Chapitre 6 : Giulia

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  • Tu n’as aucune emprise sur moi.

Les mots laissèrent une buée moite sur la glace du miroir jauni des toilettes pour filles.
Dans sa réflection, Giulia pouvait voir son visage comme elle ne l’avait plus vu depuis quelques temps. Longs cheveux noirs de jais, des yeux bleu pâle d’une grâce assez particulière et difficilement descriptible. Son nez fin et ses lèvres peu prononcées. ”Le physique d’une gothique”, se disait-elle souvent. Le teint plus blanc que les pages d’un livre neuf tout droit sorti de l’imprimerie. À faire peur aux fantômes.

Mais ce qui était sûr au moins, c’est qu’il s’agissait bien d’elle. Les miroirs ne mentent pas. Ils ne peuvent pas mentir. Et s’ils venaient à en prendre conscience, décidaient de quelque manière que ce soit de se mettre à tromper, alors sans doute que le monde deviendrait ce faux-semblant dont il est légitime d’avoir peur.

Mais les miroirs ne mentent pas, n’est-ce pas ?

Giulia montra deux rangées de dents au teint éclatant et effrayant à son hôte de l’autre côté de la vitre, et c’est à ce moment alors qu’elle surprit un mouvement sur sa droite. Une petite maline qui se croyait discrète et intelligente à essayer de passer inaperçue de son attention.

Eh bien, elle s’y prend particulièrement mal.

Ce n’était pas comme si elle n’avait pas entendu le vacarme des portes battantes des sanitaires quand elle était entrée. Impossible de ne pas faire de bruit avec ça. Cette gamine, qui qu’elle soit, ne devait pas avoir bien compris la situation. Il était temps de lui rappeler son rôle.

— Heeeeeey…

Elle se retourna et afficha son plus grand sourire, les bras ouverts en signe d’amitié feinte.
Puis, elle savoura l’air de surprise effarée qui peignait les traits de sa victime. Mais à son tour, elle ne put empêcher un bref hoquet de surprise de surgir depuis sa gorge.

Quelle heureuse coïncidence !

Reprenant bien vite sa contenance, elle se passa la langue sur le bout des lèvres, dans un sadisme comblé, alors que la journée commençait si bien. Que la chance lui épargne tous les efforts nécessaires de l’organisation d’un tête-à-tête avec sa proie numéro un… Oui, sans aucune équivoque, elle se permettrait d’appeler cela de la chance.

Elle l’avait reconnue presque aussitôt, sa queue de cheval blonde et son front lisse avec cette amusante allure d’indignation qu’elle savait se garder en permanence, sourcils froncés dans un sérieux implacable, la bouche pincée dans une grimace de supériorité. Des lunettes dans la poche extérieure de sa chemise, seulement pour voir de loin. Non pas qu’elle en ait besoin, vu la vitesse à laquelle elle s’était précipitée au premier rang, la place la plus proche possible du bureau du professeur. Et ce, dès la journée de présentation.

N’importe qui d’autre, il lui aurait suffi d’une petite intimidation dans les règles de l’art, mais elle…

Giulia avait suivi ses actions de près, et avait retenu facilement tout ce qui la caractérisait, dès qu’elle avait levé la main à peine la voix de l’enseignant annonçant son prénom.

— J’y crois pas ! Tu es celle juste avant moi dans la liste d’appel ! s’exclama-t-elle. Julie Alma ! On est dans la même classe !

— Et tu es… réagit Julie, perplexe.

— Giulia Alva, compléta l’intéressée. C’est drôle que nos prénoms se ressemblent autant, tu ne trouves pas ?

Julie eut un regard rapide de chaque côté, comme pour chercher à savoir s’il y avait quelqu’un d’autre dans la pièce, susceptible de l’aider dans le pire des cas. Giulia avait surpris ce mouvement et se rapprocha un peu plus, la faisant reculer du même pas, jusqu’à l’acculer contre un mur.

Elle se tenait à quelques centimètres d’elle seulement, lui laissant assez d’espace pour respirer, mais pas assez pour qu’elle espère pouvoir s’échapper. Ses sourcils étaient toujours froncés dans ce sérieux de marbre, mais elle pouvait ressentir son doute et sa peur. Oui, Giulia s’en délectait.
La dominant du haut de son mètre soixante-quinze, elle se mit bien devant elle, de sorte à être sûre d’être la seule chose occupant sa vue.

Elle savait très bien quel effet elle pouvait provoquer sur les autres, et elle ne pouvait pas s’empêcher de trouver ça drôle.

— Alors ? Que penses-tu de ce lycée ? l’interrogea-t-elle. Tu l’aimes bien toi aussi ?

— Je.. J’aimerais juste aller aux toilettes, si tu veux bien, hésita Julie, sans pour autant se décomposer.

