Chapitre 8 : Quelque chose d'ennuyeux
Les couloirs du lycée avaient quelque chose d’ennuyeux.
Trop longs, trop étroits, parfois ne menant nulle part…
Il y avait toujours du monde. Ou du bruit depuis derrière les portes. Ou devant les portes. Ou tout à la fois. Encombré.
Encombré et rudement bruyant.
Peut-être aussi leur envie non dissimulée de conduire n’importe qui tenterait de s’approcher trop près des murs à une dépression nerveuse avait un rôle à jouer là-dedans. Mand s’imaginait souvent la scène où, d’une ferme poignée de main, la directrice de l’établissement et le chef d’agence avaient dû échanger sur l’idée merveilleuse d’un maître de chantier.
Et ça y est, mûrissant du fruit de l’ardue expérimentation et surmontée d’une bonne dose d’huile de coude dûment dépensée, ils auraient vu la chose prendre naissance : Le gris le plus incroyablement morne de toute l’existence de l’univers.
Bien sûr, ce n’était pas tout. Un employé — sûrement d’humeur joyeuse — avait apporté la touche de créativité qu’il manquait à l’ensemble. Ces dessins, des petits ronds et formes n’ayant de géométrique que la prétention — des fleurs peut-être ? — n’avaient jusqu’à ce jour pas reçu d’identification qui ait semblé mettre tout le monde d’accord.
Mais s’il y avait une chose sur laquelle on pouvait s’affirmer, c’est que ces gribouillages n’avaient rien à envier aux tableaux encadrés dans quelque galerie moderne, bariolés de leurs teintes farfelues : Ils savaient fournir une impression similaire qui donnait à chacun l’envie ou bien de s’y extasier, ou bien de se saisir d’un grand seau et d’y vider la totalité de ses organes internes.
Les casiers alignés tout contre cachaient bien peu la misère, et encore que… Les élèves avaient su les agrémenter tout aussi sûrement de plaisantes décorations. Stickers des groupes en vogue, prénoms mal orthographiés (Comment pouvait-on faire une faute sur son propre prénom ? On apprend ça en maternelle, merde !), et posters à la limite de l’obscène. Peut-être le terne était-il préférable à l’excentrique tout compte fait…
Elle, ne faisait que marcher, simplement.
Elle aurait bien choisi une autre sorte de promenade, mais voilà qu’elle se rendait chez la directrice. Et si désagréable que le chemin soit, elle n’avait pas plus hâte de la destination. Amanda n’avait rien fait de mal. Elle ne faisait jamais rien de mal. Ni de bien d’ailleurs.
La plupart du temps, elle s’en tenait surtout à ne rien faire du tout.
Et dans sa tête, tandis qu’elle marchait, elle se répétait ”ce n’est qu’une formalité”.
Une formalité.
Elle savait très bien le regard avec lequel la directrice l’accueillerait. Ses yeux n’avaient pas dû être conçus dans l’idée de transmettre quelque émotion positive que ce soit. Le coin de la bouche pincé dans cet éternel air de manifeste supériorité, elle ne s’épancherait à la conversation que pour les mots stricts et nécessaires qui lui donneraient la sensation d’exercer de l’autorité sur la jeune fille, comme elle savait si bien le faire avec les autres élèves et professeurs.
Il y aurait un ”oui”, un ”non”, peut-être les deux, quelques phrases impératives…
Au moins un soupir exaspéré — parce qu’il y avait toujours quelque chose qui n’allait pas et que de toutes façons, Mand ne comprenait rien à la paperasse — et finalement, la jeune fille serait congédiée, retour au couloir du grand art.
Réjouissante entrevue, réjouissances en vue.
Ça lui rappelait le premier jour de la rentrée.
