Chapitre 7 : Mathias (partie 1)

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— Conneries…

Cela faisait bien longtemps que les pupilles de charbon de Mathias Bentik avaient cessé de brûler. Les pieds posés nonchalamment sur le rebord d’un bureau en désordre, le regard perdu dans la fumée froide du cendrier, une dernière cigarette écrasée au fond, sa seule de la journée.

Ça pue.
Une odeur nauséabonde.
Celle de l’argent qui se volatilise en dépenses superflues.

Il venait de raccrocher le combiné.
Lorsqu’il avait acheté le 25 mètres carré, il y a deux ans, il s’était dit que c’était la première chose dans laquelle il se devait d’investir. Maintenant, il le regrettait. Quoique… Ça avait au moins le mérite de lui faire faire de l’exercice. À la première sonnerie, il se levait brusquement, se saisissait de l’appareil, et faisait sa meilleure imitation du type occupé qui n’avait pas tout son temps.
Alors, entre une publicité pour vitrages double épaisseur sécurisés et un nouveau canular élaboré et bien souvent finissant par ”Haha, l’autre ! Quel gros débile !”, il y avait les chats perdus, les vols de sac à main, et les filatures d’infidélités.

Dernièrement, personne ne venait se présenter directement à son office.
Au troisième étage d’une bâtisse sur le déclin, il s’était habitué à se rappeler puis oublier dans la foulée chaque week-end de faire installer un panneau qui annoncerait ”Agence de détective privée Bentik”. Un truc bien classe, avec de la peinture fraîche et des lettres couleur or et argent. Un truc qui valait la peau des fesses. Alors le journal faisait bien son affaire, de toutes façons. Un petit numéro tout en bas d’une page, écrit en pattes de mouche. Il n’était même pas correctement placé, on l’appelait parfois pour du poisson et il se demandait souvent si ça faisait rire le poissonnier quand on lui disait que Minoune avait deux taches grises sur le flanc et faisait ”Miaou” si on lui grattait le ventre.

La plupart du temps, on pouvait le trouver ici. L’air fatigué et excédé par son inactivité. Quand il ne savait pas quoi faire, il prenait un papier froissé dans la corbeille, le dépliait, faisait semblant de regarder ce qu’il y avait écrit, puis le repliait, se plaçait à quelques trois enjambées de distance, et lançait la boulette, qui finissait inévitablement à côté. Parfois il se disait que c’était parce que son oeil directeur était le gauche et qu’il lançait du bras droit. Ou alors l’inverse. Quelque chose du genre…

Puis il fronçait les sourcils et se frottait le haut du front, pour se convaincre qu’il réfléchissait à quelque chose. Une grosse affaire. Une grosse affaire. Une grosse affaire…
On ne lui avait jamais donné la charge de ce genre de chose. Personne ne pouvait faire réellement confiance à un inconnu qui se prétendait détective privé, après tout.
Et alors, on ne se trouvait pas dans une série policière, et tous les criminels du coin n’attendaient pas de le voir débarquer pour s’adonner à leur passion meurtrière. De toutes manières, il aurait été difficile de deviner rien qu’en le regardant qu’il exerçait comme une sorte de bras cassé de la justice. Au grand maximum, il avait la dégaine d’un postier. Et un postier, ça n’imposait réellement rien qui sorte de l’ordinaire. À moins d’être particulièrement musclé. Ou chauve.
Mathias n’était ni l’un ni l’autre. Et ça faisait un certain temps qu’il n’était pas allé sentir l’air frais sur sa peau. Il se disait qu’il n’avait qu’à regarder par la vitre, et que c’était tout comme.

On sonna une fois à la porte.

Ou plutôt, cela grésilla dans l’enceinte de l’appartement, parce qu’il n’avait pas fait remplacer la sonnette. Il grogna quelques mots inintelligibles à l’adresse du visiteur, puis se saisit du jeu de clés sur son bureau. À cette heure, il s’agissait sûrement d’un de ces amusants bonshommes des créances avec un sourire aussi large qu’une tête d’épingle. Il était persuadé qu’ils ne dormaient jamais.

Mathias fit tourner aussi lentement qu’il le pouvait les clés dans la serrure. Rien que pour agacer au moins un peu le bourreau exécutif qui venait lui délivrer sûrement un nouvel avis d’expulsion, qu’il devrait promettre d’honorer en étant le moins ”impoli” possible, et pourquoi pas lui servir du thé et des petits biscuits, comme on fait lorsqu’on accueille le diable chez soi.

