Chapitre 9 : Exécution Publique
Espèce de tarée…
3 minutes déjà que Mand ruminait sur ce banc. Le fameux banc. ”Son Banc”, comme elle disait. Non pas qu’il y ait son nom inscrit dessus, mais après tout elle l’avait bien fait comprendre. Toujours la première à sortir dès la sonnerie (il faut dire que ça aide d’avoir une montre réglée à l’heure exacte du lycée), c’était là qu’elle allait en premier. Chaque pause, sans exception. À force, elle avait réussi à en faire sa place réservée, chassant d’un regard désabusé par-dessus ses bouquins qui s’approcherait trop près.
Donc elle n’avait même pas été surprise de le découvrir inoccupée cette-fois aussi, alors qu’elle avait eu affaire à un contretemps. Assise en un clin d’oeil, elle avait repassé au moins cinq fois en boucle les évènements du couloir dans sa tête, comme si ça faisait des mois qu’elle l’avait vécu et que d’un coup, sa mémoire avait décidé de la faire danser comme une folle sur ces choses qu’elle aurait dû dire, aurait dû faire, si seulement ça, et si seulement…
Je suis bête, c’est pas possible…
Juste…
un de ces moments, lorsqu’on se couche après une journée épuisante. On pense qu’on va tomber de sommeil, parce c’est bien de ça qu’on a besoin dans le moment. Bien sûr, on aimerait bien ça, et si seulement… Pour autant, ça y est, on est à deux doigts de fermer les yeux une dernière fois pour se réveiller le lendemain, et… un évènement ressurgit des ténèbres des plus sombres années de notre vie. D’autres appellent ça ”l’adolescence”. Une belle blague enrobée dans une papillote de Noël. Ben oui, c’est la nouvelle veillée déjà, il faut ajuster les calendriers. Le bel évènement ressurgit pour nous rappeler à quel point on a été idiot, quand on nous a humilié, quand on n’a pas su quoi répondre, quand on s’est senti faible. Trop faible.
Les phrases bloquées dans la gorge, qui sonnent toutes stupides, qui échouent avant de pouvoir sortir. Des souvenirs d’écoles, de ces grands qui martyrisent les plus petits puisqu’ils le peuvent. Et l’agresseur donne toujours le sentiment d’avoir un mot de plus que la victime, une phrase d’avance, un mot d’esprit qui cloue le bec.
Normalement, on attend d’avoir trente ans pour y revenir, à ces belles années…
Mand devait le subir dans la minute qui suivait. Elle se sentait terriblement stupide et humiliée. Son corps bouillonait de rage de la tête aux pieds, mais une rage froide. Réfléchie. Elle savait très bien où elle avait échoué. Et comme le corbeau qui a pêché par trop d’orgueil, elle se promettait qu’elle ne donnerait plus jamais le plaisir d’un fromage à ce renard de bas-étage.
Le soleil frappait encore dans ses yeux parce qu’il aimait bien le faire. C’était peut-être pour lui tirer les larmes qu’elle essayait de ravaler. Elle ne se voyait pas pleurer. Au sens figuré comme au sens propre. D’aussi loin qu’elle se souvienne, elle ne pensait pas avoir jamais pleuré. Même au coeur de son enfance… Rien qui ne coule de ses yeux, aussi bien que rien ne leur échappait. Elle avait vu ce sourire en coin, cette grimace de satisfaction, lorsque de dos, Véline lui avait asséné ses dernières paroles. Oui, elle avait souri avant de tourner au coin. Et peut-être qu’elle avait ri aussi. Oh ça ! Sûr qu’elle avait ri ! Elle avait éclaté de rire à sa victoire écrasante dans ce duel mental entre elle et Amanda.
Si Mand avait pu, elle lui aurait fait ravaler sa tignasse.
Je parie même que ça aurait eu bon goût, Mademoiselle Chou Rouge.
