Chapitre 11 : 2h08

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— Je suis rentrée !

Un enthousiasme feint.
Non, juste une habitude. C’est comme ça qu’elle avait pris l’habitude de le dire depuis des années, ce ”je suis rentrée”, ce ”c’est moi”, ou tout simplement ”salut”. Un phrase de base qui n’impliquait rien de trop important. Juste l’information assez inutile qu’elle venait de rentrer. Parce que la porte parlait avant elle, et avant ça, le loquet qu’on abaisse, les clés qui frétillent dans la serrure. Tout ça donnait l’information bien avant qu’elle ait à la formuler. Parce que voilà : il n’y en a pas besoin. Mais c’est une habitude. Alors elle le fait et ne se pose pas plus de questions.

N’attendant pas de réponse, elle grimpa sans précipitation les marches qui menaient à sa chambre, à l’étage. Puis… au milieu, sans trop savoir pourquoi, redescendit.

Silence.

Elle, face aux escaliers à nouveau, les bras ballants, l’air un peu stupide.
Apparemment, ni la porte ni elle n’avaient dû être bonnes messagères. Tout bien reconsidéré, il était possible qu’elle ait seulement imaginé avoir crié ce ”je suis rentrée”. Il était si habituel qu’elle ne se rendait jamais compte si elle l’avait dit ou non. Parce qu’au moment de le dire, il était aussitôt effacé de sa mémoire. Comme s’il n’avait jamais existé. Bah. J’imagine que je vais devoir y mettre du mien.

Mand aspira un grand coup pour répéter sa réplique.

— Je suis rentrée !

Vibration de l’air.

Elle reprit l’assaut des escaliers, cette fois en faisant autant de bruit que possible, martelant chaque pas sur le bois comme si elle cherchait à y enfoncer des clous.

— Amanda ! Tes chaussures !

Voilà qui était mieux.

Dans la hâte, elle se déchaussa sans s’arrêter, laissant les chaussures dégringoler derrière elle. En haut, elle balança son sac sur le bureau et se laissa tomber sans ménagement sur son lit, la tête dans les coussins.

— Ça, ça m’avait manqué… murmura-t-elle à ses teneurs de secrets.

Ça y est.
C’était maintenant ou jamais pour se transformer en rocher. En finir avec cette vie monochrome. Devenir la forme d’existence ultime, le rocher qui n’en a rien à faire de rien, qui survit à tout et plus longtemps que quoi que ce soit d’autre. On ne lui demande rien au rocher. Il ne fait rien. Parfois on le ramasse, on en fait un ornement, une décoration, on le lime, on le cimente, on le peint, on l’assemble à d’autres… et enfin, on le regarde. Mais Amanda avait plus envie d’être un rocher vilain, beau sous aucun aspect. Pas trop répugnant non plus, histoire de ne pas attirer l’attention. Neutre. Qu’on la laisse tranquille dans son coin de terre, un coin humide, avec juste assez de soleil et beaucoup d’ombre, un peu de vent, une brise fraîche, de la pluie de temps en temps…

Elle n’aurait qu’à y penser : Un, deux, trois, me voilà transformée en rocher !
Oui, elle n’aurait qu’à y penser… Ç’aurait été bien plus simple s’il suffisait de souhaiter les choses pour qu’elles arrivent. Elle pensa à une phrase qu’on lui avait dit un jour. Ou peut-être l’avait-elle lue quelque part ? Tout ce qu’elle savait c’est que ça ne venait pas d’elle. Ça l’avait marquée. ”It was never meant to be. There is no such thing as meant to be. If you want it enough, the stars align in the sky to let you have it.”