À sa grande surprise, la première chose qu’il vit par l’interstice de la porte retenue par la chaîne de sécurité furent les yeux exagérément élargis d’une vieille dame, les cheveux gris-blanc retenus en un chignon, les mains cramponnées à l’anse de son sac à main.
Bon. Au moins, elle, elle ne l’avait pas perdu.

Le détective ôta le chaînon, ouvrit la porte plus grand et fit un pas dans l’entrée. Il jeta un regard à droite puis à gauche dans le couloir, s’attendant presque à voir surgir un diablotin en costard cravate.

Avec un ”je reviens”, il claqua abruptement la porte, laissant la petite vieille en plan.

Il poussa un soupir.
Un oeil à sa montre.
Rien qu’à l’apparence de la cliente, il savait à quoi s’attendre.
Il n’avait aucune envie d’écouter les complaintes d’une mégère, qui plus est à cette heure de la journée.

Mais l’argent…
Il lui semblait avoir décelé une certaine richesse dans sa tenue, et son sac devait bien être d’une grande marque. Il ne se gênerait pas pour lui faire cracher une belle somme. Et après tout, ce ne serait l’affaire que d’une quinzaine de minutes. Après quoi, il la renverrait chez elle, l’assurerait qu’il s’en occuperait dans les plus brefs délais, et au dodo mémé !

Sans se précipiter, Mathias s’occupa de débarrasser un minimum son bureau et l’espace réservé à la clientèle, un canapé ainsi qu'un siège rustiques dont le tissu s’effilochait, une table basse en bois sommaire, des mugs qui traînaient depuis la dernière visite qui datait d’environ… un mois ?
Au moins un mois, puisque depuis, la bouilloire avait explosé, il l’avait jetée et arrêté de boire du café. Ce n’est pas comme s’il en avait réellement besoin, et puis c’est mauvais pour la santé. À en croire les magazines, tout est mauvais pour la santé.

Devant le pan de glace teinté de marron jaunâtre, il arrangea comme il put sa tignasse, les quelques mèches qui rebiquaient, réajusta son col, enfila la veste de costume laissée en plan sur le dossier de sa chaise qui lui allait trop grande pour se donner un air.

Avec cela, il retourna à la porte, offrit quelques paroles d’excuse préparées, et laissa entrer la cliente impromptue.

Lui indiquant où s’asseoir, il se permit de commencer la conversation :

— Alors, comment est-ce qu’il s’appelle ?

Fantomatique, la vieille resta les yeux dans le vague, pâle comme un linge et ne pipant mot.
Déjà, à son entrée dans la salle, elle avait le pas hésitant, l’allure d’un défunt qui traînait son linceul et une certaine claudication.

— Son nom, madame ? répéta-t-il en se penchant vers elle, claquant des doigts avec agacement.

Avec un sursaut non feint, elle sembla reprendre ses esprits.

— Son nom ?

Elle avait une voix singulière. Craquelée. Âgée de bien plus d’années qu’on ne pourrait jamais en donner.

— Quel nom, jeune homme ?

Mathias poussa un soupir profond, se leva, et alla ouvrir la fenêtre. Quand il revint — il ne prit pas la peine de s’asseoir — il lança, comme s’il s’agissait d’une évidence :

— Votre chat. Comment s’appelle-t-il ?

— Mon chat ?

Son visage ne changea pas d’expression, mais on pouvait déceler de l’incompréhension dans son ton.

— Oui, votre chat voyons !
Pas votre crocodile…
À moins que vous ayez un crocodile de compagnie ?

— Je n’ai pas de chat.

— Ha ! Vous n’avez pas de chat !

L’inspecteur improvisé claqua des mains sur ses cuisses, visiblement exaspéré.

— Je le savais ! Il fallait me le dire plus tôt, que vous n’aviez pas de chat ! Je ne peux pas forcément deviner sans que vous me le disiez. Même si c’est le cas dans ce cas-ci !

Il secoua la tête, et ses boucles de cheveux gras gesticulèrent ridiculement .

— Voyons, madame !

Puis, il porta une main à son menton, l’air de réfléchir.

— Quoique… C’est mon métier, après tout, admit-il.

La vieille dame avait assisté à son bref monologue sans ciller, prête à entendre la suite.

— Bon. Si ce n’est pas à propos de votre chat, dans ce cas, quelle est la raison de votre venue ?

