Chapitre 13 : Le Royaume du Silence

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Il faisait bon.
Si bon…

Depuis la pelouse fraîchement coupée, Mand contemplait, pensive, la fenêtre de sa chambre, entrebâillée. Alors que le vent la hâtait déjà de prendre le chemin de l’insomnie, la jeune fille s’amusait à se reconstituer chacune de ses escapades. Quand à la tombée de la nuit, elle soulevait lentement la poignée, se laissant glisser à l’extérieur. Aussi silencieuse qu’une ombre…

Il y avait un temps où elle les comptait, ces nuits à fuir, à faire le mur. Pour être sûre que ça existait bien, que ce n’était pas un rêve. Et que ça ne se finirait pas dès la levée du jour. Peut-être que c’était parce qu’elle avait peur qu’une fois découverte, sa liberté serait à jamais remise en cause.

Mais elle n’avait plus d’intérêt à y cogiter. Alors, elle se laissait aller…
Au gré du chant du vent qui la menait sur ses pas, dans les allées endormies, une lune matoise l’observant du haut de son nid. Sur sa peau, le souffle paisible de la brise esquissait des peintures éphémères, à l’encre invisible. Et sous ses chaussures, le goudron se faisait velours, déférent de l’intime tranquillité de ce moment hors du temps.

En apesanteur, elle se lançait du haut des dos-d’ânes, enivrée, dévalait les pentes. Les remontait sans un souffle, conquérante de ces terres abandonnées. La nuit lui appartenait. À elle seule. C’était ce monde qu’elle comprenait le mieux : ni règles ni lois, aucune obligation. Rien à faire d’autre qu’errer. Seulement errer…

L’écran du téléphone indiquait 2h02.
Mand frémissait rien qu’à l’approche du rendez-vous.
Tout le corps tendu en avant, elle se projetait comme si elle y était déjà.

Quittant l’asphalte des rues austères, elle s’engagea sur les sentiers du square Claude Danvers, le pas assuré. Repérant un banc rustique à l’allure mystique, la jeune fille s’installa. Assise là, sous le couvert des arbres, elle pouvait percevoir chaque bruissement, chaque caresse du vent, signes de vie dans ce monde en stase. La nuit s’offrait tout entière à elle. Mand laissa ses paupières se fermer, dans un soupir. Ses autres sens aiguisés, elle s’abandonna à l’étrange mélodie de la nuit, envoûtante, comme venue d’une autre réalité. Sérénade qui louait ses apparences, tant physiques que psychiques.

On jouait, et elle écoutait.
Récital de l’immobile, partition sans notes aux silences évocateurs. Loin, loin…
Loin du bruit ambiant, de la monotonie. Une vie passée à s’hébéter une énième fois des gémissements, de la rumeur grandissante…
Loin, de la cacophonie monocorde des masses agglutinées aux portes de sa conscience.
Loin de leur agressivité intrusive, à l’abri de la clameur déviante de la bête aux innombrables visages.

Et de sa démence.

Cet endroit rien qu’à elle.
Le plus paisible des paysages, une enceinte invisible à ceux qui ne sauraient la déceler, l’ombrelle sous laquelle s’abriter d’un soleil toujours plus inquisiteur… Le Royaume du Silence.
Rien qu’à elle.

À elle et à…

Il s’approchait dans la pénombre, sa démarche en racontant bien plus que tous les mots superflus que d’autres auraient pu choisir. Mand rouvrit les yeux et se leva alors qu’il passait devant elle. Il ne s’arrêta pas, ne fit pas mine de ralentir… et rejoint sa déambulation. Arborant ce sourire qui ne le quittait pas, il la salua du regard, compagnon de son rêve éveillé.

La nuit, il n’était plus pareil.
Ce n’était pas une simple… métamorphose ou quoi que ce soit. Il n’y avait rien de fantastique ou de nébuleux à ce propos. C’était plutôt de l’ordre de la sensation. Une sensation subtile qui se distinguait aussitôt pour elle. Dans cet état, c’était comme s’il avait quelque chose en plus, un quelque chose impossible à identifier, à déceler… Ou alors, il lui manquait un rien. Rien du tout, mais sans ce rien ce n’était plus pareil. Il n’était simplement pas pareil.

Elle sentait qu’elle pouvait tout lui dire. Sans aucune retenue. Parce que c’est bien ce qu’il faisait lui. Elle ne se souvenait pas d’un seul de ses mensonges. C’est parce qu’il n’y en avait pas. Souvent, elle se demandait… non, c’est stupide…

Elle n’osait plus dire quoi que ce soit maintenant.

Alors pendant un moment, ils ne dirent rien, appréciant seulement la présence d’une âme compréhensive à leurs côtés. Ils auraient tout leur temps pour se parler s’ils savaient le prendre d’abord. Le décor défilait et leur marche s’accordait, ayant trouvé cette drolatique synchronicité. Guidés par une mélodie qu’ils étaient deux seuls à entendre, ils dansaient sans mouvement, silhouettes changeantes dans des rues en arrêt-image.

