Arthur
A mesure que les semaines passaient, je m’habituais à ce nouveau corps, à son énergie, ses réactions. Avait-il appartenu à quelqu’un avant moi, ou n’était-il que le fruit des qualités que j’avais longtemps admiré chez d’autres ? Là où Jean était petit, j’étais grand. Là où il n’était pas vif, je réagissais au quart de tour.
Un matin, je me rendis seul à la colline qui dominait mon village. C’est là que je venais réfléchir en silence, autrefois. J’avais besoin de savoir si, cette fois-ci, ce serait différent. En m’allongeant sous le grand chêne, je sentis le vent balayer mes longs cheveux et la lumière dorée de l’aube m’éblouir. J’en ai alors eu la certitude : Je n’avais pas ressuscité pour vivre une deuxième fois la même vie.
Je ne pouvais pas rester dans cette maison qui n’était plus la mienne.
Le soir-même, j’ai annoncé à ma femme que je devais partir. Elle a simplement acquiescé, comme si elle savait déjà ce que j’allais dire. Ses yeux étaient confus mais embués de larmes.
- Ce sera mieux, oui.
Elle était amère et je savais pourquoi. Pour elle, son mari n’était pas devant elle : il était mort, et un autre homme s’amusait à jouer avec son cadavre. Ce n’était pas vrai, parce que j’étais Jean Morel, mais vu ce que j’étais devenu, je ne pouvais pas lui donner tort.
Je m’en allai quelques jours plus tard après avoir plié bagage. Nous étions en septembre et il faisait encore doux. Le jardin était mouillé par la rosée et je m’attardai une dernière fois près de mon noisetier. Ma femme, immobile, restait près de la porte.
- Tu reviendras me voir ? me demanda-t-elle.
Je n’eus pas le cœur à répondre, parce que je ne savais pas. Elle comprit et ferma la porte dans un mot. Quant à moi, je pris la route avec un sac léger, un peu d’argent et quelques carnets vides. Je n’avais aucun plan, aucun compagnon, aucune destination. Tout ce que je voulais, c’était laisser Jean Morel reposer en paix ici, et trouver quelque chose d’autre à faire de cette deuxième vie.
Les premiers jours, je ne fis que marcher. Mes jambes neuves étaient si puissantes qu’elles semblaient pouvoir me porter infiniment. Mon souffle était large et fluide, mes épaules les plus robustes qui soient.
Dans les premiers villages que je traversais, je prenais soin de ne pas trop parler. J’observais, j’écoutais. Mais très vite, je me surpris à être bien plus sociable que dans mon incarnation précédente. Il m’arrivait de troquer un service contre le logis, de m’arranger avec des propriétaires et de travailler quelques jours contre de la nourriture.
Je racontais que je venais de vivre un deuil et que je cherchais à me retrouver, ce n’était pas tout à fait faux.
Parfois, je me souvenais de mon ancienne vie. La pharmacie, les patients, les longues heures à classer les commandes et à écouter les petites douleurs du quotidien. Je n’essayais pas de remonter plus loin, de repenser aux boches, à mon frère, mort en Indochine, ou à cette bille que j’avais récupéré là-bas. Tout ça, c’était trop lointain, maintenant, je ne voulais plus m’attarder dessus. Je me demandais surtout ce qu’on disait à l’heure actuelle de Jean Morel, et de moi, l’homme qui avait pris sa place.
Arrivé à Avignon, une vieille femme me prit en stop. Jeanne. Combien y-avait-t-il de chances que je tombe sur elle ? Jeanne, c’était une amie d’enfance que je n’avais pas revu depuis que j’avais eu mon certificat d’études et qu’elle, elle avait commencé à travailler comme femme de ménage. Elle me confia qu’elle avait perdu son unique fils dans un accident de voiture vingt ans plus tôt et moi, je l’écoutai sans un mot. Au moment de descendre, elle me dit simplement :
- Ça m’a fait plaisir de parler avec vous.
Je traversai la France à pied, puis en train, mais je ne fis plus jamais de stop. Je dormais dans des auberges, parfois chez des gens qui m’offraient un repas contre une histoire. Et des histoires, je commençais à en avoir pas mal. Pas seulement les miennes, mais toutes celles que je ramassais sur la route. Celle d’une femme qui avait perdu son mari en mer, d’un jeune garçon qui faisait toujours le même cauchemar. D’un moine qui m’avait confié être le plus grand proxénète du pays. Et quand je voulais raconter ce qu’avait vécu Jean, je disais qu’il était mon père.
Et puis, cinq ans plus tard, j’ai quitté le pays.
