Marc
Il faisait chaud. Le ciel, voilé de cendre, n’avait pas laissé passer un seul rayon depuis le matin. Tout était silencieux. Même les insectes s’étaient tus.
J’avais vingt-sept ans et je m’étais porté volontaire pour soigner les blessés en Indochine. On m’avait affecté à une petite antenne médicale perdue près de la frontière lao-vietnamienne. Les officiers ne venaient jamais ici. Trop risqué. Trop inutile.
Ce jour-là, on m’avait demandé de venir sur une colline à une heure de marche. On ne m’avait rien précisé. Juste : « Il faut quelqu’un de calme. »
En haut de la colline, il y avait cinq soldats français, jeunes pour la plupart. Et une fosse. Ils avaient creusé ça vite et mal. La terre remuée sentait le fer et le pourri. À l’intérieur, cinq corps. Deux femmes. Deux hommes. Un enfant. Tous tués d’une balle dans la tête.
L’un des soldats avait dit, d’une voix bien embêtée :
- Tu peux nous désinfecter tout ça ? Faudrait pas qu’on choppe une de ces maladies chintoks.
J’avais simplement répondu :
- Oui, d’accord.
Dans la main de l’enfant, j’ai trouvé une bille bleue. Je l’ai mise dans ma poche et, après avoir fait ce que j’avais à faire, je suis reparti.
Ce jour-là, son regard m’avait dit « Non ! Je veux l’emporter dans ma tombe ! », et moi, je voulais me rappeler que c’était pas possible. Qu’il y a toujours un pilleur de tombes qui arrache les billes aux gamins.
Je l’ai gardée, cette bille. Jusqu’au jour de ma mort. Pour me rappeler que le jour du grand saut, je ne pourrais y aller que tout seul, sans arme, sans joujou, sans personne.
Ironie du sort, trente ans après la mort du vieil homme, j’étais toujours vivant. J’avais emporté cette bille dans tous mes voyages. Là, j’étais au Nigéria, ou plutôt dans la zone frontalière, là où personne ne commandait vraiment. C’était un vrai trou à rats plein de milices non-officielles, d’enfants soldats, de mercenaires, d’ONG corrompues…
Je marchais dans les ruines d’un village. Tout avait brûlé. Les toits s’étaient effondrés. Les arbres étaient noircis. Il n’y avait même pas d’odeur, même pas de pourriture. Tout était allé très vite, il fallait croire.
Un vieil homme pleurait dans les décombres. J’ignorais ce qui avait pu lui arriver. Peut-être aurais-je dû l’aider, ou lui demander ce qu’il lui était arrivé. Mais je suis parti.
Quand j’étais Arthur, le Vagabond, je ne prenais pas part à ces choses-là. Tout ce que je voulais, c’était l’aventure, la découverte, le plaisir. Autant dire qu’à chaque fois que je tombais sur un coin comme ça, je me tirais.
J’avais plus rien à foutre des problèmes du monde. J’avais pas fui ma vie ordinaire pour me retrouver dans un univers encore plus sombre. Mais Christophe, lui, m’a rappelé ô combien le monde contemporain n’avait rien à envier à celui de la guerre.
Pendant 3 ans, j’avais eu Emilie pour élève. Elle n’était pas seulement douée, c’était surtout quelqu’un de sensible, de très attachant et d’intellectuellement très mature pour son âge. Elle se grattait beaucoup la tête, dessinait sur les pages de son cahier (mais uniquement sur les coins) et me rendait toujours des copies originales. Parfois - je ne saurais dire comment - je me surprenais à trouver un peu de moi en elle. Elle posait beaucoup de questions, mais aucune de mes réponses ne semblait vraiment la satisfaire.
Et puis, un matin, elle n’était pas venue en cours. La veille, elle n’avait pas l’air d’aller particulièrement mal. Ses parents avaient l’air d’être des gens bien. On ne semblait pas l’embêter. La seule chose apparente à son sujet, c’est qu’elle était un peu seule. Le jour-même, on retrouva son corps allongé au bord du lac. Elle avait avalé une boîte de médicaments et en était morte sur le coup.
A l’enterrement, je n’avais jamais ressenti une telle injustice. Pourquoi elle ? Et pourquoi nous ? Pourquoi devions-nous tous être coupables de ça ? Elle aussi, elle allait partir toute seule. Sans personne. Sans emporter une seule bille ou un seul bon souvenir.
Sa mère me remit une lettre, ce jour-là. Elle l’avait laissée pour moi.