Pour se distraire de ses pensées, elle avait sorti de son sac un… livre ? Non, elle n’avait pas l’envie de lire. Pas maintenant. Des mots défilaient déjà dans sa tête, elle n’aurait pas pu se concentrer. Pas avec toutes ces phrases qu’elle regrettait de ne pas avoir trouvé. En fait, elle avait toujours les bons mots, les bonnes répliques. Le problème, c’est qu’elle ne les avait pas au bon moment. Et ça, c’était terriblement frustrant.
Bon. Elle s’était saisi de son carnet de dessins et avait commencé à gribouiller quelque chose. Quelque chose elle ne savait pas quoi. Tout ce qu’elle savait, c’est que ça avait le mérite de l’emmener un peu plus loin de ses ruminations de vache constipée.
Là, il y avait un visage, et puis là un bras qui partait vers nulle part. Une bouche, jolie, jolie… Quelques étoiles dans les yeux, une posture étrange. Une créature à mi-chemin entre le rêve et le cauchemar, qui avait des cheveux comme une rivière et une peau sombre, bien sombre…
Sur le papier, ça ne ressemblait à rien. Dans son imagination, une constellation. Bah. Ça n’avait pas besoin d’être du grand art. Mais Mand était frustrée, et à l’intérieur elle se disait qu’un élève de primaire pourrait faire mieux. Alors ça faisait d’elle une grand-mère atteinte d’arthrose.
Sur ces pensées plus qu’inspirantes, un inconnu marcha dans son champ de vision. Comment osait-il ? Non, mais plus sérieusement… Mand ne donnait pas spécialement l’impression d’une fille qui a envie de ”parler”. Pourtant, ça n’empêcha pas l’autre de s’avancer plus, jusqu’à ce qu’il soit assez proche pour lui adresser la parole.
— Tu fais quoi ?
Une tête de loutre sur des épaules tombantes, un sourire un peu niais et des pommettes hideusement inoffensives. Bref, un air imbécile. Finalement, elle le reconnaissait. C’est juste qu’elle n’avait pas fait d’effort pour l’identifier avant. Et puis elle dessinait et avait le regard baissé sur sa feuille, et puis elle n’avait pas que ça à faire. Le gars, il s’agissait de son voisin de table dans le cours de Monsieur Merle. Adam ? Oui, ce devait être ça. Ça lui va bien.
Il était penché au-dessus d’elle, et la pose le rendait en quelque sorte ridicule du fait de sa petite taille. En fait, il suffirait que Mand se redresse un peu pour lui donner un coup de boule dans le menton. Si elle se levait, elle n’était même pas sûre d’être plus petite que lui. Il devait faire à peine un mètre soixante.
— Tu vois bien, non ? répondit-elle, désinvolte.
En effet, il le voyait bien, tout aussi bien qu’il pouvait profiter d’une vue sur sa poitrine, ce qu’elle n’appréciait pas particulièrement. Elle s’interrompit dans son dessin pour croiser son regard, d’un air qui disait ”Il n’y a pas grand chose à voir, pervers.” Le visage d’Adam se fondit en confusion.
— Je… je n’essayais pas de te draguer ! bégaya-t-il, le rouge aux joues, reculant d’un coup comme s’il s’était pris un crachat à la figure.
— Ah oui ?
Maintenant, il n’était plus question de retourner au dessin. Qu’est-ce que cet imbécile pouvait bien lui vouloir ?
— Alors quoi ? (Elle avait posé les mains sur ses hanches, exaspérée) On ne va pas passer par quatre chemins, non ?
— Je… suis vraiment désolé.
Il l’était. Désolé et confus. On pouvait peut-être le traiter de simplet, mais ça ne devait pas être un pervers. Juste un infortuné qui se trouvait souvent au mauvais endroit au mauvais moment. Le sorte de bouc émissaire parfait. Oui, il avait bien une tête à ça.
Ça ne doit pas être facile tous les jours.