En Inde, je vécus deux mois dans un ashram où personne ne me demanda jamais mon nom. Au Nigéria, je vis la mort de près, une deuxième fois, lorsque Boko Haram s’en pris au village dans lequel j’avais trouvé refuge. A New York, je restai un hiver entier dans une bibliothèque publique, à lire tout ce qui pouvait être intéressant sur la mort, la mémoire et le temps.
Je marchais comme certains prient : pour rester Vivant. Le monde était vaste, mais j’avais la ferme intention de l’essorer. J’avais des mains solides, un corps dur, jeune et endurant. Je pouvais soulever des pierres, réparer des toitures, couper du bois sans aucune difficulté. On m’appelait « le barbu » ou « le français », mais le nom que je me donnais, c’était Arthur.
Je ne savais pas pourquoi ce nom m’était venu. J’avais sans doute pensé aux chevaliers de la table ronde et à la Quête du Graal. Quand je me regardais dans l’eau ou dans un miroir, je n’arrivais pas à voir autre chose.
C’est en débarquant au pays de Galles que je sentis pour la première fois que quelque chose me suivait. Au départ, ce n’était qu’une impression, une silhouette aperçue au coin d’une ruelle, un regard croisé à la sortie d’une église, une ombre furtive dans le coin de mon œil. Je ne la vis jamais vraiment, mais quand j’étais dans le silence le plus total, je savais qu’elle était là.
Je vécus encore un an chez les nomades de Mongolie, chez qui je mangeais tellement de viande rouge que j’en devins presque un bœuf. Trois ans en Thaïlande où j’investis tout mon cœur à la pratique du Muay Thaï. Six mois dans les bidonvilles de Sao Paulo, où j’aidais les enfants à lire et à écrire, et où je fournissais des médicaments en cachette. Et encore presque autant de temps à travailler dans un vignoble en Espagne pour le compte d’un japonais qui avait racheté l’endroit.
Chaque endroit où je mettais les pieds me laissait un signe, une trace. Je comprenais un peu mieux les forces qui habitaient ce monde. Je savais quand quelqu’un mentait, quand un homme essayait de me voler ou de m’arnaquer, quand quelqu’un cachait sa douleur. J’avais développé une acuité particulière des lieux et des endroits : je percevais d’instinct que je pourrais ou non rester plus longtemps.
Je me demandai si j’avais toujours été ainsi ou si ma deuxième naissance m’en avait donné l’habilité. Parfois, dans mes nuits solitaires, je rêvais d’un feu blanc qui ne s’éteignait jamais et ne me consumait pas. Qu’était-ce ? Qu’avais-je trouvé, pendant mes voyages ?
Mes cheveux devinrent à nouveau gris et ma force, celle qui m’avait tiré de tant d’ennuis, commença peu à peu à me quitter. Je compris que ma jeunesse renouvelée n’était pas éternelle. Je devins le plus honnête possible sur les deux vies que j’avais vécu. Quand quelqu’un s’impressionnait que j’aie pu vivre la chute du mur de Berlin et la montée au pouvoir d’Adolf Hitler, je répondais simplement que j’avais déjà vécu une vie et que j’avais simplement continué un peu plus longtemps. Je crois que quelques-uns me crurent.
Quand j’eus dépassé l’âge de Jeanne Calment, le 6 octobre 2047, j’entrepris le long récit de la vie d’Arthur. J’avais acheté une cabane en Norvège et, face à la mer grise, bercé par le cri des mouettes, je me replongeais dans ces aventures incroyables.
J’avais été berger dans les hauteurs du Caucase, ouvrier dans une fonderie polonaise, charpentier dans les montagnes d’Anatolie, assistant d’un historien népalais… J’écrivais dans des dizaines de carnets mes pensées, souvenirs, anecdotes. Ce que l’on m’avait appris et raconté. Les fois où l’on m’avait menti, trompé. Toutes les réflexions qui m’étaient venues sur la mort, sur Dieu, et sur l’énigme de mon existence.
Lorsque j’eus terminé cette immense entreprise, j’avais vécu quarante-neuf ans sous les traits d’Arthur. En plus des quatre-vingt-deux de Jean, j’avais à présent 131 ans.
Je sentis que la fatigue qui m’habitait était profonde et que j’en avais enfin assez fait. Mon cœur était capricieux et ma mémoire se faisait de plus en plus lourde à porter.
Un soir, je sentis une douleur sourde dans ma poitrine. Je me levai avec difficulté et titubai jusqu’à la salle d’eau. Le miroir m’y attendait. Je me rappelai la première fois que j’avais vu ce visage, en 2006, à l’hôpital. Il avait bien vieilli.
Je souris et m’effondrai dans la petite salle, sans témoin.
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