David

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Lorsque ça arrive, je ne sais jamais avec quelle tête je vais me retrouver. Est-ce que je serais grand ? Maigre ? Petit ? Brun ? Roux ? Je ne sais même pas par quel procédé je me transforme. Qu’est-ce qui a pu m’arriver pour que je devienne ce que je suis ?

Lorsque j’étais endormi, quelqu’un me porta sur son dos. C’était réconfortant. Je sentis que cette personne souffrait.

C’était Elise.

Je me réveillai dans un petit lit, toujours en Angleterre. Lorsque je tournai la tête, Elise était là, elle me regardait et caressait mes cheveux. Je savais que j’étais différent, mais elle, elle savait toujours que c’était moi.

Je me mis à pleurer. Elle aussi. Nous nous prîmes dans nos bras.

Cette fois-ci, j’étais de taille moyenne, peau, cheveux et yeux noirs. Ce n’était pas si déroutant qu’on pourrait le croire. Avec Elise, je m’y habituais vite.

J’eus un peu de mal à marcher, au départ. C’était la première fois que je mourrais aussi violemment, il faut dire. Je remangeais vite les plats qu’elle me préparait, et nous commençâmes à mener notre petite vie, loin des grandes conspirations.

Les premiers jours, je lui racontais petit à petit toute ma vie en lui demandant juste une chose : de ne jamais me demander mon nom, mon vrai nom, celui avec lequel j’étais né. Elle accepta à condition que je ne l’appelle jamais autrement qu’Elise.

Elle lut tous les carnets d’Arthur alors que moi, je commençais à écrire la suite de cette histoire. Je dus consigner toute la vie de Christophe Garnier et celle d’Eon, autant dire que j’en ai eu pour un moment.

Cette fois-ci, j’accompagnais mes aventures de peintures et de dessins. Ce corps était né dans l’amour, et mon amour s’exprimait dans l’art. C’est pourquoi cette fois-ci, je décidai de me faire appeler David.

Il me sembla que j’étais un peu plus doué pour les formes et les couleurs, sous cette forme. Enfin, c’est ce que je dis, mais je pense que c’est un placebo de le voir ainsi Adopter une apparence différente me laissait toujours entendre que j’étais quelqu’un de différent. Mais au fond, j’avais toujours été le même.

Cette pensée m’inquiéta parfois. Parce qu’Eon, même dans sa démesure, n’était pas quelqu’un d’autre : c’était moi. C’étaient mes mains, mes pensées et mes paroles.

J’aurais le temps de faire ma psychanalyse plus tard. Pour l’instant, ma femme était avec moi. Oui, nous nous étions mariés dans la campagne britannique.

Au départ, j’avais eu du mal à me sentir à l’aise avec ce nouveau corps, et elle aussi. Nous avions peur de nous toucher, de nous aimer, de nous vouloir. Mais quelques jours après notre mariage, nous avons dormi ensemble pour la première fois depuis ma dernière renaissance.

Je me suis souvenu de notre première nuit, il y a longtemps. Et à nouveau, nous nous sommes aimés.

La vie passait dans notre petit cottage et chaque année était plus merveilleuse que la précédente. Chaque matin, Elise ouvrait les rideaux en grand et me lançait un regard mi-amusé, mi-amoureux, pendant que je préparais le café. Nous vivions loin du monde, loin de la violence, loin de l’Histoire.

J’apprenais à nouveau à vivre. À planter des fleurs. À réparer une gouttière. À attendre le courrier.

Elise n’était pas bavarde. Elle me regardait souvent pendant des heures, sans rien dire, comme si elle vérifiait que j’étais bien là, que je ne disparaîtrais pas à nouveau. Parfois, elle posait sa main sur ma joue et me demandait si j’étais heureux.

Je répondais toujours oui.

Je crois qu’elle savait que c’était vrai.

Élise ne parlait jamais de son père, mais parfois, en observant la façon dont elle plaçait ses couteaux dans le tiroir — toujours dans le même ordre, toujours bien alignés —, je savais que c’était lui qui lui avait appris ça. La discipline. Le silence. Le contrôle.

Elle avait grandi dans un coin isolé de Bade-Wurtemberg, élevée par un homme droit comme un fusil, dur comme la pierre. Sa mère était morte jeune. Son père n’avait jamais refait sa vie. Il l’avait élevée seul, à sa manière.

Pas de contes, pas de poupées, pas de sucreries.

À six ans, elle apprenait déjà à démonter une arme.

À huit, elle visait mieux qu’un adulte.

À dix, elle survivait trois jours en forêt sans aide.

Et jamais il n’avait eu un mot de tendresse pour elle.

Il l’appelait « la gamine ». Jamais « ma fille ». Il ne la battait pas, mais chaque fois qu’elle pleurait, il lui tournait le dos.

Pendant des années, elle avait cru qu’il la haïssait.

