Chapitre 7 : Mathias (partie 2)
— Comment ça, m’effrayer ? Qu’est-ce que vous cherchez à dire ?
Il tendit ses bras en avant pour rajuster les manches de sa veste de costume qui lui mangeaient les poignets, puis les rangea le long des accoudoirs. Se penchant un peu plus, sur un ton de confidence :
— S’il s’agissait d’un brigand, d’un… voyou… Il aurait trouvé un moyen plus subtil de s’introduire chez vous. Et à une heure où vous n’auriez pas été là. Ou encore, il aurait bien fini par enfoncer cette porte…
Il prit une pause, pensif, porta deux doigts à ses lèvres, cigarette imaginaire.
— Ou alors c’est qu’il… ou elle ! Est vraiment nulle ! gloussa-t-il.
Avec un regard plus sévère, il inclina la tête vers sa cliente.
— Eh bien ! Comptez-vous remplir ce papier, madame... ?
Il chercha le nom sur la feuille qu’il lui avait donnée.
— Ah ! Vous n’avez pas de stylo peut-être ! s’exclama-t-il. Je vais vous chercher un stylo !
Il se mit sur ses pieds aussi vite que dit, parcourant une énième fois la distance jusqu’à son bureau et eut tôt fait de refermer sa main sur l’objet de sa convoitise, tout droit sorti du bocal à fournitures, non loin du cendrier en désuétude.
Avant de revenir, il eut un regard un peu plus à droite du bureau, et elle crut presque l’entendre grommeler ”satanée fenêtre…”
C’est presque à reculons qu’il s’assit de nouveau, l’oeil toujours penché de l’autre côté de la salle.
— Bon, bon bon… (Il vint se placer à côté du vieux canapé, pas aussi vieux que la dame, lui faisant signe de se lever). Écoutez… Nous allons prendre un nouveau rendez-vous et vous me remplirez ce formulaire pour la prochaine fois, d’accord ? J’ai d’autres affaires à régler.
Il la poussa dehors sans ménagement, sans qu’elle ait le temps de protester, lui claqua la porte au nez, et remit le chaînon, mettant ainsi fin à l’entrevue. Aussitôt fait, comme monté sur ressort, il se brusqua à la fenêtre et aboya tous poumons dehors :
— JE VOUS AI DÉJÀ DIT DE NE PAS FAIRE DE BARBECUE LORSQUE JE SUIS DANS MES LOCAUX !
Il reprit son souffle.
— C’est-à-dire ni le matin… ni l’après-midi… et ENCORE MOINS LE SOIR !
AUTANT DIRE JAMAIS !
ESPÈCE DE…
Espèce de bouffeurs de saucisse…
Son insulte se perdit dans le vent.
— Il y en a qui travaillent ici.
L’odeur, un croisement entre du lait trop fermenté, du vinaigre tourné et une flambée aux cheveux frits emplissait le bureau de Mathias, comme dans une étuve. Il ressentait une chaleur… De grosses gouttes de sueur perlaient le long de sa nuque.
Ne recevant aucune réponse, pas même un grommellement, il s’abstint de lâcher une autre injure.
Sa gorge était terriblement sèche. L’impression d’avoir croqué dans un piment.
Il retourna vite à la porte.
Il fallait qu’il sorte, il fallait qu’il sorte.
Le verrou se faufila, pernicieux, plusieurs fois avant de céder. Vérifiant par l’oeil de boeuf que la vieille riche n’était plus là, il surgit comme une tempête à l’extérieur, laissant la porte ballante derrière lui. Il descendit les escaliers quatre à quatre, trébuchant, se rattrapa à la rampe, manquant d’y gripper sa manche sur l’embout arrondi, éraflant son bras. Il ravala une injure, continua sa course.
Ses mains, ruisselantes, glissaient au moindre contact. Sa chemise, trempée, virait du blanc au gris foncé, s’imprégnant d’une odeur de charogne.
Les paliers défilaient à toute allure. À un virage il manqua d’enfoncer la porte au visage d’un voisin qui sortait alarmé par le bruit. Il l’esquiva d’un coup d’épaule sur le côté, déséquilibré, s’écrasa contre la rampe et sentit l’acier rude lui rentrer dans les côtes. Il grimaça mais ne s’arrêta pas.
Dégringolant une nouvelle volée de marches, il se débarrassa de ses chaussures, le cuir brûlant ricochant contre la pierre.
Le sang fumait de sa blessure, s’évaporait dans l’air en rubans rouge chair. Déjà, se refermait, durcissant, cicatrisant, s’asséchant, vidé de son humidité. Un bruit sourd grossissait à ses oreilles.
Et une plainte. Une plainte aigüe…
Il allait si vite…
Il roulait dans la cage d’escalier, tournant sur tournant, comme un hamster dans un micro-ondes qui pensait que c’était juste une autre roue d’exercice.
Ssshhhhhhhhhhhh..
GrMmBmMLlbMMMMmmm
Là-bas, à l’autre bout du couloir, la sortie le narguait.
Plus de marches, juste quelques mètres de béton ardent.
Chaque pas, ses chaussettes s’y accrochaient, abandonnaient des bouts de tissu consumés, vieux chewing-gum trop mastiqués.
Est-ce que… ce sont ses organes qui gémissaient ainsi ?
ÇA PUE ! Quelle odeur…
ÇA PUE ! ÇA PUE !
QUE QUELQU’UN OUVRE LA FENÊTRE !
Mathias s’écroula sur ses genoux face au mur. Un bras en visière contre la paroi, il s’efforça de vomir mais rien ne sortit. Même pas un geignement ridicule. Sans plus de force, sa main tomba mollement, heurtant un objet métallique. L’extincteur.
