.
À peine.
Elle pensa lui faire un petit signe de la main, puis se ravisa. Il l’avait déjà vue.
Quelques secondes encore et il était à ses côtés. Sans dire un mot, il se contenta de sourire. Comme il le faisait toujours.
Mand faillit sourire à son tour, puis se réprimanda intérieurement. Il n’y a pas de quoi être joyeuse, c’est un dimanche matin, imbécile. Elle le considéra et eut un léger haussement de sourcils.
— T’es un peu habillé n’importe comment, toi, assena-t-elle. Le t-shirt à l’envers, c’est une nouvelle mode ?
Il s’en rendit compte et pouffa de rire.
Il tendit les mains en l’air, les épaules en arcs en signe d’incompréhension puis se décida à seulement fermer sa veste, faute de mieux.
La gare était tellement vide ce matin. Un contraste amusant avec la tête bouillonnante de pensées d’Amanda. Peu importe le moment et la situation, elle ne pouvait simplement pas s’empêcher de penser à toutes ces choses, sans importance pour la plupart, qui hantaient ses pensées. Elle s’imaginait beaucoup d’histoires…
Qui pourraient lui arriver à elle ou des personnes qu’elle connait. Du relativement positif ou neutre au terriblement négatif et atroce. Mais quoi qu’il arrive, toujours avec un ton d’étrange qu’elle savait s’attribuer. D’ailleurs, c’est souvent comme ça qu’elle se décrivait en premier lieu. Quelqu’un d’étrange. Elle ne prenait pas cela comme une insulte. Plutôt comme une sorte de compliment venant d’elle-même. Et puisqu’elle n’était pas du genre à se faire souvent des compliments, elle acceptait celui-ci à bras ouverts comme le seul qui savait sonner vrai et authentique.
Un autre souci qu’elle aimait tourner dans tout et chacun de ses sens : l’authenticité. Plus elle grandissait, plus elle avait l’impression que…
— Mand ?
Il s’était tourné vers elle, sa fameuse expression indescriptible accrochée au visage. Impassible.
Impassible mais qui voulait souvent dire bien plus qu’un million d’émotions.
Il pencha la tête de côté, une moue indécise tirant les traits de sa bouche.
— Je peux te poser une question ?
Mand ouvrit des grands yeux, consternée.
— Tu as vraiment besoin de ma permission pour parler, ou bien ?
Plus Mand grandissait, plus elle pensait qu’autour d’elle, il n’y avait que des ”autres”. Comme ces dindes surexcitées qui échangeaient leurs ragots sur les gars les plus ”chauds” du lycée, ou ces autres abrutis avec leurs idées plus grandes que leurs principes, plus grandes que les principes de ceux qui les entourent, qui s’accordent toute l’importance qu’ils pensent mériter… encore, cette bande de grandes perches qui se croient tout permis, et ceux qui se laissent faire. Ou alors même les vrais passionnés qui avaient un but dans leur vie. Puisse-t-il en exister. Tous ceux-là qui ne vivaient que pour une seule chose, se contentaient de ce qu’ils voulaient, recherchaient, pouvaient éventuellement toucher du doigt…
Mand n’avait rien de ça. Elle ne savait pas pourquoi vivre mais ce n’est pas pour autant qu’elle désirait mourir, ne s’intéressait à rien de particulier, n’avait rien qui ne la motive réellement. Elle se levait tous les matins pour subir l’expérience de l’existence.
Ça lui rappelait cette phrase, sur ce bout de papier que la proviseur adjointe de son collège avait écrite, pour le passage officiel du brevet : ”Les élèves seront priés de se présenter dans l’enceinte du réfectoire pour y subir l’épreuve écrite de français du Brevet des écoles.”
Quelle formulation stupide et fermée d’esprit…
Pour Mand — et parce qu’elle en avait marre de se compliquer les choses — c’était aussi simple que ça. Il y avait elle puis : les autres.
Comme si on l’avait oubliée dans un coin et que tous les autres étaient en fait des…
— Est-ce que ça t’es arrivé de penser que…
Fabien prit une pause. Porta une main à son menton, songeur.
— Quoi, Fan ? Qu’est-ce qu’il y a ?
Elle prit un air agacé. Elle n’aimait pas qu’on la tire de ses réflexions.
- Il ne t’est jamais arrivé de penser que toutes ces personnes, là, dehors… n’existaient pas vraiment ?
Les yeux dans le lointain, il hésita à formuler la suite de ses pensées.
- Comme s’il n’y en avait que quelques-unes authentiques. Et que le reste… avait été jeté dans une sorte de machine à cloner. Les attitudes comme les vêtements, leur façon de parler, de marcher, de se comporter… Leur physique, aussi ! Clonés.