Qui lui semblait… siiiiiiii loin maintenant…
À peine trois semaines avaient dû s’écouler depuis, ce qui équivalait en échelle de temps ressenti à trois années à miner du fer dans une exploitation souterraine. Chaque jour se ressemblait si terriblement et pathétiquement que ça en devenait presque drôle. Trois semaines c’est ce qu’il faut pour qu’une routine de vie puisse bien s’installer.
Une belle connerie de routine de vie, ouais…
Qui avait commencé donc ce jour-là, il y avait trois semaines, au milieu des phrases de blabla habituel, des présentations inutiles, des arrêts entre deux salles aussi inintéressantes l’une que l’autre mais qui ”vous serviront grandement au cours de l’année”. Au milieu de tout ça et d’un peu plus — Mand s’en rappelait très bien — il y avait eu cette pause accordée gracieusement pour tous les nouveaux élèves, et là, de découvrir le réfectoire qui deviendrait le nid de toutes les pires cochonneries imaginables, où les élèves resteraient plus pour se partager les dernières rumeurs croustillantes que pour croquer à pleines dents dans le croustillant d’un plat mal décongelé. À ce point-là, c’est du manque de respect. On traite cette époque de la vie d’âge ingrat mais honnêtement, c’est comme avec les plantes : si vous les nourrissez mal, ben forcément elles vont avoir une sale gueule. Ce qui est bien au moins avec les plantes c’est qu’on a l’odeur de mégot froid en moins et qu’elles ne pompent pas l’air, elles en produisent. Enfin, techniquement…
Alors c’était dans le réfectoire que la scène s’était déroulée. Pour parler de scène, ça pourrait se voir plus comme un interlude pour être pointilleux… Un entracte ? Non, le premier acte était loin d’être terminé. À peine entamé. Disons plutôt que c’est comme une de ces scènes qui sert d’introduction à un personnage qui a son importance plus tard. Une mise en bouche. Mise en place : chacun est assis devant sa plâtrée de pâtes bolognaise, des boulettes grosses comme des pois-chiches et avec une consistance d’éponge imprégnée — inondée, en fait. Submergée — de sauce… tomate ? Vu la couleur, ce serait aventureux que de parier sur de la tomate. Ça faisait quelques minutes déjà que le dernier des retardataires avait franchi la double-porte de la cantine pour se faire servir sa pitance. Amanda avait reconnu le pleurnichard avec ses boutons de rousseur qui s’était fait malmené par les trois amazones de bac à sable. Visiblement, c’était réciproque, si bien qu’elle dut faire mine de l’ignorer lorsqu’il regarda dans sa direction. Il n’aurait pas le courage de venir s’asseoir à côté de moi, avait-elle pensé. Et elle avait eu raison. Continuant son chemin dans le brouhaha il ne s’arrêta que quand il se trouva tout au fond du fond de la salle. Il faisait un peu pitié dans son coin, mais bon… Mand avait eu d’autres préoccupations. Aucune trace de Fan ce matin-là —Elle avait appris plus tard qu’il était tombé malade subitement, une fièvre fulgurante — il aurait au moins pu lui laisser un message, cet imbécile ! Il fallait toujours qu’il fasse les choses au dernier moment. La prévenir, par exemple. Il ne la prévenait jamais de quoi que ce soit. Ou alors sur le moment. Quand c’était littéralement EN TRAIN d’arriver (J’AI DES YEUX, MERCI !). Une attitude qui datait de la primaire, là où elle l’avait connu. Il n’avait pas changé d’un pouce. Si ce n’est qu’il avait pris 80 centimètres depuis, et que Mand ne supportait pas bien l’idée d’avoir à lever la tête en permanence pour s’adresser au gratte-ciel ambulant qui lui servait… ”d’ami”.