Amanda s’en retrouvait presque à compatir d’avoir été aussi rude avec lui. Mais elle savait très bien que c’était le genre d’attitude nécessaire si elle ne voulait pas se faire manger tout cru par des personnes véritablement mal intentionnées.
Au moins, elle arrêta de durcir le regard qu’elle posait sur lui.
Elle réitéra sa question, plus douce cette fois-ci :
— Alors ? Qu’est-ce que tu voulais me dire ?
Adam tremblait des mains.
Il les rangea dans ses poches.
— Je me disais que tu…
Enfin…
Il dansait d’un pied sur l’autre, comme un enfant qui a peur de se faire gronder en annonçant une mauvaise note à ses parents.
— Je viens de le part de Diggory en fait. Tu sais ? Il est dans notre classe, lui aussi.
— Oui, je vois qui c’est.
Un grand blond avec des yeux rouges et embués par la fumée de cigarette. Tsss…
Qu’est-ce qu’il me veut ?
— À toi ? Rien.
Tiens ? Étrange réplique.
La timidité d’Adam semblait déjà avoir disparue. Est-ce que c’est parce qu’il se sentait plus en confiance ? Mand avait presque l’impression de faire affaire à une personne différente. Sa manière de parler, également. Plus posée, moins tremblotante. Une voix moins fluette, moins chouineur. Plus garçon.
— En fait, on se connait avec lui et quelques autres du lycée parce qu’on était dans le même collège avant de venir ici. Une belle petite bande ! Ben… on est plus tous dans la même classe mais c’est pas super grave (Il haussa les épaules). Diggory pensait que ce serait bien de se faire de nouvelles connaissances. C’est quand même plus amusant les études quand on peut se marrer entre potes, non ?
Eh bien, quelle orateur…
— J’imagine, oui… accorda Mand, peu enthousiaste.
Adam sortit son téléphone de sa poche, et poursuivit :
— Alors ça fait déjà trois semaines qu’on est là et Diggory a eu l’idée d’organiser un petit truc, du genre une soirée pour faire connaissance, s’amuser, voilà, voilà… Un truc pas trop prise de tête, histoire que tout le monde se sente bien accueilli dans le lycée.
La jeune fille avait repris son dessin mais continuait d’écouter.
— Donc il m’a demandé de trouver des personnes dans la classe à inviter, et comme t’as l’air d’une fille sympa, ben voilà. Je fais passer l’info.
”Une fille sympa”.
Très drôle.
— Ça se passerait un samedi soir. Comme ça normalement tout le monde devrait être dispo. Enfin… voilà quoi… C’est comme tu veux Amanda. Moi je cherche pas à… à forcer qui que ce soit… Je…
Il était revenu à sa timidité aussi vite qu’il l’avait quittée.
— Ok, lâcha-t-elle simplement.
— Ok ?? Vraiment ?
Saut de joie intérieur.
— C’est génial !
— Oui, non, le corrigea-t-elle. Je disais seulement ”ok” du genre : "j’ai reçu l’information, merci, c’est sympa d’avoir pensé à moi.” Pour ce qui est de venir, je sais pas encore. J’y réfléchirai.
— Mais c’est pas forcément non ? demanda alors Adam.
— Pas forcément, confirma Mand.
D’ailleurs, ajouta-t-elle, je préfère qu’on m’appelle Mand.
— C’est d’accord Mand !
Il retrouva son sourire niais, sa face de loutre, et son aura d’imbécile.
Bah. Ça lui allait bien mieux comme ça.
— Si tu veux, je peux te présenter à Diggory ! (Il adopta un air faussement conspirateur) Pour qu’il te parle plus en détails de la soirée. Et puis peut-être que tu pourrais aussi lui proposer d’autres gens sympas à inviter ?
