Chapitre 12 : Satanée Bonne Humeur
— À table !
Mand fixait depuis un certain temps déjà l’écran de son ordinateur portable, l’air las. Comme si certaines réponses qu’elle n’avait pas encore trouvées étaient inscrites juste là sous ses yeux pendant qu’elle ne pouvait pas en déchiffrer ne serait-ce qu’un maigre début d’indice. Les lignes de texte défilaient, incompréhensibles, ne l’aidant pas à en déterminer quoi que ce soit de plus. Elle aurait bien eu envie de mettre ça sur le compte de la fatigue — et pour être tout à fait claire, cela aurait très bien pu être le cas — mais elle était la première à le savoir : elle n’y comprenait tout simplement rien.
Le jargon démentiel du monde de ”l’Art” et sa branlette intellectuelle universelle ayant raison d’elle, la jeune fille se résigna à presser le bouton d’extinction de la machine d’abrutissement. Elle resta là un instant et son regard perdu dans l’obscurité de vinyle du moniteur lui renvoya son image : ses jolis petits yeux en amande avaient perdu de leur éclat vert, cernés d’un noir inquiétant. Ses longs cheveux roux regrettaient leur splendeur passée, empêtrés d’innombrables noeuds. Ses lèvres fines ne voulaient plus esquisser de sourire. Rien que le fait de penser à l’effort que ça lui prendrait, ça la fatiguait. Elle se surprit à hausser les sourcils. Comme si son propre état la consternait.
Pour autant… elle ne ressentait pas le besoin exprès de prendre soin de son image. Se tartiner de produits amincissants ou rajeunissants ou quoi que ce fusse d’autre n’était pas une perspective qui faisait partie intégrante de ses plans.
Elle soupira.
— À TABLE !
D’un bond, elle se mit debout. Il y en avait assez de cette léthargie forcée. Éveillée à psychoter pour des détails sans importance, à la recherche de ses propres failles. ”Je me l’étais pourtant promis…” Elle le pensa d’abord puis le prononça à voix haute pour pouvoir se l’entendre dire. ”Je me l’étais promis. La médiocrité, ça me suffit. Je n’en ferais pas plus, pas moins. Une tache noire sur fond noir parce que c’est comme ça que le monde fonctionne.”
— J’arrive ! S’écria-t-elle à l’adresse de ses cohabitants d’infortune.
Mand prit une grande inspiration, essayant de se convaincre que comme tous les autres weekends, elle réussirait à survivre au dîner du vendredi soir. Seulement une petite heure de désastreuse communication domestique. Ou plutôt de manque de communication domestique. Un dialogue de sourds dans une famille d’aveugles.
Mais bon… elle ne pouvait pas tout simplement se planter là, arrêter de bouger et attendre que des feuilles lui poussent. Contrairement à un rhododendron il fallait qu’elle se nourrisse d’un peu plus que d’eau, de sels minéraux, de rayons de soleil, et de satanée bonne humeur. Quoique cette dernière n’aurait pas été de trop.
Elle descendit les marches au galop, sachant à quel point il était mauvais de faire attendre sa mère. Dans le salon, la table avait été posée, quelques plats disposés sans ordre particulier. Déjà, Lui s’était assis et ne faisait qu’attendre en silence, le regard fixé sur une mouche qui gâchait son champ de vision. Finalement, il fouetta l’air de sa serviette d’un geste sec. La mouche disparut seulement pour mieux revenir, se posant sur sa main dans un geste d’affront.
Mand reporta son attention sur la cuisine où sa mère s’affairait.
— Apporte-ça là-bas ! lui ordonna cette dernière en l’apercevant.
Et elle lui tendit une grande coupole au milieu de laquelle baignaient des asperges, les pieds dans un mélange d’huile et de jus de citron. Comme l’une d’elles avait la tête à l’envers, la jeune fille la saisit avant de l’engloutir avec satisfaction.
— Ne fais pas ça, maugréa sa mère, désabusée.
Cette femme a des yeux derrière le dos… pensa Mand en se retournant, sa mère encore occupée à d’autres choses.
— Et tu reviens après ! continua-t-elle. Ce n’est pas fini ici !
Ce fut l’affaire d’une dizaine d’allers-retours avant que la jeune fille ne puisse enfin s’asseoir, bien contente d’avoir droit à un repas après toute cette exténuante sollicitation. D’une manière ou d’une autre, sa mère devait garder un secret dont Mand elle-même n’avait pas réussi à contourner l’intrigue. Car autant d’énergie à cet âge — à n’importe quel âge, d’ailleurs — ce n’était pas possible. La drogue ? Non. Ce n’était sûrement pas de ce genre de substance que Laurence Rimmel s’accommodait. Si depuis toute petite on lui avait rabâché : ”Amanda, je te préviens ! Ne t’approche jamais de près ou de loin de la cigarette et de toute sa clique de merdes”, ce n’était pas pour de simples soucis de transparence de bonne éducation, et elle en avait conscience. ”Ou je te renie."