Malheureusement, depuis la fenêtre on ne voyait que cet affreux soleil omniprésent. Pas d’étoiles à l’horizon à part cette géante gazeuse qui prenait toute la place. Et puis ça faisait depuis qu’elle avait neuf ans que Mand ne rêvait plus d’être une sorcière une fois plus grande. Donc elle pouvait renoncer à toutes sortes de pouvoirs qui allaient avec, y compris la métamorphose en rocher.
En rocher…
Un rocher aussi gros que la Lune, à la dérive pour un temps infini, ou juste une pierre qui gravite dans l’espace, qui n’a pas d’intérêt scientifique et se contente de faire son propre voyage dans le vide. Personne ne vient la déranger.

La jeune fille se redressa, sauta du lit.
Elle avait toujours un sac à vider.
Ouvrant le cartable comme s’il s’agissait d’un vieux sac à patates, Elle jeta les cahiers sans distinction sur la table de chêne déjà débordée d’affaires plus inutiles les unes que les autres.

— Dis, tu n’espères quand même pas que c’est moi qui vais ranger tes chaussures ?

À la porte, une femme d’âge mûr aux cheveux roux grisonnants et aux yeux verts émeraude la fixait depuis un moment déjà d’un air qui semblait dire : ”Ça ne va pas se passer comme ça ma petite.”

— T’inquiètes pas, va. Je finis ici et je redescends, convint-elle sans se retourner.

— Pourquoi ne pas tout simplement avoir rangé tes chaussures dès que tu es rentrée ?

— Bonne question.

Elle haussa les épaules.
Levant les yeux au plafond une seconde puis revenant, elle posa enfin un regard sur sa mère pour lui lâcher :

— Ça me fera faire de l’exercice, tiens.

Cette dernière plissa des yeux de rongeur suspicieux, peu convaincue. Mand essaya de ne pas trop penser à cette vidéo du rat qui serre son petit poing de rage, mais la transposition était trop évidente. Génial… Maintenant il fallait qu’elle se retienne de rire.
Finalement, sa mère secoua brièvement la tête, résignée. ”Tu es une cause perdue”. Ses pas s’éloignèrent dans l’escalier.

Elle redescendue, Mand pouvait reprendre où elle s’en était arrêtée. Reprendre quoi d’ailleurs ? Vider son sac. Voilà, c’est ce qu’elle faisait. Avec ses mains, ses doigts, ses phalanges, parce qu’elle n’était toujours pas un rocher. Les cahiers volaient à nouveau. Les calepins, le matériel de dessin, les multiples trousses et sachets à accessoires qui attendaient encore d’être utilisés. Le travail attendrait plus tard, c’était le week-end, le moment de se vider la tête. C’est ce qu’on aimait dire du week-end, en tout cas. Dans la poche de devant, son téléphone se mit à vibrer. Elle détestait ça. Elle pensait pourtant avoir désactivé la fonction il y a longtemps… Mais depuis peu, son téléphone portable aimait lui jouer des tours, comme cette fois où…

1 message.

02h08.

Elle essaya de sourire. Ses joues étaient trop fatiguées pour ça. Donc ça ressembla plus à une grimace à moitié torturée. Au mur, la vieille horloge cliquetante affichait 18h37. Elle pensa : pouvoir accélérer le temps et s’y trouver déjà. Là, dans la nuit, à errer. Sans but.

Sans but, si ce n’est de se laisser dériver.

Elle ne répondit pas au message. Il n’y avait pas besoin de le faire. Lui, savait déjà très bien sa réponse. Elle, savait qu’il le sait. Comme une communication silencieuse d’un endroit à un autre, télépathie hors du monde, sans qu’un seul mot ne soit échangé.

Mand fit un tour sur sa chaise puis resta là, assise, à contempler dehors les branches des arbres qui pliaient sous le vent. Teinté de l’orange du début d’après-midi, le ciel ne tarderait pas à se noircir d’une encre de nuit profonde. Quand elle sortirait, juste là, en-dessous de sa fenêtre, elle avancerait dans l’allée, les fantômes gris-vert s’agitant au-dessus de sa tête, dansant cette cadence qui lui devenait chaque soir plus familière. Elle entendrait leur chant doucereux, mélopée sinistre qui la faisait frissonner à nouveau pour chaque passage d’ici à là-bas, mais lui donnait aussi cette étrange sensation de plénitude.