Mand hésita. Elle n’avait pas eu un moment à elle de cette récréation. Elle savait que si elle retournait en cours comme ça, frustrée et la tête toujours bouillonnante, elle ne serait pas capable de se concentrer. D’un autre côté, si elle ne suivait pas Adam, elle pouvait être sûre qu’il reviendrait pour essayer de faire ami-ami avec elle. Mand et les séances d’ami-ami… Autant dire qu’elle n’en retenait pas un bon souvenir. Puis, elle ne parlerait pas longtemps au gars blond, ce Diggory. Elle trouverait une excuse, ou tout simplement elle ferait en sorte que la discussion soit courte en répondant par des ”oui”, des ”non”, des ”pourquoi pas”. Elle ne poserait pas de questions, et elle pourrait grappiller une minute ou deux pour elle — rien que pour respirer — juste avant que la sonnerie retentisse à nouveau. Respirer, parce qu’avec des yeux comme ça, c’était sûr et certain que Diggory empestait le tabac froid. Ce n’était pas une des odeurs favorites d’Amanda. Mais si c’était le seul moyen pour qu’on lui foute la paix ensuite, alors…
— Pourquoi pas ? Je n’ai rien d’autre à faire de toutes manières.
Rangeant son matériel à dessin, elle allait le suivre quand une sensation étrange lui prit l’estomac en tenailles. Une douleur aiguë. Déjà, Adam avait fait quelques pas et pointait le doigt dans la direction de Diggory, comme pour lui montrer que ce n’était pas loin. Bien que ce soit évidemment interdit, le grand blond et ses acolytes piétinaient joyeusement des mégots tout en s’allumant leur deuxième cigarette de la pause.
Oh joie… Comme j’ai hâte…
Mand finit enfin d’entreposer ses affaires dans son sac et se redressa d’un coup sur le banc, ce qui lui arracha un élan de supplice, comme si on lui avait flanqué un bon grand coup de phalanges dans le ventre, un tord-boyaux à en faire tomber sur les genoux un gorille. Ou même deux gorilles. Un gorille de la taille de deux gorilles. Elle se tint l’estomac, les dents serrées, s’empêchant de gémir.
C’est pas le moment, putain…
Ses chaussures touchant le sol, elle tenta d’affirmer sa prise plus solidement. À l’intérieur, elle était sur le point de flancher. Il fallait qu’elle s’y prenne lentement, sûrement. Qu’elle prenne son temps. Elle savait très bien ce que cette douleur voulait dire. Elle le savait.
Mais alors qu’elle s’aidait de l’accoudoir pour se mettre sur ses jambes, la douleur s’envola sans explication. Presque comme si elle l’avait rêvée. Mand n’avait plus du tout mal. Son estomac allait tout ce qu’il y avait de plus normal. Sa respiration qui s’était accélérée avait repris un rythme soutenable, presque agréable.
Confuse, elle essuya la sueur de son front du revers de sa manche, et se leva.
Ben voilà, c’était pas si compli…
Soudain, un grand fracas retentit, comme un coup de feu au milieu des montagnes. Déchirant le ciel d’une puissance démesurée, le bruit se répercuta aux quatre coins de la cour extérieur, faisant trembler les os et vaciller les corps. Le temps sembla se figer. Une seconde, deux secondes, trois secondes…
Puis il y eut les regards ahuris et le grincement suraigu des portes battantes braillant sur leurs pivots. La représentation avait commencé, et l’actrice principale venait de faire son apparition :
Une fille blonde aux cheveux détachés — en bataille — qui lui collaient au visage. Les pieds ancrés au sol, les jambes branlantes. La sueur suintait par tous les pores de sa peau. Elle était tachée, sale, des larmes honteuses collées à sa peau. Sa respiration, sifflotante, hachée, c’était comme si elle retenait sa gorge à chaque expiration de s’échapper. L’empêcher de tomber sous le poids de milliers de rochers qui lui lacéraient les poumons et rendaient son souffle rauque.
On aurait dit qu’elle avait vu la mort.
Elle avait le teint cireux de ceux qui avaient tant crié à l’intérieur de leur crâne que leur voix ne crachait plus que du silence. Et si elle avait pu en réchapper vivante, ce n’était pas sans dégâts.