De toutes manières, elle ne s’y était jamais intéressée. De près comme de loin.
Peut-être alors que c’était tout simplement parce qu’au contraire de sa fille, elle ne trouvait pas n’importe quel effort d’une fastidiosité telle qu’elle n’y avait aucun intérêt apparent, et qu’ainsi — encore une fois d’une manière opposée — elle n’éprouvait pas de quelconque fatigue rien qu’à l’approche d’une nouvelle tâche à accomplir…
Ou bien elle avait passé un pacte avec un démon.
Il n’y avait que ça d’autre.
Mand observa sa mère qui venait s’asseoir sans ne serait-ce qu’un soupir ou une goutte de sueur. Oui, ce devait être ça.
Comme d’habitude, chacun se servit sa part et passa les plats au suivant sans un mot. Ni un ”tiens”, ni un ”merci”. Comme d’habitude, chacun se pencha sur son assiette sans considération des autres. Personne ne posa de questions quant à la journée que ses partenaires de table avaient pu passer, ne demandant qu’à répondre au besoin primitif de se nourrir. Et comme d’habitude… la mère d’Amanda vint briser le silence.
Elle leva d’abord les yeux, solennelle, et comme si elle allait tenir un discours, dressa haut le menton, corrigea sa posture, puis posa les mains sur la table.
— J’ai passé une journée… singulière.
Ni Mand ni Lui ne firent mine de s’intéresser, bien trop occupés à se remplir l’estomac.
— À vrai dire, ce n’était pas la journée en elle-même qui était bizarre. C’est juste qu’il s’est passé quelque chose qui m’a surprise.
Laurence avala une tranche de tomate avant de continuer :
— C’est à propos d’une de mes collègues de travail.
Rachel.
— Il lui est arrivé quelque chose ? questionna Amanda, son intérêt éveillé.
— Ce n’est pas ça, la démentit Laurence. Elle va bien. Ce qui s’est passé aujourd’hui… Quand je suis arrivée ce matin, Rachel était déjà là. Elle m’a saluée de loin avec son grand sourire. Comme j’étais en retard, je suis directement passée par le vestiaire et je suis allée m’occuper de mes patients habituels. Monsieur Mauricet se portait très bien d’ailleurs. Il a de moins en moins de mal à se déplacer tout seul et comme il venait de recevoir la visite de son fils, il était de bonne humeur. C’est vrai qu’il a parfois des mauvais jours, mais aujourd’hui n’en faisait pas partie.
— Viens-en au fait, l’interrompit sa fille, tout en agitant un manchon de poulet dans une tentative étrange de persuasion.
Laurence leva les yeux au ciel.
— Comme tu peux être impatiente ! Elle ajouta : Et puis ne parle pas la bouche pleine, c’est répugnant !
Avant de continuer, elle se resservit de la viande.
— Mes patients allaient tous particulièrement bien aujourd’hui, je n’ai pas vu le temps passer. Quand je sortais de la troisième chambre pour des contrôles de routine avec Madame Gachet, c’était déjà la pause de midi. Je me suis pressée en voyant l’heure sur la grande horloge de la salle de repos. Il n’y a jamais assez de chaises pour tout le monde à la table de l’équipe médicale. Les derniers arrivés mangent debout. Quand je suis arrivée à la cantine, il restait exactement une place. J’étais si contente !
Puis au loin, à l’autre bout, j’ai vu Rachel qui finissait de discuter avec un des cuisiniers. Mais cette place était pour moi ! Et puis, j’étais plus proche, il n’y avait aucun moyen pour elle de me devancer !
Laurence porta une cuillère de bouillon à sa bouche, laissant le suspense faire son affaire.
— Et puis ? la pressa sa fille, tout ouïe.
— Quand elle m’a à son tour aperçue, qui courait déjà jusqu’à la dernière place, son regard a soudainement changé… Et sur le moment je me suis demandé : Qu’est-ce qui pouvait la rendre si désespérée ? Ce n’était pas son premier jour ici, elle savait très bien ce qui arrivait aux soignants qui étaient en retard pour le déjeuner. D’ailleurs, tout le monde y était déjà passé, y compris elle. Ce n’était qu’une règle sous-jacente du contrat que nous avions signé pour travailler ici. ”Premier arrivé, premier servi !”
Nouvelle pause.