Elle eut un temps de réflexion, les sourcils froncés comme si elle cherchait à se rappeler de quelque chose. Elle finit par se prononcer :

— La police a toujours mieux à faire que de s’occuper des plaintes de personnes âgées comme moi. Et comme je ne suis pas… habituée à ces nouvelles technologies… Vous savez, je ne lis que le journal municipal, monsieur. Alors j’ai vu votre numéro, et l’adresse de votre agence, et je me suis dit que…

— Alors quoi ? l’arrêta-t-il, impatient.

Comme elle tardait à répondre, il fit le tour de son siège, inclina la tête de côté, et se dépêcha par l’ouverture aménagée jusqu’à l’autre côté de la salle pour refermer la fenêtre.
À son affaire, il l’entendit répondre :

— Ça a commencé il y a de cela une bonne semaine, je pense.

— Une semaine ? Quoi donc ? s’empressa Mathias, ne la laissant pas finir.

Il était de retour de ce côté-ci, considéra un moment de s’asseoir, mais resta debout.

— Des évènements étranges. J’ai même relevé les dates.

Sur ces mots, elle ouvrit la petite poche extérieure de son sac à main, et en sortit un carnet.
Elle le passa au détective, qui fit mine d’en inspecter le contenu.

— Comme lundi dernier… (sa voix se rétrécit) Vers 3 heures du matin.

Elle prit une pause, eut un haussement de sourcils en apercevant la coupole de friandises posée sur la table basse. Le détective s’était rassis, se saisissant d’une papillote de plastique sans ménagement, en renversant d’autres dans son mouvement. Son bonbon en bouche, il mastiquait bruyamment, un oeil ruminant sur elle, l’autre louchant sur l’encre du carnet.

— J’ai été réveillée en pleine nuit par ces bruits. D’abord des raclements, près du plafond. Puis des coups. De plus en plus forts. Comme si on toquait à ma porte.

— Et qui c’est qui toque ? la coupa le détective, avec un déglutis immonde.

Il avait un air sérieux.

— Vous prenez des visites tardives, c’est bien suspect ! avança-t-il.

Elle resta impassible.

— Ce n’est pas une visite. Ce n’est pas le genre de visite que j’aime recevoir. Croyez-moi Monsieur Bentik, je peux vous garantir que ce n’est pas le genre de visite que je reçois à mon habitude. Derrière la porte, qui que ce fusse, n’avait sûrement pas l’intention de me rendre simplement ”visite”. Ces coups… étaient extrêmement violents ! C’est de peu que la porte ne se soit faite enfoncée !

La vieille dame prit une pause, la tête ailleurs, fouilla dans la poche de son sac une seconde fois, mais n’en ressortit rien. Revenant à elle, elle questionna :

— Qu’est-ce que vous pensez que ça puisse être ? Car ce n’est pas la seule chose qui soit arrivée…

L’autre avait son attention captivée par l’emballage de sa friandise, les sourcils froncés, sceptique. La date de péremption était passée de 2 bons mois. Il semblait marmonner quelque chose, lâcha le bout de plastique, cracha au creux de sa paume, eut un air surpris en n’y voyant que de la salive.

— Monsieur ? Qu’est-ce que vous en pensez ?

Il plissa ses yeux en deux fentes à pièces de distributeur automatique, comme s’il allait soupirer exagérément.

— Ce que j’en pense ? Ce que j’en pense…

Il se leva brusquement.

— J’en pense que vous ne m’avez même pas fait pensé à vous faire remplir le formulaire qui prend compte de votre affaire !

À grands pas, il fut déjà à son bureau, sortant à la volée une feuille froissé d’un tiroir. Le tiroir faillit bien se démettre sous le coup du geste bourru. Le détective allait revenir, mais s’arrêta à mi-chemin pour se retourner, tendre un bras vers la poignée de la fenêtre, l’ouvrir en grand.
Satisfait, il vint se rasseoir et tendit la fiche, la jeta presque sur les genoux de sa cliente, le menton levé, triomphal.

— Ne vous en faites pas, la rassura-t-il. Je ne tiendrai pas compte de cette erreur de votre part dans l’établissement de mes honoraires.

Il passa une main dans ses cheveux. Son index se coinça dans une boucle, il tira d’un coup sec, secoua son doigt endolori, ravala un juron.

— Ne chercherait-on pas à vous effrayer ? supposa-t-il, soudain clair.

La vieille femme n’eut pas l’air de comprendre.

-...-

Pour une raison que je ne m'explique pas, il ne m'est pas possible de coller la suite de mon texte sur cette page. Ce chapitre se retrouve donc scindé en deux de manière assez peu naturelle, et j'en suis désolé


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