Christophe
Maintenant qu’Arthur n’était plus, qu’allais-je bien pouvoir faire de toutes ses notes ? Avais-je le droit de les garder, ou même d’y toucher ? Je me rendis compte que je me dissociais de lui, comme la première fois que ça m’était arrivé. Pourtant, ce barbare vadrouilleur et solitaire, c’était moi. Ça avait été moi pendant quarante-neuf ans. J’avais l’impression de m’être extrait du délire fiévreux le plus long de ma vie.
Jean, Arthur, je les voyais comme ces gens que l’on rencontre dans les rêves. Comme mes deux frères imaginaires qui observaient ce que j’allais faire. Mais après deux vies aussi accomplies, que faire de plus ? J’étais arrivé à l’extrémité de mon existence, et j’avais vécu plus longtemps qu’aucun homme avant moi.
Je pensais au juif errant, au comte de Saint-Germain et à Nicolas Flamel. A toutes ces légendes que j’avais lu sur l’immortalité quantique et sur la réincarnation.
Combien de fois cela allait-il encore arriver ? Étais-je destiné à me transformer encore et encore, à chaque fois que la mort s’approcherait de moi ?
Je regardai mes mains comme on regarde un manuscrit écrit dans une langue étrangère. Mes mains étaient plus petites, ma peau, plus claire. Puis, j’observais le miroir fendu de la pièce, dont les contours semblaient avoir brûlé. J’étais brun, les yeux verts, mon regard était plus doux et plus calme. J’avais l’air jeune à nouveau. Mon corps, d’un mètre soixante-sept tout au plus était bien moins robuste qu’avant.
J’étais toujours Jean en essence, mais je m’étais encore recomposé, je pensais différemment. Toutes ces réflexions philosophiques et cette puissance évocatrice ne résonnaient plus en moi comme auparavant. Je n’avais plus envie de courir après un sens qui m’échappait toujours.
Ma décision fut la suivante : cette fois-ci, je retournerais à la vie d’un homme ordinaire.
Nous étions en 2055 et la planète n’avait pas beaucoup changé. Tout était un peu plus optimisé, un peu plus épuré. Certains emplois avaient disparu avec l’apogée de l’intelligence artificielle et la guerre de l’attention qui avait commencé dans les années 2010 battait son plein : publicités, sponsoring, influenceurs dans le débat public…
Les gens avaient tendance à vivre un peu moins longtemps et souffraient toujours des mêmes choses : solitude, addictions, injustices. Il y avait eu de moins en moins de guerres physiques, et de plus en plus d’affrontements implicites. Le cœur humain, par contre, battait toujours au même rythme.
Je fis mes bagages et emportai les carnets d’Arthur. Je n’avais pas envie de les lire, mais il m’était impossible de les abandonner ici. J’ignorai ce que j’allais en faire, peut-être les enterrer quelque part. Je pris le premier avion pour le premier pays que j’avais envie de voir. Un pays que je n’avais pas vu depuis au moins trente-cinq ans.
Je rentrai enfin en France.
Je me choisis un petit appartement dans une ville de taille moyenne, quelque part entre Toulouse et Bordeaux. J’hésitais à m’appeler à nouveau Jean Morel mais je finis par prendre un nouveau nom d’emprunt. Selon le narratif que j’avais mis en place, j’étais revenu d’un long voyage en mer et j’y avais perdu mes papiers.
Au Cameroun, en 2029, j’avais appris à fabriquer de faux actes de naissance. Alors, en quelques démarches, Christophe Garnier, étudiant en lettres, était né.
Pendant cinq ans, j’étudiai la littérature et l’histoire ancienne et je décrochai mon diplôme sans problème. Je trouvai ensuite un petit poste dans une école privée où j’enseignai ces deux matières à des adolescents d’abord turbulents, puis curieux et disciplinés.
Il faut croire que cette version de moi était faite pour ça.
Chaque matin, je me levais à six heures, je prenais un café en lisant un poème et j’allais apprendre à des enfants à penser librement, loin des dogmes d’une éducation nationale toujours archaïque et bien-pensante. Christophe Garnier aimait les habitudes et la régularité. Il pliait toujours ses chemises de la même façon et corrigeait ses copies entre 18 et 21 heures.
Je ne savais pas combien de temps cette vie durerait, mais elle me plaisait. Mes collègues me trouvaient poli, un peu mystérieux et très ponctuel. Les élèves, comme je le disais, étaient d’abord trop dissipés et avaient le temps d’attention d’un oursin. Mais j’étais de la (très) vieille école, et je tenais absolument à les intéresser aux merveilles de l’existence.