— Alors… je me suis rendu compte qu’elle ne portait pas son chapeau fétiche. Un grand chapeau vert qu’elle ne quitte jamais.
— Oui, tu m'en avais parlé, acquiesça Mand, secouant à nouveau son manchon de poulet favori.
— Trop tard. Je me suis assise dessus.
Mand se figea, le poulet dégoulinant immobile dans les airs, s’attendant au pire.
— Tous autour de la table ont fait silence. Veillée funèbre. Je me suis relevée presque immédiatement, ai saisi le chapeau pour lui redonner sa forme, l’ai épousseté. Je me suis confondue en excuses. Elle, ne dit rien. Arrivée à mon niveau, calmement, elle a juste tendu le bras pour que je le lui rende. Trop calmement. Je l’ai laissée s’asseoir.
Son regard, quand il m’a transpercée, parlait autrement. Un regard si terrible… Si on pouvait blesser comme ça, je serais morte sur le coup. Dans ce regard, il y avait tous les mots qu’elle n’allait pas prononcer. Qu’elle ne voulait pas prononcer.
C’est là que j’ai compris.
— Compris quoi ? releva Amanda, sarcastique, Que tu avais été complètement stupide ?
Laurence leva les yeux au ciel, agacée. Cependant, elle ne souhaita pas passer plus longtemps sur l’impertinence de sa fille et continua son récit.
— Je ne suis pas psychologue, assura-t-elle.
— C’est vrai.
— Ce n’est pas parce que je fais partie du corps médecin que je pourrais même me permettre de prétendre à cette fonction.
Elle prit une pause et en profita pour dépiauter les restes de son poulet.
— Pour autant, je pense qu’il y a des choses dont n’importe qui est capable de se rendre compte. Nous n’agissons pas en société comme nous agissons avec nous-même. Et parfois, on a tendance à oublier que ça s’applique aux autres aussi : les personnes qu’on rencontre, avec qui on entretient des relations occasionnelles, nos collègues de travail…
Ils ne se comportent pas avec nous comme ils se comporteraient s’ils se trouvaient seul. C’est comme une adaptation mutuelle pour ne pas froisser celui avec qui on communique. On s’assure de se concentrer sur les points communs qu’on se trouve. Alors parfois, on fait une erreur.
C’est là que la vraie personnalité refait surface. On a l’impression d’avoir affaire à quelqu’un d’autre.
Je veux dire…
Rachel est l’exemple du calme parfait. Les autres soignants se plaignent au moindre changement d’horaire, repas trop froid, retard des rendez-vous, patient trop exigeant… Depuis que je la connais, je ne l’ai jamais vue faire mine de s’énerver, lancer un mauvais mot ou deux sur le dos d’un sénior sénile, lâcher un soupir de fin de journée remplie…
Pendant un moment, elle était…
— Désolée, j’écoutais plus, la coupa Mand. Tu peux répéter à partir de ”Je ne suis pas psychologue” ?
— Tu m’essouffles, soupira Laurence. Est-ce que tu fais au moins un effort, Amanda ?
La désignée haussa les épaules. De l’habitude d’hausser les épaules.
— En parlant d’efforts…
Et ça y est, elle recommence…
Mand se retint de partir immédiatement de table, parfaitement consciente de la discussion qui allait suivre.
— Que t’apprennent-ils encore, cette fois ?
Premier assaut. ”Encore” sous-entendu ”quelle nouvelle stupidité ont-ils bien pu trouver à faire passer pour de la connaissance ?”.
— Rien de bien spécial… Des trucs sur l’utilisation de l’espace. Savoir analyser ce qui permet à une oeuvre ou un de ses éléments d’occuper une place déterminée dans le cadre qui lui est attribué.
— Ha… Bon.
Une marque d’intérêt admirable.
Laurence jeta un regard rapide vers Lui, toujours affairé à vider les plats, avant de revenir à sa fille.
— Et tu t’y plais bien dans ton… lycée ?
”Ton lycée”. Parce que c’était ton choix, après tout.
Il te plaît, cet endroit où tous les futurs chômeurs de la génération se réunissent ?
— C’est pas mal, il y a de l’ambiance.
Sa mère déglutit.
— Un peu trop parfois. Puis les cours sont pas toujours évidents à suivre quand les gens de devant bavardent. Mais sinon, c’est intéressant.
— Bavarder en cours. Ben voyons… Et dire que leurs parents paient quelques milliers d’euros pour qu’ils aient accès à ce genre d’études.
Et mon argent à moi… Pour ”ce genre” d’études.
— Mais tu fais des efforts, toi ?
Tu ne fais pas d’efforts.
— Oui, marmonna Amanda, à peine convaincue elle-même.