Mand — ses jambes la démangeant — décida de grimper sur la toiture d’une des voitures maladroitement parquées le long de la chaussée. De là, elle continua son chemin de monticule en monticule, voiture rouge, voiture bleue, voiture bleue, voiture jaune… — De toute manière, la nuit les habille toutes de gris — Puis se sentant aventureuse, la jeune fille commença à se balancer d’une jambe sur l’autre, faisant l’équilibre, la funambule. Elle bondissait, avec la précision d’un prédateur fondant sur sa proie, la légèreté d’une plume, la grâce d’une reine… Bonds suivis de réceptions étonnamment contrôlées. On aurait pu la croire ex-championne de ce sport nocturne qu’elle venait tout juste d’inventer.

Fan, en bas sur le bitume, semblait admiratif de la discipline. Ses yeux restaient un peu tristes. Peut-être ne se savait-t-il pas assez agile ? En tout cas, c’est ce moment — après l’avoir longuement observée — qu’il choisit pour parler.

— Toi, commença-t-il, tu as l’air contrariée…

Mand effectua une nouvelle pirouette aérienne, ignorant d’abord la remarque. Respectueux de son droit d’esquive, Fan n’insista pas. Il laissa seulement traîner une oreille attentive. Fan était bien conscient de ce qu’il faisait puisqu’alors — le silence faisant mûrir les réflexions — son amie se laissa tomber à ses côtés, et reprenant son souffle, lui répondit :

— Rien de bien particulier.

Elle prit une pause pour s’imprégner du paysage.

— Disons simplement que je ne supporte plus d’avoir à côtoyer certaines personnes, soupira-t-elle, les yeux au ciel.

S’assurant qu’elle n’avait pas été mal comprise, elle ajouta :

— Ça n’a rien à voir avec toi, bien évidemment.

Fan se contenta d’hocher la tête.

— Mais ça va.

Du bout du doigt, elle désigna une colline de verdure qui se profilait à l’horizon.
S’accordant muettement, les deux compagnons suivirent la direction, sans but ni raison particulière. Peut-être seulement une sensation de tranquillité impassible. À l’écart de toute nocivité…

Arrivés aux herbes hautes du relief qui surplombait la ville assoupie, Mand s’allongea pour sentir aussitôt la fraîcheur des pluies récentes couler le long de ses courbes, épousant son épiderme. Confortablement installée dans son lit de végétation, elle invita son ami à la rejoindre, mais Fan préféra rester debout.

Bien planté sur ses deux jambes, il scrutait dans la distance ces sphères lumineuses qui dansaient, insatiablement. Lueurs inextinguibles sur une toile de vide intersidéral. Les mains enfoncées dans les poches, il s’efforçait de ne pas trembler. De froid, certes, mais aussi d’émerveillement. L'émerveillement de ce spectacle particulier.

— J’aime bien les étoiles, s’entendit-il dire sans qu’il y ait réellement pensé.

Il ne put s’empêcher de sourire alors qu’une nouvelle étoile filante laissait une traînée éthérée dans le ciel d’ébène. Il tourna son regard sur Mand, et constatant qu’il bénéficiait de toute son attention, continua :

— Tu sais…
Ça me paraît presque absurde parfois.

Mand se redressa, trouvant une assise plus agréable pour écouter son ami. Intriguée, elle questionna :

— De quoi ?

— Oui, c’est purement absurde.

Il prit une grande inspiration, s’imprégnant de l’air de la nuit.

— Qu’on puisse se prétendre artistes face à ça.
On aura beau chercher des idées aussi loin que possible, aussi loin qu’on le voudra… Rien ne pourra changer le fait qu’au final, on n’aura rien inventé.

La jeune fille leva un sourcil perplexe, comprenant à demi. Elle haussa les épaules, en demande d’explications.

— La Nature est la seule véritable artiste de ce monde. On lui doit tout ce que nos yeux peuvent voir. (Il pointa du doigt deux nouvelles comètes qui s’échappaient de l’autre côté de l’horizon.)
Tout ce que nos oreilles peuvent entendre.
Ce que l’on ressent, en tout et pour tout.

Il laissa le silence reprendre ses droits un moment, puis ajouta :

— Ou bien peut-être que c’est une entité supérieure…
Qui a pensé à tout ça.

Il se retourna vers elle.

— Est-ce que tu crois en l’hypothèse d’un créateur, toi ? Ou… d’une créatrice ?

Mand réfléchit un instant.

— Tu sais bien que je ne crois pas en grand chose, finit-elle par répondre.