N’empêche que s’il avait été là, ils auraient bien ri tous les deux…
Quand les haut-parleurs s’étaient mis à crachoter, Mand n’avait pu retenir un sursaut. Elle détestait les bruits soudains. Ou les bruits aigus. Ou grinçants. En fait, le bruit en général. Puis, un ”JEUNES GENS !” avait jailli. Fort. Beaucoup trop fort. Mand irait se plaindre au type qui s’occupait de régler le volume de ces satanés haut-parleurs. Vu le ton employé, ça aurait tout aussi bien pu être un ”GARDE À VOUS !” ou un ”BIENVENUE NOUVELLES RECRUES !”.
Par exemple.
Bref, dans la gamme de la rigolade on est plus proche du zéro que du dix sur dix.
À l’opposé de la table, un gars bien gras avec des yeux en boutons de chemise avait recraché une boulette spongieuse sous l’effet de la surprise. Un gros SPLOTCH plus tard, et la sauce tomate enrobée de bave lui dégoulinant le long de la nuque, une gamine blonde deux tables plus loin avait poussé un cri hystérique, chassant de ses mains la bestiole qui avait dû élire domicile sur son cou. Ne faisant qu’étaler le rouge sanguinolent partout dans sa chevelure couleur fétu de paille, elle donnait l’impression qu’elle se faisait agresser par un homme invisible. Ses voisines de table s’étaient moqué ”gentiment”. À vrai dire, leur copine commençait à ressembler à un plat de spaghetti grandeur nature.
Verte de honte, elle avait cherché le coupable d’un regard rageur, tournant la tête dans un sens, dans l’autre sens, aspergeant au passage ses camarades de gouttelettes de sauce. Quand elle avait trouvé Yeux de boutons grelottant derrière sa chaise, elle avait ouvert une bouche grande de rage, les dents serrées d’un pitbull en rut. Mais la vieille voix sévère des haut-parleurs avait tonné à nouveau et c’est presque si Mand s’était étonnée de ne pas voir une deuxième boulette voler.
”Je suis MME BAZIN, la directrice de cet ÉTABLISSEMENT.”
Plus un bruit.
”TOUT D’ABORD, j’aimerais souhaiter la BIENVENUE à chacun et chacune d’ENTRE VOUS. J’OSE ESPÉRER que les vacances vous ont permis un REPOS CONSTRUCTIF.”
Le silence s’était fait dès la première phrase. Un silence bienvenu pour Mand. C’était comme si —alors même que la directrice ne se trouvait pas dans la salle — chaque élève redoutait d’être soudainement foudroyé au moindre geste de travers. Mme Bazin avait des intonations fermes, presque agressives. À chaque fois qu’elle accentuait un mot, l’émetteur grésillait, en souffrance.
Ça ne sert à rien de parler si près du micro, mon Dieu…
Une sacrée voix, pétrifiant sur place. Une voix qui avait l’air d’accompagner chaque fin de phrase d’un ”J’ai des yeux partout”.
"L’ANNÉE recommence et vous pouvez compter sur l’équipe pédagogique pour REMARQUER ceux d’entre vous qui se sont REPOSÉ sur leurs lauriers pendant que d’autres TRAVAILLAIENT.
Après avoir reçu vos attributions vous avez pu d’ailleurs faire CONNAISSANCE avec votre PROFESSEUR PRINCIPAL, qui s’occupera dès lors d’organiser convenablement votre PLANIFICATION HORAIRE sur les mois à venir. SUITE À CELA, une visite du lycée vous aura PERMIS un constat des ressources mises à notre disposition par L’ÉTAT. JE PEUX VOUS GARANTIR que tout matériel ENDOMMAGÉ sera PRIS EN COMPTE dans votre APPRÉCIATION GÉNÉRALE. Si vous avez été ADMIS ici, ce n’est pas pour prouver QUOI QUE CE SOIT. Pour être bien claire, AUCUN écart de comportement ne sera toléré. Autre chose, NON, nous ne formons PAS des artistes dans ce lycée. Nous formons des FUTURS TRAVAILLEURS. Il est bien beau d’avoir des RÊVES, mais vous apprendrez BIEN VITE que l’on n’accomplit jamais rien sans EFFORT. L’ART n’est pas un milieu à prendre À LA LÉGÈRE. Que CHACUN et CHACUNE d’entre vous imprime BIEN cela dans leur tête, nous n’aurons de cesse de vous le RAPPELER. En sachant cela, ne doutez pas de L’EXTRÊME dévouement du corps enseignant à la tache de vous INSTRUIRE. Votre POTENTIEL encore BRUT n’attend que d’être DÉCOUVERT. Mais je vous garderai bien de penser qu’il n’y a qu’à ATTENDRE. Si vous voulez vous faire une PLACE, personne ne sera là pour le faire à votre place…”
On entendait les mouches voler.
