Le Vieil Homme
Le vieil homme est mort le 26 juin 2006. Hospitalisé depuis dix jours, son état s’était pourtant amélioré. Il avait grandi dans un petit village du sud de la France où tout était calme, et jusqu’à la fin, il avait vécu discrètement. Il était pharmacien, marié, propriétaire, n’avait ni enfant ni rien qui puisse attirer l’œil. Quelques regrets l’habitaient, comme tout le monde, et quelques doutes aussi, mais il n’avait pas vécu de grande crise, pas de grande gloire. Il avait vieilli comme tout le monde : en s’approchant de la mort sans vraiment la craindre. Son existence avait été le « sans-faute » le plus académique de l’histoire.
En était-il fier, à la fin ? Impossible de le savoir. Personne ne se trouvait dans sa chambre lorsque son cœur s’arrêta. C’était en fin d’après-midi, à l’heure où les médecins et les infirmières commencent à trouver le temps long.
Quelques heures plus tard, lui aussi commença à s’impatienter. Il faisait trop chaud. N’y avait-il plus d’argent dans les caisses publiques ? Sa seule idée, c’était d’aller prendre une douche, mais il grimaçait déjà à l’idée de se retrouver plongé dans cette vieille odeur de salle de bain stérilisée. Mais c’est en croisant son reflet dans le miroir de la chambre que sa nausée disparut pour laisser place à la stupeur.
Il était à présent bien plus grand, plus fort et plus vif qu’il ne l’avait jamais été. Ses cheveux étaient longs et blonds, alors qu’ils avaient toujours été courts et noirs. Son visage n’avait plus rien de commun avec celui qu’il avait toujours arboré et une nouvelle jeunesse avait remplacé ses traits anciens.
De nouveaux détails émergèrent alors de sa mémoire : la crise cardiaque, la douleur, et puis, la mort. Comment était-ce possible ?
Jean, puisque c’était le nom dont il se souvenait, se demanda s’il s’était réincarné. Le fait même qu’il se pose cette question indiquait bien que la chimie de son cerveau avait été altérée, car jamais il n’avait prêté la moindre attention à quelque spiritualité que ce soit.
Tout avait changé. Il était devenu quelqu’un d’autre : moi.
Je remarquai que les draps sur lesquels le vieil homme était allongé avaient à moitié brûlé et je pris peur.
Avec ma nouvelle vigueur, je me dépêchai d’enfiler des vêtements à présent trop petits et de courir vers la sortie. Je croisai deux ou trois infirmières, mais elles ne me reconnurent pas. J’avais l’impression de ne m’être jamais senti aussi rapide. En deux ou trois minutes, j’étais déjà arrivé près du fleuve, à peine essoufflé, et je m’assis sur un banc. Ma gorge me brûlait et je ressentais des picotements partout dans mon corps.
J’étais toujours dans la même ville, dans le même pays, dans le même monde, mais j’étais quelqu’un d’autre. Ma carte d’identité n’avait pas changé, il y avait toujours mon nom et mon visage d’avant dessus.
Pendant deux jours entiers, je m’habituais à ce nouvel état. J’errais sous ma nouvelle apparence en dépensant ce qu’il me restait d’argent pour me nourrir et dormir, le temps, sûrement, que cessent les migraines et les hallucinations dont j’étais sujet.
Parfois, je me sentais parfaitement bien, d’autres fois, je ne savais pas si je rêvais ou si j’étais éveillé. Je me dis qu’il s’agissait peut-être de mon purgatoire personnel.
Au matin du troisième jour, j’avais recouvré toute ma lucidité et devait partir du seul postulat que je pouvais admettre : J’étais toujours Jean, mais je n’avais plus la même apparence.
Je rentrai chez moi en stop et trouvai ma femme dans le jardin entrain de nettoyer la table du jardin. Lorsqu’elle me vit, elle m’adressa un sourire mais ne me reconnut pas. J’eus un haut-le-cœur.
- C’est moi, lui dis-je.
Je lui racontai tout ce que Jean Morel était censé savoir. Il me fallut du temps pour lui expliquer ce qu’il m’arrivait, mais elle me crut.
Le soir où elle accepta que j’étais toujours moi, nous pensâmes à la suite des évènements. Qu’allait-on dire aux gens ? Comment allais-je pouvoir m’en sortir ?
D’abord, je vécus comme un lointain cousin dans ma propre maison. Lorsque nos amis passaient nous voir, elle disait que j’étais le petit-fils de son grand-oncle paternel.
Et un matin, à peine quelques semaines plus tard, elle révéla tout à sa sœur et au prêtre du village. Dès lors, entre deux étals ou à la sortie de la messe, on commença à dire partout que ma femme était devenue folle. Lorsque je l’appris, pris d’un élan d’émotions, je m’écriais que j’étais bien Jean Morel, que j’étais revenu, et que je resterais. L’affaire prit une ampleur qui me dépassa très vite.
Un journaliste vint me poser des questions pour se moquer de moi et m’interrogea sans relâche. « Pourquoi vous faire passer pour un mort ? » « Où est Jean Morel ? »
Je répondais calmement, honnêtement. Je ne prétendais rien. J’étais lui. J’avais changé, voilà tout. Je n’avais pas demandé à revenir mais j’étais là. Vivant. Et bien plus lucide qu’avant.
Certains criaient à la folie ou à la manipulation mystique, d’autres me prenaient pour la réincarnation du Bouddha. Ma femme restait à mes côtés, digne, même si je sentais qu’elle luttait souvent avec l’idée que j’étais bien l’homme qu’elle avait aimé.
Un jour, un professeur de neurosciences vint de Lyon pour m’étudier. Il passa deux jours à me poser des questions, à analyser mes souvenirs, mes habitudes, ma manière de penser. Le soir, il déclara en aparté à ma femme : « Ce n’est pas votre mari, mais il sait tout ce qu’il savait. Je ne sais pas quoi faire. »
Moi non plus, je ne savais pas quoi en faire.
Les gendarmes trouvaient cette histoire louche, mais n’avaient aucun chef d’accusation à mon endroit. Dans les faits, Jean Morel était introuvable. L’affaire devint une bizarrerie qui tomba peu à peu dans l’oubli et on ne se soucia vite plus de moi.
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