Elle s’y voyait, elle et le chemin, seulement éclairés par la lune…

— TES-CHAU-SSURES !

Léger soubresaut.
Mand sortit de ses pensées. Sa vision repartit vers le néant. Comme émergée d’une séance d’hypnose, elle eut un temps d’absence, retrouva ses esprits. Elle aurait bien aimé voir un de ces morts-vivants du clip de Michael Jackson, qu’on sortait de son sommeil, pour ramasser des chaussures. Quoiqu’elle n’était pas sûre qu’il ait encore besoin de chaussures… Mais sans doute que si c’était le cas, il n’aurait pas apprécié. Maman, est-ce que tu ne peux pas me laisser tranquillement rêver de cerveaux, pour une fois ?

À contre-coeur, elle se leva, sortit de sa chambre, emprunta les escaliers dans le sens inverse pour satisfaire les directives. Sa ”bonne humeur” quelque peu altérée, elle décida qu’elle ramasserait les chaussures à sa manière. Les envoyer en bas à coups de pied.

Elle savait très bien comment sa mère le prendrait.

D’ailleurs, elle souriait déjà, en bas des escaliers, de ce sourire qui veut dire : ”Toi… tu ne perds rien pour attendre” Plantée là, les mains sur les hanches, elle dardait sa fille du regard. Sa fille qui ne faisait que se moquer d’elle.

— Tu as des mains, Amanda.

Oui ben c’est bon, pas la peine de me rappeler que je ne suis pas un satané caillou…

L’interpellée s’arrêta un moment, levant une main vers son visage - assez près pour être sûre d’en identifier la réelle nature - en roulant des yeux ronds comme des billes. Elle leva alors l’autre main, feignant une surprise encore plus exagérée.

— Tiens donc, oui. Étonnant… murmura-t-elle presque, arborant une grimace simplette.

Et elle se remit à traîner des pieds.

— Tiens ! Là ! Voilà ! S’agaça sa mère en la rejoignant et lui empoignant le bras pour qu’elle ramasse ses chaussures, Tu salis les escaliers !

La main attrapa Mand. Pendant un instant, elle se sentit faible. Arc électrique le long de sa nuque. Verre brisé, sourire, trompe-l’oeil. Sourire encore.

Ses genoux la lâchèrent…
Non, elle était encore debout.

— Tu salis les escaliers !

La main sévèrement serrée, Amanda se soustrait à l’étau en un geste vif.

— Je peux très bien le faire toute seule, répliqua-t-elle froidement.

Sans plus de caprice, elle se baissa et ramassa les chaussures, descendant les dernières marches de l’escalier jusqu’au hall d’entrée. Là, elle les y déposa puis remonta, sans glisser un mot lorsqu’elle passa à côté de sa mère. Tout en haut, elle sentit à nouveau la main sur son bras. Plus calme, mais moins certaine. Hésitante.

La jeune fille ne se retourna pas.

— Dis moi.

Près d’elle, elle sentit sa respiration, un souffle tremblant, filin d’air court le long de son dos, sur ses épaules.

— Dis moi, Amanda. Qu’est-ce qui ne va pas ?

Elle ne se retourna pas.

— Quand tu rentres, tu es toujours de si bonne humeur…

Elle ne se retourna pas mais elle put presque voir ses yeux, implorants.

— Et l’instant d’après, tu… Tu me tires la gueule !

Implorant pour une explication.

— Tu n’avais pas besoin de faire ça… finit-elle par répondre.

Et une nouvelle fois, elle se déroba, fermant la porte derrière elle.
À l’abri dans un espace qui lui était familier.

Ce soir, 02h08.

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