— Bon. C’est l’important.
J’espère juste que tu te rends compte de la chance que tu as, d’intégrer cette école. Je n’étais pas d’accord au début…
Et ça n’a pas changé.
— Mais comme je vois que c’est ce qui te plaît et que tu travailles bien, je pense que j’ai peut-être bien fait de te laisser le choix finalement, admit Laurence.
À l’autre bout de la table, Lui leva la tête pour la première fois du repas. L’oeil hagard, il se leva, grinçant comme le bois de sa chaise. Vieil automate de carton. Une fois opérationnellement debout, Il fit progressivement craquer les articulations de son cou — ce qui ne manqua pas de faire grincer des dents Amanda — et se dirigea vers son bureau, au salon.
— Où est-ce que tu vas ? démarra Laurence.
Sans prendre la peine de se retourner, il désigna du bout du doigt sa vaisselle, agitant curieusement la main pour s’assurer qu’on pourrait identifier de quoi il s’agissait.
— J’ai fini, dit-il simplement, coupant court à la discussion.
Et comme si cette phrase l’exemptait de toute tâche qui soit, il s’assit au bureau en noyer pour allumer son ordinateur, un mutisme parfait comme simple mot d’ordre.
Lorsque la lumière révélatrice de fonctionnalité apparut pour baigner son visage, il se permit un bref rictus. Quelques secondes de plus et le voilà qui jouait déjà de la mélodie de sa souris, de son clavier, familier de ce rythme qu’il performait chaque soir, ouvrant fenêtres et tableurs, feuilles de calculs sans fin… Virtuose du silence.
Un silence contagieux dans lequel se finit le repas de Mand et sa mère. Qui se poursuivit alors qu’elles débarrassaient. Entre deux céramiques souillées rapportées à la cuisine, la jeune fille ne pouvait s’empêcher de s’arrêter un instant, un oeil vers Lui, à l’affût d’un signe de vie. Ça y est. L’Intelligence artificielle a déjà pris le contrôle de l’humanité sans qu’on s’en rende compte et Jacques Bouvier a été remplacée par une machine.” Chaque aller, elle restait un peu plus, persuadée que d’une certaine manière elle obtiendrait une réaction. À ses heures perdues, elle se transformait en scientifique. Un scientifique qui observe patiemment un singe savant, avec l’idée bien ancrée qu’il répondra correctement, un jour ou l’autre, à ses attentes farfelues. Mais rien. Comme tous ceux qui s’approchaient trop près de ces ”outils révolutionnaires”. Obnubilés par ces petites boîtes, à croire que leur haute technologie était livrée avec un kit de self-hypnose pour les nuls. Mand finit même par s’arrêter complètement pour s’asseoir sur un bord de la table, ses sens seulement concentrés sur cette tâche qu’elle trouvait futile et dont elle ne pouvait pourtant se détacher. Elle observait.
— Dis, je ne te nourris pas pour que tu tires au flanc, lui rappela sa mère qui s’était glissée derrière elle.
Tirée de ses pensées, Mand sursauta. Se retourna presque instantanément, serrant fermement une cuillère à soupe dans sa main gauche, le regard effaré comme si on l’avait prise en flagrant délit de pillage de frigo.
— Tu comptes faire quoi avec cette cuillère ?
La jeune fille servit un regard hébété à sa mère, confuse. Puis elle vit la cuillère qu’elle agrippait comme si sa vie en dépendait et se sentit stupide. Le rouge lui monta aux joues.
— Je… suis juste fatiguée ! C’est tout ! s’exclama-t-elle.
Et ce n’était pas faux. Elle avait réellement besoin de sommeil.
Laurence eut un moment de réflexion, consternée par sa propre incompréhension de l’attitude déroutante de sa fille. Ne souhaitant pas réfléchir plus que de mal, elle poussa un soupir :
— Va te reposer si tu en as besoin.
Elle retourna à la cuisine.
— Mais je vais quand même pas te laisser tout faire, non ? contesta la jeune fille.
— Amanda, c’est bon. T’occupe. Puis je me passerai d’avoir une godiche qui me traîne dans les pattes.
Inépuisable…
— Bon, d’accord, fit Mand qui s’éloignait déjà vers l’escalier.
Laissant sa mère à la corvée, elle se pressa, bien contente non seulement d’avoir survécu une nouvelle fois à l’épreuve du dîner du vendredi soir mais aussi de pouvoir s’accorder un moment de calme, en tête à tête avec elle-même. À mi-chemin, s’assurant qu’elle ne serait pas entendue, elle glissa :
— Préviens-moi quand le Diable passera prendre ton âme.
J’aimerais bien voir à quoi il ressemble.
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