Une idée terrible lui traversa l’esprit.
OUVREZ LA FENÊTRE !
Non…
GgggggggrgrrrrrrmbbbbrRRAAAAAAAAAAAAAAAHHHHHHH
NON ! NON ! NON !
Mathias se frotta les yeux avec acharnement, en pruneaux déshydratés. Il avait beau cligner encore et encore, aucune larme ne voulait couler.
Bouillant de fièvre, il jeta sa veste de costume au loin qui rejoignit les restes fumants de ses chaussures. Maintenant, il rampait, ses mains lancées à l’assaut de la pierre, ses ongles grinçant à chaque fois qu’il glissait sur la sueur moite, rance. Mais il avançait. Très certainement, il avançait. Il s’y arrachait la chair et le sang, mais il avançait. Il se convulsait de douleur, mais il avançait. Ça grondait dans sa tête, mais…
BOUM !
D’un coup d’un seul, le détective se trouva projeté en avant par une force invisible, comme attiré par l’épicentre d’un énorme trou noir. Il eut à peine le temps de se protéger le visage que déjà la porte vitrée éclata en un millier d’échardes, soufflée par l’explosion. Traversant la bouche béante hérissée de crocs de verre, il finit sa course sur le bitume, son torse accusant en premier le choc terrible, sa respiration coupée. Ses bras retombèrent avec un bruit flasque le long de son corps et son menton vint cogner le gravier pointu dans une douleur aigüe.
Sa tête hurlait. Sa tête hurlait et ses poumons aphones gémissaient, gémissaient comme un vieux chien malade qui suppliait pour sa piqûre d’euthanasie.
Réveille-toi…
Ça brûlait.
Dans sa gorge, ça brûlait. Insupportable, insupportable, insupportable ! Il sentait les doigts calcinés de deux mains à la chair fondue descendre le long de ses artères pulmonaires, caressant doucereusement l’intérieur de ces gros ballons tout pleins de sang, foutant le feu à tout ce qui s’y trouvait. Il étouffait dans une mare visqueuse de magma et d’acier chauffé à blanc, il étouffait et mourait à petit feu, dans un grand brasier ardent.
RÉVEILLE-TOI, MERDE !
Il sentit qu’on l’agrippait par le col et n’eut pas le loisir de protester, une torgnole magistrale l’envoyant valser contre le trottoir. À l’intérieur de son corps, ça hurla de toutes parts. Secoué d’un reflux il cracha d’une toux rauque, éjectant un ganglion de sang sec à quelques mètres. Sa gorge émit un grognement rêche qui ressemblait plus à celui d’une bête que d’un homme. Libéré de l’asphyxie, sa bouche s’ouvrit grand dans un instinct de survie, avalant goulument plusieurs gorgées d’air.
La douleur était intense mais étrangement sa joue irradiait si puissamment de chaleur, là où on l’avait frappé, qu’elle lui en faisait oublier les nombreuses brûlures de son corps meurtri. Car il ne s’agissait pas de la même sorte de chaleur. Cette chaleur-là, ne dévorait pas plus ses chairs que son âme elle-même. Oui, elle se glissait là, à l’intérieur, et y creusait un trou profond, alimentant le foyer faiblard, ravivant le peu de ce qu’il restait avec le peu qu’il y avait à apporter. Cette chaleur-là, ne le paralysait pas, ne le laissait pas suffoquant de terreur face à l’inévitable. C’était la chaleur qui racontait une histoire près de la cheminée, une tendresse, une affection, une simple caresse dont le parfum persiste à travers les années.
Cette chaleur-là, lui rappelait où il était.
Et lentement, il découvrit à nouveau le monde qui l’entourait.
Des flocons de cendre coulaient du ciel, planant dans les courants de la brise. Tout était au ralenti, comme dans un rêve. Il y avait des hommes et des femmes qui se précipitaient, d’un sens à l’autre, arpentant les rues dans une panique désordonnée. D’autres visages, dans des expressions caricaturales d’effroi, restaient figés le centre du tableau. Là où tout semblait avoir commencé. Des gravats, des gravats, des gravats… qui roulaient et s’amassaient en un monticule concassé, une compote de pierre cendreuse. Encore un peu étourdi, son regard avait du mal à distinguer les formes dans la brume constellée de pois gris. En fait, il était troublé. Quelque chose semblait ne pas être normal. Comme s’il manquait un élément important.
Au loin, il vit un homme mettre ses mains en portevoix et gueuler. Il le vit seulement. C’est ça.
Ses oreilles sifflaient, il ne le remarquait que maintenant. Elles sifflaient comme un vilain diapason dissonant, avalant tout autre bruit autour. Instinctivement, Il se les boucha, comprenant bien pourtant que ce serait sans effet. Mais dans sa tête, cela avait au moins le mérite de le calmer pour le moment.
Faisant un nouvel effort pour se concentrer, il scruta les tréfonds de la fumée et le vit alors…
Au centre de la place, le visage bouffi du maire s’était métamorphosé en une lune mangée par les cratères, son sourire de pierre tout ratatiné. De sa pose éloquente sur son socle aux lettres dorées ne restait qu’une sorte de pantin désarticulé, une grosse pomme juteuse dont on aurait seulement laissé le trognon, les pépins recrachés dédaigneusement en amas épars. Et aux pieds de la statue, trônant intacte, ses pans refermés par un cachet de cire couleur cramoisi…
Comme un rire narquois perçant le silence d’une sombre caverne, une lettre signée de ce simple nom :
Mande-Flamme
Annotations