Elle n’avait jamais compris pourquoi il l’entraînait avec autant de rigueur. Jusqu’au jour où il l’envoya rejoindre un camp d’entraînement spécial, un programme secret pour recruter de futures agentes. Elle avait quinze ans. Il la déposa devant le bâtiment, l’air neutre, et partit sans se retourner.

Elle ne le revit que des années plus tard alors qu’il était mourant. Un corps décharné dans un lit d’hôpital militaire. Elle s’était assise à son chevet sans savoir quoi dire.

Là, il lui avait dit :

- Survis.

Elle n’avait pas pleuré. Mais quand elle était rentrée chez elle, elle avait vidé deux chargeurs dans le tronc d’un vieux chêne, sans s’arrêter. Elle m’a raconté tout ça une nuit, en plein mois de novembre.

Elle était restée longtemps silencieuse, les yeux dans la cheminée. Puis, tout à coup, elle avait dit :

— J’ai tué trente-neuf personnes. Trente-neuf.

Je ne savais pas quoi répondre.

— Je les revois parfois, ajouta-t-elle. Je connais les visages. Même ceux que j’ai vus une seule fois.

Elle but une gorgée de thé, sans me regarder.

— Il y avait un vieux prof à Berlin. Un gosse de seize ans à Tunis. Une avocate à Prague. Bref, la plupart, tu les connais.

Elle serrait sa tasse trop fort. Je me suis levé et je l’ai prise dans mes bras, sans parler. Elle n’avait pas besoin de consolation. Juste de ne pas être seule.

- Est-ce que j’ai une âme ? M’a-t-elle murmuré.

- Qu’est-ce que tu ferais d’un truc pareil ? Lui dis-je. Elle rit.

Depuis ce jour, elle parla un peu plus. Pas souvent. Pas beaucoup. Mais elle parlait. Elle dessinait aussi. Ses premiers croquis représentaient des armes, et à faire de dessiner des postures de combat, elle devint douée pour le dessin anatomique. Et puis, elle se mit à dessiner notre cuisine, notre jardin, ou parfois moi, endormi sur le canapé.

Je faisais des cauchemars, en ces temps-là. Une lumière blanche, trop vive. Une voix qui me disait : « Approche. ». L’Ombre.

Où était-elle partie ? Pourquoi ne me traquait-elle plus ? M’avait-elle perdue ? Avais-je trop péché en vivant la vie d’Eon, au point où elle m’aurait abandonnée ?

Je me réveillais souvent en sueur, le cœur battant. Elise se levait alors sans un mot et allait me chercher un verre d’eau. Parfois, elle s’asseyait sur le bord du lit et me tenait la main jusqu’à ce que je me rendorme. Elle ne posait pas de questions. Peut-être parce qu’elle savait que je n’avais pas de réponses.

Un matin, je regardai mes mains. Je les trouvais à nouveau ridées. Bientôt, j’allais avoir deux-cents ans.

Il y a quelques jours, j’avais retrouvé un portrait d’Elise, jeune, debout devant une rivière. J’avais réussi à capter cette espèce de solitude fière qu’elle portait toujours en elle. En bas, j’avais écrit : "Je t’aimerai toutes mes vies."

Je ne m’en souvenais pas, mais c’était bien mon écriture. Je suis resté assis pendant des heures à regarder, sans bouger. Elle est entrée dans la pièce. Elle s’est penchée derrière moi, a regardé le dessin et m’a embrassé.

Je me suis contenté de poser ma main sur la sienne. Elle a souri, sans ajouter un mot.

Le 3 novembre, j’ai eu deux-cents ans.

Élise avait préparé un gâteau. Il était un peu raté, trop cuit sur les bords, mais ça n’avait aucune importance. Elle avait tracé le chiffre « 200 » dessus avec un peu de sucre glace et planté une unique bougie, trop fine, qui penchait comme si elle allait s’effondrer. J’ai ri. Elle aussi. On s’est embrassés comme deux enfants.

J’avais vécu la guerre, la paix, le retour de l’Empire, la chute des Républiques, les villes englouties, les aérogares désertées, les grands changements géopolitiques de notre siècle. Le soir, je me suis assis devant mon bureau.

Les carnets s’empilaient, usés, raturés, certains tachés de thé ou de pluie. J’ai regardé la pile. Elle faisait presque la hauteur de mes genoux. Le Vieil Homme. Arthur. Christophe Garnier. Eon. David. Ils étaient tous là.

Ma main tremblait un peu en écrivant les dernières lignes. Je crois que j’avais peur de les poser. Comme si ces mots allaient refermer sur elle-même une boucle que je n’étais pas prêt à clore. Mais il fallait bien que ça se termine.

« Aujourd’hui, j’ai deux-cents ans. Elise est là. Je suis vivant. »

Et puis j’ai fermé le carnet.

Je l’ai rangé en haut de la pile, ai refermé le tiroir. Elise dormait déjà. Je suis allé la rejoindre. Je l’ai regardée longtemps. Sa respiration calme. Son bras replié sous l’oreiller. Son dos fragile.

La lumière envahit David, et le sixième homme apparut.

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