Mais alors même qu’elle le disait, elle ne savait plus trop quoi en penser…
Et puis au final, elle s’en fichait plus qu’autre chose. Si tel était qu’il puisse être quelque entité plus vieille encore que le monde qu’ils connaissaient, dans ce cas ce ou cette… individualité ?n’avait apparement pas pensé bon de se présenter à ses inventions. Sûrement qu’il n’y avait pas de quoi en être fier. Un coup d’oeil en bas et ça lui avait suffi.

Et si ce n’était pas le cas, alors ce devait être la Nature effectivement. La troisième option étant que rien de tout cela n’existait et que la vie n’était qu’un simulacre, une non-existence, un ”en-dehors” des règles qu’on pensait avoir établi. Donc oui. Sûrement que de savoir réellement ce qui était derrière les choses qu’elle voyait lui importait peu en définitive. Si elle avait bien envie de savoir quelque chose, c’était ce qu’elle en ferait, de ces objets. Qu’on avait créé, qui s’étaient créés, ou simplement étaient apparus à sa disposition. Des outils censés lui donner ce qu’elle pouvait désirer le plus — si elle y mettait du sien — et lui garantir ce que l’on appelait le ”bonheur”.

Que désirait-elle ? C’était une question qui lui était souvent posée. Sans réponse, elle avait appris à s’en détacher. Son seul objectif devenant de passer inaperçue, à l’abri des regards d’une foule trop nombreuse, trop curieuse. Un ”bonheur”, elle n’en avait pas encore trouvé. Édition écoulée, victime de son succès, plus en stock nulle part…

Mais il fallait ce ”bonheur” dans la société. Il le fallait.
Et comme elle n’y croyait pas, alors oui :
Cele faisait depuis quelques temps déjà qu’elle ne croyait plus en grand chose.

— Moi, j’ai l’impression qu’on peut croire ce qu’on veut, affirma le garçon à ses côtés.

Il avait finalement décidé de s’asseoir, reposant ses jambes en prévoyance du moment où, après avoir contemplé les ombres une dernière fois, ils se quitteraient à nouveau.

— Après tout, il n’y a aucun moyen de savoir, souligna-t-il.
Je pense même qu’il n’y en aura jamais aucun.

Il émit un petit rire. Admirable.

— C’est ce qui fait la beauté de ce ciel, j’imagine. Van Gogh pourrait bien essayer de me le peindre que je n’en aurais rien à faire ! s’exclama-t-il, les bras grands ouverts. Il précisa : Je n’ai rien contre Van Gogh… Lui comme n’importe qui d’autre ne saurait pas capturer cette impression profonde de mystère et de grandiose impersonnelle propre à ces choses.

Mand soupira, laissant ses doigts jouer indifféremment dans les mèches vertes de la colline.

— Désolé, je t’ennuie… s’excusa Fan, une main sur la nuque en signe d’embarras.

— Non, ce n’est pas ça, rétorqua la jeune fille.
C’est juste que…

Elle fit la moue.

— Je t’envie…

— Moi ? questionna Fan, visiblement étonné. Pourquoi ?

— Quand tu parles de toutes ces choses là, ça se sent que c’est vraiment ton truc à toi. Que si on prend le temps de t’écouter, on ne perd pas au change.

Elle s’affala à nouveau dans le tapis de verdure, la tête face au sol, jouant distraitement avec ses jambes.

— Moi je n’ai rien de tout ça. La ”passion”. Ce n'est pas un mot de mon dictionnaire. J’arrive tout simplement pas à trouver ce qui me motive. Qu’est-ce qui fait que je me lève le matin ?Je suis juste là sans trop savoir pourquoi…. Encore que tu vois, (elle se redressa et se mit sur le dos pour être sûre qu’il pourrait l’entendre) ça me va si je peux rester tranquille. Ne pas avoir de problèmes, jamais m’engager plus loin que nécessaire pour ces choses que d’autres voient comme un chemin tout tracé…
Soit.
Mais je suis quand même jalouse, et ça, ça ne change pas.

Le regard de son ami se transforma, de la surprise à la compréhension.

— Ce n’est pas tant une passion que ça, tu sais… voulut-il éclaircir.
On pourrait considérer ça comme une occupation. Un passe-temps. Rien de plus, rien de moins.

Il bailla un grand coup, s’arquant dans toute sa longueur.

— Disons que d’une certaine manière c’est comme ça que j’ai décidé que le temps me paraîtrait moins amer.

Il sourit.

— Excuse-moi, je parle comme un dépressif. Que dirais-tu de discuter de choses plus joyeuses ?

Son sourire était d’un genre particulièrement contagieux. Contagieux au point de changer les humeurs. S’il avait été d’un physique plus remarquable, aucun doute qu’il aurait fait des ravages…

Quoi qu’il en soit, il n’était pas Don Juan pour deux sous.

— Alors de quoi on va bien pouvoir parler dans ce cas ? interrogea Mand, lui rendant son sourire.

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