Mes nuits Dustin

4 minutes de lecture

   Lorsque j’entre dans la chambre, j’observe le lit qui m’attend. Je détaille les draps et la couette. Ils sont froissés, mélangés. Les oreillers semblent donner l’impression de livrer une bataille. Déjà. Je n’ai pas le souvenir d’avoir arrangé l’endroit la veille. Au petit matin, j’ai certainement quitté les lieux, sans un regard en arrière. J’ai pris la direction des toilettes avant de descendre les escaliers et de rejoindre la cuisine pour prendre un petit-déjeuner. J’ai quitté la chambre comme on laisse derrière soi un conflit, persuadé qu’en mettant de la distance avec les contrariétés elles finiraient par s’éteindre seules. Peine perdue. Elles sont là, inscrites dans ce lit qui me fait face. Le champ des hostilités est prêt à m’accueillir.

   Une bouteille d’eau au pied de la table de chevet à demi vidée témoigne de l’énergie nécessaire pour affronter les démons. Une boîte de médicaments promettant une dose salutaire de mélatonine semble bien dérisoire face aux mouvements à craindre et aux agitations prévisibles. Une pile de livres repose à côté d’une lampe. Les uns et les autres sont là pour raconter des histoires, détourner l’attention. Attirer le regard loin de ce fou qui va s’allonger près de moi.

   Je prends conscience du chaos qui recouvre la pièce d’un filigrane nauséabond et me revient immédiatement à l’esprit ce qu’il s’est passé la veille. Les mêmes draps, la même couette, m’ont enserré comme l’assassin étouffant lentement sa proie. Je me suis allongé. L’oreiller encore moelleux a offert à ma tête un nuage de douceur. J’ai éteint le Smartphone, mon ennemi du soir. Son écran ne captera pas mon attention, ainsi qu’il le fait la majeure partie de mes journées. Un livre dans les mains. Un roman de Jean-Paul Didierlaurent. J’aime cet auteur qui a l’art de raconter des personnages en proie à l’absurdité de la vie. Je tourne les pages, l’esprit tout entier happé par les paragraphes. Le temps passe sans que je m’en aperçoive. L’heure qu’il est n’a plus aucune importance. Elle est un détail de la nuit. Quand le sommeil se fera sentir, il sera temps de dormir.

   Un peu plus tard, la lumière éteinte, alors que le récit des péripéties de Guylain Vignolles dans « le liseur du 6 h 27 » continue de me jouer une symphonie du plaisir, mon regard est attiré par une ombre au plafond. Un mot apparaît dans mon cerveau. Un mot qui me ramène à ce problème qui selon l’expression consacrée me prend la tête depuis des semaines. Le mot est là. Juste ce mot et rien d’autre. Il est revenu comme la grippe bien avant le début de l’hiver ou les allergies dès les premiers pollens s’agitant dans l’air. Le mot semble pourtant empli de douceur, presque de tendresse. Mais il n’est pas seul. Derrière lui, ils sont une cohorte. En file indienne. Tous disposés à se jeter sur moi.

   Tout à coup, comme un bouchon qui saute dans un claquement sec et libère son jus pétillant, ils sont tous là, ces mots qui redessinent le problème. Bien visibles. Ostensibles. Et l’encyclopédie des ennuis fait son apparition. Le problème, sa non-résolution, ses questions sous-jacentes, ses torrents de culpabilité, ses phrases assassines. Ils ont pris toute la place. Dans mon cerveau. Ils ne laissent rien à mes pensées à moi, leur interdisant toute expression possible. Ce sont eux les maîtres des lieux. Je contemple le spectacle effrayant de ces pensées qui déroulent leur drame bruyant.

   Je me souviens de ce film que j’avais vu avec mes parents lorsque j’étais encore adolescent. « Mort d’un commis voyageur ». À l’origine une pièce de théâtre d’Arthur Miller, le dernier mari de Marylin Monroe. Je revois encore Dustin Hoffman. Il parle beaucoup. Il vient de se faire virer. Il n’en peut plus. Alors il parle et parle encore. À sa femme. Le souvenir que je garde de ce film est cette longue litanie de paroles, parfois prononcées dans des cris assourdissants. C’est ce qui se passe dans ma tête. Je me suis fait virer. Ce moi à qui on a donné ses affaires en lui assenant l’ordre de partir est là, criant à l’injustice, déversant à qui veut l’entendre sa bile et son trop-plein de douleur. Comme ces gens que l’on ne connaît pas et qui vous racontent des tas de choses sans que vous puissiez les interrompre. Dustin Hoffman a gagné. Il est dans la chambre et ne va pas me laisser le moindre répit, m’abreuver jusqu’à la noyade de sa vie à lui. Anéantissant la mienne.

   Je sors du lit. Passe devant Dustin qui continue de bavarder. Je descends l’escalier. Je sens son souffle sur ma nuque. Je passe dans la cuisine. Le four affiche 3 heures 22. Je fume une cigarette dehors dans le jardin, regardant les étoiles. Je fume une cigarette, cela doit bien être la troisième depuis que la nuit a commencé, convaincu qu’elle va faire office de somnifère. Je retourne devant ce satané lit. La bataille a cessé. Je me rassure. Cela va aller. Dustin est parti.

   Je m’endors enfin. Le sommeil sera réparateur, moi qui me sens brisé en mille morceaux. Est-ce un bruit qui me réveille ? Dans ma tête le même mot refait son apparition. Plus tonitruant que la fois précédente. Plus envahissant. Les lettres rouges du four indiquent 6 h 18. La cigarette devant l’aube qui pointe ses lumières a un goût de trop, comme celle que l’on fume une dernière fois à la fin d’une soirée alors qu’on a dévalisé quasiment tout un paquet, entre bières et discussions animées avec des amis. Je n’ai plus la force de retourner au lit. La journée va commencer. La nuit martyre est terminée. Le mot vainqueur reviendra sûrement au fil des heures. Je serai plus fort pour l’affronter. Mais il finira toujours par gagner.

Annotations

Vous aimez lire K. Bouidène ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0