Ils étaient seuls de ce côté de la rame. En général, personne ne partait vraiment de leur ville pour aller où que ce soit. Pas un dimanche matin en tout cas. Quelle idée, de faire commencer les cours un dimanche… Cette station datait d’il y a pas mal de temps déjà. Parmi les plus anciennes de la région. Elle était en extérieur, ce qui était rare. Jamais réellement rénovée. Comme cette vieille statue dans un coin, tout au bout du quai. Signée par un artiste inconnu. Une sorte de représentation d’une femme recroquevillée sur elle-même, le corps recouvert d’oiseaux de papier. On ne pouvait pas voir son visage, caché dans ses mains de pierre. Peut-être qu’elle pleurait. Ou réfléchissait à quelque chose. Ou cherchait simplement à trouver du silence qu’on ne lui accordait pas et dormir…
Mand n’aimait pas particulièrement cette statue. Les oiseaux avaient des tronches bizarres. Presque humaines… Et ça avait un côté dérangeant.
À côté d’elle, Fan était habillé chaudement. Ce n’était pas 32 degrés centigrades qui allaient l’empêcher de mettre trois couches de vêtements. Des vêtements assez simples et pas très colorés. Du bleu marine, du blanc, et surtout du noir. Pas mal de noir. Son manteau à manches longues était entièrement noir. Il portait des gants aussi. Noirs, vous l’aurez deviné… Comme si ce n’était pas déjà suffisant pour donner chaud à Mand, qui elle n’était qu’en simple t-shirt et jean.
Il souriait.
Un sourire qui ne voulait rien dire.
Juste un trait fin sur une feuille de papier blanc. Une esquisse subtile de rien du tout. Un rien du tout presque charmant. Presque.
— Ça ne va pas de dire des trucs aussi bizarres de bon matin ? souffla-t-elle, exaspérée.
Elle haussa les épaules et secoua la tête, un regard vers le ciel constellé de petites taches grises et blanches. Les étoiles commençaient seulement à disparaître sur la toile de l’horizon.
- Toi… répliqua-t-il, un doigt sur les lèvres, toi tu n’es pas de très bonne humeur…
Je me trompe ?
Elle se pinça les lèvres, en une moue dubitative, puis après légère réflexion, plissa les yeux et pencha la tête de côté, lui répondant :
— C’est drôle, tu arrives toujours à savoir à quoi je pense.
Amusé, il pencha la tête de côté pour l’imiter.
- C’est drôle, oui.
Il la vit sourire, et continua :
- Alors ? Tout le monde veut savoir ! Qu’est-ce qui est en train de tracasser Amanda ? (Il se tourna en arrière en tendant les bras vers un public inexistant pour ajouter un effet dramatique, puis revint à elle) Hein ? Qu’est-ce qui te met de si mauvaise humeur ?
Sans quitter sa moue, elle avisa l’écran grésillant de l’affichage sommaire des passages des trains, prit l’air de réfléchir, et enfin, opta pour aller profiter d’une assise inconfortable sur un des sièges miteux et durs comme la pierre du petit habitacle pour abriter de la pluie. Pensive, elle joua avec une de ses mèches rebelles, avant de reporter son attention sur lui.
— Qu’en penses-tu ? J’aime bien me lever tôt. Et pourtant, ça me met dans un état pas possible aujourd’hui.
Elle prit une pause. Croisa une de ses jambes par-dessus l’autre, les mains posées dessus en accordéon.
- Peut-être juste la perspective inévitable d’une journée longue et ennuyeuse ?
Elle laissa le silence traîner, et crut lui surprendre un gloussement.
- Peut-être… admit-il.
À pas lents, de grandes enjambées flottantes, il vint prendre place à côté d’elle.
- Et puis, j’aurais bien aimé qu’on soit dans la même classe, avoua Mand.
Il éclata de rire.
Un rire léger et volatile, que le vent emporta presque aussitôt.
— Est-ce que c’est une marque d’affection de ta part ? demanda-t-il, taquin.
Ou alors je me trompe ?
Et il lui fit un clin d’oeil.
Elle soupira, et accompagnant son soupir, le ronflement grandissant du train en approche commença à se faire entendre. Elle se leva pour s'approcher de la ligne blanche du quai, se préparant à embarquer.
— Je sens que cette journée va être vraiment longue, murmura-t-elle. Longue et…
— Ennuyeuse, je sais.
Il sourit.
Un sourire drôle et un peu triste à la fois.
Doux-amer.
— Et au fait...
— Quoi ?
— Ne m'appelle pas Amanda. Ou je te fous une baffe.
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