Bien vite, la surprise laissa place à l’hystérie collective.
Ça commença par un simple sourire moqueur. Ensuite, on la montra du doigt. Regardez, regardez… Des murmures. Ça gloussa, ça caqueta, ça ricana. Non mais regardez-là… Des groupes se rapprochèrent, l’entourèrent, la toisèrent. ELLE S’EST PISSÉE DESSUS, LA CONNE !
— EH ! T’as oublié tes tampons ?
Une vague de rires explosa à travers la cours. Un petit gros aux cheveux plaqués se cramponna à son estomac, pendant qu’un autre tout maigrelet se roulait par terre. Les filles se gaussaient à gorges déployées, ne relevant même pas l’extrême désobligeance sexiste de la remarque. Personne n’en avait plus rien à faire, l’heure était au massacre, l’humiliation ultime. Un pantalon dégoulinant et c’était l’exécution publique en bonne et due forme.
Observant l’impact de sa réplique dans la foule, le rigolo de service fit un pas en avant, les mains dans les poches, le menton relevé, supérieur. C’était Diggory. Sa clique le suivait de près, armée de sourires malsains, de regards accusateurs. Adam, qui avait vite disparu lorsque le coup de feu avait retenti, se retrouvait là, aux côtés de son ami, brandissant bien haut son téléphone portable.
Il filmait la scène !
Son geste fut vite rejoint par toute une horde de bras mécaniques. Quelle belle ère, l’ère de l’information ! Oh, cela ne faisait aucun doute que cette information saurait prendre le chemin qu’on lui indiquait ! Très bientôt, personne ne serait plus étranger au nom de Julie Alma, la souilleuse de pantalons.
Depuis le début de l’esclandre, Mand n’avait pas bougé de son coin de cour. Autour d’elle, les badauds avait vite rejoint nombre de places de choix sous le auvent où se déroulait l’évènement principal de la journée. C’était à qui s’offrirait le meilleur angle de vue sur l’esplanade du grand théâtre du lycée.
D’habitude, les spectacles c’est en fin d’année, non ?
Pour être complètement honnête — et assez tristement, l’honnêteté est ce qui s’approchait le plus de la vérité — tout ce que voyait Mand ici, c’était un attroupement d’animaux déchaînés, des bêtes assoiffées de honte, qui se nourrissaient de peur et de pleurs. Parce que la pauvre pleurait, la pauvre petite actrice… Elle pleurait toutes les larmes de son corps.
Comme une immense battle de rap contenders, qui dérapait en une séance de massacre dans un octogone de MMA. Les adversaires défilaient les uns après les autres, visages narquois, voix pincées de mépris. S’acharnant dans un combat à sens unique contre la victime aux bas humides.
— Ben merde, t’avais presque battu ton record de deux semaines sans pipi au lit, c’est con !
Rires, réplique tranchante, rires, exclamations, réplique caustique, des rires, plus de rires, toujours plus de rires. Un autre qui passe en se bouchant le nez, bouscule la jeune fille. On se moque parce qu’elle tombe. On lui met une caméra de téléphone à quelques centimètres du visage.
Elle est vraiment dégueulasse ! Rires. On imite le bruit d’urine qui coule…
— T’as perdu les eaux ? Alors, c’est qui le pOoôpA ?
Nouvelle bombe hilare.
Le maigrelet s’était relevé, et maintenant il vidait une bouteille d’eau en la secouant dans tous les sens, la maintenant devant son bassin, mimant une scène obscène. Quand il ricanait, ses dents jaunes gigotaient comme du maïs trop cuit prêt à décoller.
Puis, un grand bellâtre surgit des rangs désorganisés pour se poster entre la foule et la jeune fille.
Il avait des yeux d’un bleu ostentatoire et des grosses lèvres charnues de cheval, une parodie de mannequin bourré au botox. Il avait l’air d’un sacré chevalier servant. Il ne lui manquait plus que de brader sa veste ridicule contre une armure complète.