Il faut dire que ça avait jeté un sacré froid… C’était presque clair que si quelqu’un s’était aventuré à parler à ce moment-là, les yeux omniprésents de Mme Bazin l’auraient transpercé et calciné d’un rayon laser. Quoique… Un peu trop Science-fiction pour un lycée aussi morne. Disons plutôt un renvoi définitif ?
”BIEN.
Maintenant que les choses sont claires…
Je formule bien sûr le voeu — pour tous ici présents — d’une année couronnée de succès.
Passez une BONNE fin de journée.”
Eeeeeeet… Fin d’allocution.
Drop de micro ?
Non, il devait être attaché au moniteur. Dommage.
Ça aurait fait un effet d’enfer.
Un silence parfait, au départ, avait suivi les instants de la déclamation, chacun penché gravement sur son assiette de pâtes flasques. Mais au grand dam de Mand — peu à peu — la vie avait repris son cours dans le réfectoire et les conversations oisives s’étaient relancées, les rires éclatant à nouveau. Comme si de rien ne s’était passé. Ah ! Puis Yeux de boutons s’était pris une jolie baffe.
Et depuis ?
Rien qui ne vienne déranger le calme plat de cet endroit parfait pour entamer un rituel d’auto-enterrement. Aucune discussion intéressante en vue. Surtout des bonjours suivis de sourires hébétés. Parfois pervers…
Elle, roulait des yeux et passait son chemin.
Pour l’instant, ses yeux fixaient surtout le revêtement sans fantaisie sur lequel claquaient ses fidèles vieilles baskets alors qu’elle traçait son chemin jusqu’au bureau de la terrible Bazin. Elle se demandait souvent comment c’était possible de survivre tant d’années dans la peau d’une chaussure (ou le cuir, si on préfère. Ou alors… Bref, le synthétique). Personne ne respecte ses chaussures. Enfin… il faut être collectionneur sûrement. Prendre soin de ses chaussures ça prend du temps et de la volonté. Comme prendre soin de quoi que ce soit d’autre. Mand était étonnée puisqu’elle n’accordait pas particulièrement d’attention à ses chaussures. Si ce n’est qu’elle était sûre que si un cambrioleur s’introduisait une nuit dans la maison de ses parents et que — pour une raison quelconque — ce dit cambrioleur décide de s’emparer de ses chaussures, de les revêtir et de s’en aller en courant, elle saurait reconnaître dans son sommeil leur Squish Squish caractéristique, un couinement entre mille, comme il n’y en a pas ailleurs. Ses fidèles baskets en pièces rapiécées qui tenaient toujours par un miracle inattendu. Et chaque rentrée scolaire, elle se disait : ”cette année, elles lâcheront, c’est sûr.” Mais ça faisait déjà trois années de suite qu’elle se le répétait.
Mand prit à droite à la fin du couloir principal, s’engageant dans le vestibule de l’aile administrative du lycée. À ce moment là, une voix rogue l’interpella :
— Hé ! Ben tiens ! Salut !