J’ai hésité des jours avant de l’ouvrir. J’avais peur de ce qui allait s’y trouver à l’intérieur. C’étaient les dernières paroles d’une amie envoyées directement d’outre-tombe, alors je n’avais pas envie qu’elles me déçoivent.
Je finis par me souvenir que c’était loin d’être ma première « dernière fois ». J’ouvris alors l’enveloppe et découvris seulement quelques mots :
« C’était bien. »
Oui, Emilie. C’était bien.
Eon, lui, n’avait pas été le genre à regarder en arrière. Il avait enterré les carnets d’Arthur en Angleterre avec toutes nos affaires, c’est pour ça qu’il avait fini sa vie là-bas. La bille y était restée. Mais qui sait, s’il l’avait gardée, peut-être n’aurait-il pas fait tant de mal ?
C’est ce que je me dis quand j’étais David et que je récupérais enfin tout ce que j’avais laissé au passé et à la poussière. J’écrivis quelques passages sur cette bille, mais je ne parvins pas à en trouver le sens, jusqu’à aujourd’hui.
Lorsque David nous a quitté, il nous a laissé Marc. Pas de sens particulier, cette fois, j’ai juste besoin de continuer à différencier chacune de mes têtes.
J’ai vécu pendant quatre ans sous ses traits avant qu’Elise ne parte. J’ai espéré jusqu’à la fin qu’elle reçoive un don comme le mien, mais ça n’a pas été le cas. Nous n’avons pas non plus eu d’enfants. Je ne le pouvais pas.
Après l’avoir enterrée, le plus lourd silence de mon existence s’est abattu. Je ne parvins plus à faire quoi que ce soit et j’écoulais tranquillement mes économies dans mon cottage anglais. Je ne savais pas du tout ce qui pourrait se passer si je décidais d’attendre en silence.
Un matin, alors que je me rendais aux falaises, je la vis de nouveau : l’Ombre. Elle ne m’avait pas abandonné. Elle était au loin et, pour la première fois, je la vis s’approcher ouvertement.
Plus elle avançait, plus je distinguais sa forme. Un homme vêtu d’un costume cintré gris, et coiffé d’un chapeau melon. Il s’assit à côté de moi.
- Vous ne devriez pas exister, Jean, me dit-il.
- Sans blague ? répondis-je. Si c’est pour me dire ça, vous pouvez retourner d’où vous venez.
- Vous êtes la victime d’une anomalie que j’ai moi-même provoquée par accident. Je suis sincèrement désolé.
Je ne répondis pas. J’écoutais seulement.
- Mais je suis venu vous consoler, Jean. Un jour, tout ça se terminera.
- Vraiment, lui dis-je ?
- Vous avez droit à treize vies au total, avant que le vieil homme ne meure.
- Pourquoi ne me le dire que maintenant ?
- Le temps est une chose compliquée. Mais en temps et en heure, vous le comprendrez.
Le bruit des vagues nous berça pendant quelques minutes.
- Qui êtes-vous ? lui demandai-je.
- Votre ami. C’est tout ce que vous avez à retenir pour le moment.
Il se leva.
- Mais je reviendrais vers vous, Jean. Nous nous reverrons avant la fin.
- Mais quel est le sens de ma vie ? Dites-moi, qu’est-ce que je dois faire, d’ici là ?
Il sourit.
- Ce que vous voulez, Jean. Ce que vous voulez.
Et il disparut derrière les rochers. Sans une trace. Sans un bruit.
Le souvenir de ce voyageur hanta longtemps mes pensées, comme une énigme que je ne pouvais pas résoudre. Qui était-il ? D’où venait-il ? Comment savait-il quel temps il me restait à vivre ? Treize vies, c’était long. Mais cette limite me donna à nouveau le sens de l’urgence.
Je repris ma discrète existence, cette fois-ci à la recherche du sens de ce qui m’était arrivé. Je lus sur les forums tout ce qui avait été dit sur « le cas Jean Morel » ou sur un voyageur qui apparaissait aux gens sous la forme d’une ombre. Au milieu des théories fumeuses se trouvaient quelques indices, mais personne n’avait l’air d’avoir la carte entière de ce que j’étais. J’interrogeais des mathématiciens, des physiciens quantiques, des mystiques, des archivistes, mais je ne trouvais rien.
Et puis, un banal matin, je me rendis à Londres pour discuter avec un spécialiste du paranormal, mais un accident de transport mit fin à ma sixième vie. Une simple erreur de signalisation, une défaillance technique.
Je n’eus même pas peur, et seule une pensée fugace me traversa : « Déjà. »
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