Ils trouvaient que je parlais comme si j’avais tout lu, tout vécu — et quelque part, c’était vrai. Mais dans le silence de ma chambre, le soir, je me demandais sincèrement si c’était le cas.
J’avais passé le dernier demi-siècle à voyager à travers le monde, et je n’avais jamais vécu ce que je vivais ici avec eux. J’avais l’impression de m’être intéressé à un tableau d’ensemble et que je commençais à peine à entrer dans les détails.
Je me fis quelques amis parmi mes collègues. Paul, un professeur de mathématiques extrêmement exigeant, Valentin, le professeur de sport et Anne, qui enseignait la biologie. Elle avait quelque chose de calme et solide, d’attachant et de merveilleux, mais je ne saurais dire quoi. Parfois, il nous arrivait de partager des déjeuners silencieux où nous avions l’air de nous comprendre. Je n’arrivais pas à me lier aux plus anciens, peut-être était-ce à cause de malaise que j’avais à être plus vieux qu’eux sans qu’ils le sachent.
Pour ce qui est de mes élèves, je les poussais à ne jamais être en contradiction avec eux même, à avancer avec une exigence brutale sans jamais se retourner. Je les aidais à mettre des mots sur ce qu’ils ne comprenaient pas. Je les aimais, honnêtement. J’étais sincère. Il y avait par exemple Carrie, une jeune fille pleine d’amertume qui était sortie grandie de nos échanges. Kylian, que je ramenais chez lui pendant six mois, alors que son père ne voulait pas bouger le petit doigt. Et bien sûr, Emilie : la jeune fille la plus ingénieuse et la plus profonde que j’aie jamais rencontré, mais il faudra que je vous en reparle plus tard.
Au fil des années, je m’attachais à cette vie sans jamais dire à Anne ce que je ressentais pour elle. Je me rappelais ma première épouse, Claire, et de comment nous nous étions quittés. A n’importe quel moment, je pouvais radicalement devenir quelqu’un d’autre et je ne voulais pas qu’elle ait à subir ça.
Non, ce n’était pas que ça.
Sans vraiment me l’avouer, je pensais souvent à autre chose. À « elle ».
L’Ombre.
Quelque chose m’observait encore dans un reflet de vitre ou au loin, dans la foule. Pourquoi ? Cela avait-il un lien avec les lois de la vie et de la mort que j’avais violées malgré moi ? Parfois, je l’oubliais volontairement, mais chaque fois que je la voyais (ou que je croyais la voir), j’étais pris de panique.
A la veille du 21ème anniversaire de ce corps, je tombais malade et me mis à cracher du sang quotidiennement. J’étais vraiment fragile, et je m’en étais rendu compte tout au long de cette vie : je ressentais davantage la fatigue, tombais plus souvent malade et me retrouvais facilement essoufflé.
Je n’avais pas peur de mourir, mais je craignais de me transformer. Si mon corps se remodelait à nouveau, je sais encore obligé d’être quelqu’un d’autre. Et ça, je m’y refusais. Je me rendis alors à une clinique proche de mon appartement et reçut les résultats de mes analyses quelques jours plus tard. Le verdict : cancer des poumons.
Je vérifiais bien tout le dossier pour voir si ils avaient trouvé une anomalie dans mon corps. Quelque chose qui pourrait expliquer mes changements d’apparence successifs. Mais rien.
Un après-midi d’avril, entre deux cours, je pressentis que je n’en avais plus pour très longtemps. Il fallait à tout prix que je voie Anne pour lui dire la vérité. Je ne voulais plus être seul dans cette histoire. Je voulais que ce ne soit plus l’histoire du triste Jean Morel, l’homme qui ne meurt pas. Je voulais qu’on m’accompagne.
Je montai en salle des professeurs pour la trouver, mais il n’y avait personne. L’endroit était silencieux, baigné par la lumière tranquille d’un soleil tiède.
Je n’avais plus la force de me déplacer et m’assis sur l’un des sièges, c’est alors qu’une douleur vive me traversa le cœur.
« Non, pas déjà », me dis-je, tentant à tout prix de rester éveillé.
Pour la première fois, je vis de mes yeux le processus par lequel j’étais déjà passé deux fois. On aurait dit que du feu jaillissait de tous les pores de ma peau et que mon corps commençait à brûler entièrement, de l’intérieur comme de l’extérieur. Je sentis mes membres trembler, mes os craquer et mes muscles se déchirer. La douleur était si atroce que je compris pourquoi je l’avais occulté de ma mémoire. Et, dans la dernière fraction de seconde de cette existence, alors que je sentais mon âme mourir à nouveau, je parvins à laisser s’échapper un ultime hurlement.
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