Souviens-toi, Mand. Roule des yeux et passe ton chemin…
Cette voix, elle la connaissait, c’était certain… Ce n’était pas le ton strict et sans appel de la directrice, mais c’était une voix tout aussi reconnaissable. Et pas forcément agréable. Comme un effet de mauvais pressentiment. Mand aurait pu lever la tête. Elle aurait pu, et répondre docilement au bonjour. Une tache de café au sol lui disait le contraire ”Regarde-moi, regarde-moi ! Je suis une tache ! Et je suis si sèche que tu ne peux même pas m’essuyer…” Ça la foutait en rogne, sacrée tache. Si bien qu’elle passa à côté de son interpellatrice avec un flegme d’ignorance surprenant. L’autre ne l’entendait pas de ce ton et répéta son salut, plus ferme. Essai infructueux. Mand commençait déjà à s’éloigner.
— On n’a pas appris à dire bonjour, à ce que je vois ?
Cette phrase… Cette phrase !
Amanda se retourna finalement et vit l’autre fille plus proche qu’elle ne l’aurait pensé. ”Surprise !”
Mademoiselle Chou Rouge !
La terrible caïd amazone s’était plantée au beau milieu du couloir, les pans de son élégant tailleur flottant au vent. Un vent fictif qui accompagnait tous les mannequins de mode dans l’imagination de Mand. Face à son regard inquisiteur, elle ne savait pas trop comment réagir. Devait-elle prendre dans cet étrange air de tension du défi ? Du mépris ? Ou alors tout autre chose… Et puis après tout, elle n’en savait rien ! Peut-être même que Mademoiselle Chou Rouge voulait simplement faire ami-ami ! Bien que cela l’aurait étonnée au plus haut point….
— Décidément, la politesse se perd de nos jours, moqua Véline en se rapprochant encore.
Bon.
Ce n’était pas la première fois qu’Amanda avait à faire à ce genre de personnage. Ce ne serait sûrement pas la dernière fois d’ailleurs. Le monde est peuplé de ceux qui se pensent supérieurs. Ils prolifèrent comme une satanée maladie qui file l’urticaire. Aussi, la jeune fille savait que le secret résidait dans la première interaction. Ces oiseaux de malheur ne choisissaient pas leur proie au hasard. Il fallait leur faire forte impression pour leur passer l’envie d’y revenir. Attention à ne pas croquer trop profond dans la pomme, car son noyau est empoisonné. Mand ne comptait pas se laisser impressionner. Impressionner par quoi, d’ailleurs ? Déjà, elle voyait l’image de Véline qui se rétrécissait devant ses yeux. Ce n’était qu’une minuscule, minuscule, toute petite et ridicule vilaine gamine qui aimait se sentir forte. Eh bien… S’il fallait l’écraser en force, elle le ferait.
C’est l’heure de la leçon.
Amanda leva sa main gauche bien en évidence, paume ouverte vers l’avant, le bras tendu, un sourire aux lèvres. Véline, elle, continua d’avancer, pour s’arrêter à seulement quelques centimètres de la paume.
— S’lut, fit Mand, désinvolte.
Dans les yeux de l’autre, elle lisait un ”petite impertinente” qui brûlait au bord des lèvres.
— Tu sais, ajouta Mand, si tu as quelque chose à me dire, il suffit de le dire. (Elle haussa les sourcils) À moins que tu ne préfères continuer ce petit jeu ? D’ailleurs c’est quoi les règles ? Une sorte de… chat ?
Elle détendit son bras, et aussi soudain, le lança vers Véline, effleurant son épaule de ses doigts.
— Touchée !
Coulée.
Mand allait continuer son numéro comique lorsqu’elle se sentit nauséeuse. D’un coup d’un seul, un souffle gigantesque lui fouetta la joue avec une violence telle qu’elle crut tomber un moment.
Que…
Véline n’avait pas bougé d’un pouce. Pourtant c’était comme si elle venait de gifler Amanda. Sa bouche était à jamais neutre d’émotions, mais ses yeux riaient. Comme si elle savait très bien la confusion dans laquelle se trouvait Amanda. Parce qu’il n’y avait pas de doute, elle lui avait fait quelque chose. Elle devait avoir fait quelque chose. Autrement, ce n’était pas possible.