— Putain, vous moquez pas les gars… Ça se fait pas…
Il avait tendu les bras sur toute son envergure, comme s’il pouvait la protéger de n’importe quoi, du simple crachat à la bombe atomique. Ses lèvres de cheval avaient tremblé pendant sa réplique. Peut-être d’indignation ? Sûrement…
Tout le monde s’était tu. D’après les regards assassins, on était près à le jeter à son tour sous le feu des projecteurs de cette tragédie en un acte. Ç’aurait déjà été le cas si ce n’était pas pour son physique. Oui… Au feu, au feu… Au feu, le bellâtre. Mais sous son air désolé se cachait un rictus malsain. Non. En fait, ses lèvres tremblaient d’un rire réprimé.
— Vous voyez bien que c’est une fausse couche ! LA PAUVRE ! HA ! s’égosilla-t-il.
Les clameurs reprirent toutes aussitôt. On applaudissait le jeu d'aceur, on aplaudissait la réplique. On acclamait. On exultait. Tout le monde se réjouissait d’en avoir eu pour son temps. Tout le monde se gaussait, caquetait, se renversait… Tout le monde sauf Diggory. Il devait être dégoûté qu’on lui ait piqué la vedette.
On voyait les uns filmer, les autres profiter de la performance en direct. Au fond, tous s’accordaient sur une chose. ”Regardez-la, Regardez-la, la saleté… Regardez… C’est DÉGUEULASSE !”
C’était Mand qui était dégoûtée.
En fait, Il n’y avait pas plus dégoûté qu’elle. Tous, avec leurs mimiques faussement consternées et répugnées, ils se moquaient du monde. En fait, non. ils n’en avaient pas besoin. Une cible isolée avait bien plus d’attrait. Il suffisait de peu pour que les prédateurs se montrent, cachés sous la laine de ces moutons grégaires. Peu, encore — comme elle — étaient restés en retrait, gardant leur dignité et leur bon sens. Mand ne croisait pas leurs regards. Elle ne pouvait pas détourner le sien de l’horrible scène. Se détourner, c’était l’accepter. Pour autant, elle était sûre qu’elle verrait dans ces regards la même lueur brûlante que celle qui habitait ses pupilles, une haine profonde de l’injuste, et de… de ces autres… qui vivent bien tant que le malheur des faibles ne les atteint pas.
Oh, ce qu’elle aurait aimé se lancer au milieu de cette foule, hurler sur chacun de ceux-là, leur rendre tour à tour leurs répliques mortelles, leur venin, leur poison, leur terreur… Mais ça ne rimerait à rien. Elle le savait comme ceux qui restaient là, avec elle, en retrait. Ce n’était pas une question de choix. Prendre sa défense, c’est se faire incendier. On ne peut pas espérer se jeter dans un brasier comme celui-ci sans se brûler. C’était une chasse aux sorcières. N’importe qui pouvait être considéré comme une sorcière. C’était l’affaire de quelques secondes.
Et Mand avait tout sauf envie d’être n’importe qui.
Plus loin que les risées des exclamations — encore sourd — un tonnerre puissant dévalait la cage d’escaliers du lycée. Il y avait deux… non, trois voix. Houleuses, contrariées, pressées… Accompagnées de ce qui ressemblait plus ou moins à un cri. Bientôt, elles seraient en bas. Bientôt, il n’y aurait plus besoin de penser à cela. Il fallait laisser faire ceux dont c’était le métier.
Parce que ces voix, celles de ces adultes responsables, de ces figures d’autorité, pouvaient se permettre d’être une personne et une seule : la loi.
Non pas n’importe qui comme Mand.
Mand n’est pas comme les autres !
Mand la sorcière !
Mand, elle est folle, complètement folle.
Mand la sorcière…
Non, Mand n’en voulait pas d’être n’importe qui. Et encore moins d’être une sorcière.
Cela faisait longtemps qu’elle ne le voulait plus.
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