Elle tendit un bras vers la poignée d’un des cabinets mais Giulia l’en empêcha immédiatement, s’adossant à la porte avant qu’elle ne puisse l’ouvrir. La regardant dans les yeux, elle adopta à son tour une mine d’indignation et de supériorité non dissimulée.

— À quoi tu joues ? s’impatienta Julie, fronçant les sourcils encore plus bas qu’ils ne l’étaient à leur habitude.

Ah Tiens ? De la colère ?

— Voyons… Pas besoin de me regarder comme si tu voulais me… tuer.

Giulia prit bien soin d’appuyer sur ce dernier mot.

— J’essaye juste de faire connaissance, mentit-elle ouvertement, simulant l’innocence. Y a-t-il mal à cela ?

Puis, elle ajouta:

— Alors ? Tu comptes répondre à mes questions, ou…

Elle adopta une moue surjouée de déception, les coins des lèvres pendants mollement.

— Je… eut à peine le temps de commencer Julie.

— Tu sais quoi ? la coupa instantanément son bourreau. En fait, je pense en savoir déjà bien assez sur toi !

Elle lui montra toutes ses dents, les yeux plissés dans une mimique perverse.
Elle s’empressa de préciser sa pensée.

— Je sais tout de toi.
De ta passion pour ces chanteurs de groupes de pop coréenne stupide jusqu’au trajet que tu prends le matin pour venir ici. Je sais que tu ne peux pas consommer d’aliments contenant du lactose, je sais que même si tu t’en vantes souvent sur les réseaux sociaux, tu n’as jamais embrassé de garçon de ta vie, je sais quel genre de photos tu caches dans ton téléphone, oui, je sais ça. Je sais que tu ne portes jamais tes lunettes, parce qu’elle te donnent un air de vieille mégère qui n’a pas d’amis. Quoique… Ce n’est pas comme si tu en avais beaucoup, tu sais ? Des amis… Je sais également comment tes parents te mettent la pression en permanence pour ramener les meilleures notes et comment ils s’y prennent pour te punir. Je pourrais peut-être même prendre un peu d’inspiration d’eux, n’est-ce pas ?

Elle se permit un petit ricanement sardonique, le temps d’admirer les yeux humides de sa victime, les bras tremblant le long du corps, les doigts crispés.

— Oh, pauvre petite Julie… Pauvre et pitoyable petite Julie…
Tu crois que je n’ai pas vu non plus comment tu salives comme une truie dès que tu aperçois le professeur rentrer dans la salle ? Je parie que tu ne peux pas te retenir de pousser des petites exclamations de jouissance lorsqu’il te pose une question… Comme une chienne prête à lécher les pieds de son maître ! Je sais que tu aimerais pouvoir économiser assez d’argent pour te refaire le nez… Et je te comprends ! Oh oui, tu t’imagines bien ce que tu pourrais lui faire à ce petit coquin de Monsieur Carvin ! Tu le prendrais par le col et l’emmènerais dans une de ces cabines insalubres…

En même temps qu’elle parlait, Giulia avait sorti un couteau-suisse de la poche de sa longue robe, et s’amusait à en faire sortir la lame puis la rétracter, encore et encore, rythmant sa parole, douce et lente, susurrante, sur le cliquetis hypnotisant de l’objet.

— Tu…
n'es…
qu'une…
petite…
salope.
Avec des pensées aussi sales que ton pantalon.

Julie jeta un regard affolé à la flaque jaune transparente qui grandissait sous ses chaussures.

— Alors ? Plus besoin d’aller aux toilettes, non ? finit d’assener Giulia, enfonçant le dernier clou dans le cercueil.

Avec un sourire cruel, elle rangea la lame luisante dans sa poche, avant de s’écarter tranquillement, calmement, aussi lentement que possible… Et tendit un bras vers la sortie, à la manière d’un majordome.

L’autre, ses jambes la lâchant, s’écroula dans le liquide, les yeux écarquillés de terreur.
Giulia posa un genou à terre, se pencha sur elle, mauvaise.

— Bouh !

Réveillée soudain de sa stupeur, la pauvre et pitoyable petite Julie utilisa ses dernières forces pour se relever et s’enfuir aussi loin qu’elle le pouvait, tâchée de moiteur acide de sueur et d’urine et de honte. Haletante et le teint plus have que sa tortionnaire, elle dévala les escaliers, le visage figé dans une expression d’épouvante indicible, et disparut bientôt de sa vue.

Cette dernière se releva, époussetant les pans de sa robe bleue marine, puis se dirigea à un lavabo pour se laver les mains et se les passer sur le visage, rafraîchie.

Face au miroir de nouveau, elle le répéta, pour s’en assurer :

— Tu n’as aucune emprise sur moi.
Aucune.

Et alors, seulement là, elle eut un sourire sincère.

Voilà une bonne chose de faite.

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