L’amazone profita de la surprise de son adversaire pour s’approprier la parole.
— A…Man…Da…
Elle prit tout le temps de savourer l’effet que faisait ce nom sur sa langue, espaçant chaque syllabe délicieusement.
— Je n’ai pas mon pareil pour repérer les nouvelles avec une mauvaise tête, affirma-t-elle.
Tu sais, Amanda (celle-ci frissonna à la nouvelle mention de son nom. Elle détestait qu’on l’appelle ainsi), je suis en quelque sorte les yeux de ce lycée. Les oreilles de ce lycée. Le nez de ce lycée. Tout bonnement, je suis ce lycée, et si tu ne veux pas d’ennuis, il ne vaut mieux pas venir en chercher auprès de moi. Mais comme je te l’ai dit, je sais repérer les mauvaises têtes, et il n’y a pas plus évident : toi, tu ne manqueras pas de te faire remarquer. Je le sais.
Elle ponctuait chaque phrase en réduisant la distance entre elle et Mand, pencha son visage sur le sien pour la dominer de toute sa hauteur.
— Tu es beaucoup trop intéressante pour passer inaperçue, continua-t-elle. Moi, je déteste les petites intéressantes comme toi.
Mand restait légèrement étourdie et confuse, mais elle avait repris de sa consistance. Aussi, elle répliqua :
— Intéressante ? Je ne vois qu’une seule fille qui fait son intéressante dans ce couloir.
— Ne joue pas.
La réponse était cinglante. Sèche.
— Tu peux très vite te brûler.
Ses yeux dans ceux de Mand, un noir profond qui fixait les émeraudes de ses pupilles, comme des trous de ver prêts à les avaler dans une autre dimension. En fait, Amanda ne s’en rendait compte que maintenant, mais Véline était… terrifiante. Une peur viscérale l’empoigna. Elle devait continuer à soutenir son regard pourtant. Elle le devait… Sinon, elle aurait perdu. Il fallait soutenir son regard ou c’était s’avouer morte. À jamais victime de ce bourreau impitoyable. Pour le reste de l’année, et au-delà. Jusqu’à la fin de ses jours, dans ses pensées et dans ses cauchemars. Elle viendrait la hanter, c’est sûr. Mais elle soutiendrait son regard, elle le soutiendrait.
Non, je… je vais lâcher…
Brusquement, Véline se retira du duel de regards, se relevant de tout son corps comme un automate, un engin de moisson avec des faucilles terribles à la place des ongles. Sans dire mot, elle laissa Mand en plan, se retourna et repartit sur son chemin. Au bout d’un moment, elle s’arrêta quand même, et lança par-dessus son épaule :
— J’ai fait un choix, ma petite Amanda.
Celui de la bonne conduite. Je me conduirai bien cette année. Élève exemplaire. Aucun reproche.
Ce n’est pas quelqu’un comme toi qui vas changer ça.
Tu es… insignifiante.
Et elle disparut au coin du couloir.
Mand pouvait presque entendre la suite de sa réplique, menace silencieuse : ”Ce n’est pas pour autant que ta présence ici est appréciée, ma petite Amanda. Marque-le bien dans un coin de ton esprit. Je ne t’aime pas. Je ne t’aime pas du tout.”
La jeune fille resta quelques instants au milieu de ce vestibule, se demandant ce qui venait de se passer. Entre les murs plus gris les uns que les autres régnait un silence presque trop silencieux. Un silence qui n’avait rien de normal. Retrouvant l’usage de ses jambes, elle allait se rendre à la cour extérieure puis s’interrompit dans son mouvement.
Elle en avait presque oublié qu’elle devait toujours se rendre chez Mme Bazin.
Et merde…
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