Simon

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J’eus froid à l’intérieur.

Je me sentais comme un gouffre sans fond. Mon ciel était voilé et mon cœur battait trop fort pour que ce ne soit qu’un cauchemar. Je savais parler, marcher, respirer. Mon corps était jeune et svelte, mais tout le reste m’échappait complètement.

Je ne savais plus qui j’étais.

Des images me revenaient parfois : un comptoir en bois, des montagnes, une femme, une main serrée trop fort… Mais je ne savais pas identifier à quoi elles correspondaient. Après avoir arpenté le pays, je fus recueilli par un vieil homme qui vivait reclus dans les campagnes de Northumbrie. Il me nourrit, me logea et me donna un prénom en attendant que je trouve le mien : Simon.

Sans savoir comment, je me rappelais de toutes sortes de gestes simples. Je l’aidais alors à rénover sa maison et entretenait son jardin au quotidien. Je vécus ainsi pendant plusieurs mois, alors que ma confusion disparaissait et que j’acceptais d’être simplement Simon. Mais mon passé m’appelait parfois. J’entendais des voix, voyais des visages, sentait des odeurs.

Et puis le monde s’écroula.

La Troisième Guerre mondiale tant attendue éclata en 2132. Je la vis de mes yeux et vécus son accomplissement total. Les satellites furent abattus un à un, l’espace devint un terrain privilégié d’affrontements et les cieux brûlèrent. Des villes entières furent abandonnées, l’Europe se disloqua et chaque nation du monde fut forcée de choisir son camp.

Moi, je survivais toujours, sans savoir pourquoi. J’avais parfois la curieuse impression que ce n’était pas ma première guerre : j’étais habitué.

Je vécus vingt ans de guerre. Ce ne fut pas une guerre continue et il n’y eut pas toujours une ligne de front bien nette. C’était un conflit sale, fragmenté, fait de silences aussi menaçants que les bombes, des années de tensions froides entrecoupées d’explosions brèves et meurtrières.

Les politiciens retournaient leurs vestes, les gouvernements tombaient, les peuples se lassaient. Parfois, je me retrouvais du « bon » côté, parfois non. Moi, j’étais un soldat, puis un éclaireur, puis, à nouveau, un espion.

C’est dans une prison du bloc sino-orbital que l’avenir de la guerre fut décidé. J’avais été capturé lors d’une mission de sabotage, torturé et interrogé. Branché à des dispositifs sensoriels qui devaient extraire la vérité de mes synapses. Je résistais, non par courage, mais parce qu’il n’y avait rien à extraire. Je n’avais pas de secrets, pas de nom.

Mais un jour, en augmentant la puissance de l’appareil, quelque chose s’ouvrit en moi. Ce ne fut pas une vague, mais un raz-de marée. Tout me revint d’un coup : La pharmacie, le désert, Elise, la salle de classe, le Cameroun, l’homme au chapeau melon, Jean. Tout.

Je me mis à hurler alors qu’ils voyaient apparaître un déluge d’informations sur leur écran. Sans le savoir, ils avaient mis la main sur la plus grande base de données biologique de l’histoire.

Ils crurent à un problème et me débranchèrent, mais c’était trop tard pour eux. J’étais moi à nouveau. Je me relevai, brisé mais lucide et je m’échappai en courant. S’ils me tuaient, ce ne serait pas un problème : je n’aurais qu’à les calciner en me transformant.

Je parvins à disparaître dans la neige et, lorsque mes hallucinations habituelles cessèrent, je réalisai la chose suivante : il ne me restait plus que six vies.

Un an plus tard, la guerre était terminée.

Dans l’ombre, j’avais œuvré sans relâche. Je connaissais tous les mécanismes du pouvoirs, toutes les failles du système, tous les désirs des hommes qui tirent les ficelles. J’avais infiltré les réseaux diplomatiques, conseillé les leaders fatigués, introduit des idées nouvelles, provoqué des alliances inattendues, proposé des compromis que personne n’osait formuler.

J’ai usé de tout : persuasion, menaces voilées, fausses promesses et pure manipulation. Et puis, nous avons pu éviter la bombe. Je savais que ce fragile cessez-le-feu était loin d’être parfait, mais c’était un début.

Cette fois-ci, je me dis que j’allais enfin pouvoir peser sur le cours des choses de manière durable. Une vie d’influence, loin des combats ou des voyages effrénés qui avaient rythmé mes vies. Je me surpris de n’y avoir jamais pensé avant. Une vie si longue pouvait (et devait) être bénéfique au plus grand nombre. Je devais même peut-être devenir un personnage public.

Je fis beaucoup pour la France et l’Angleterre sous le nom de Simon Arnault, mais je ne me sentis jamais vraiment prêt à révéler mon identité.

Depuis la naissance de Simon, il s’écoula cinquante-huit ans, et en 2187, je pus enfin dire que le monde n’avait plus rien à voir avec celui que j’avais connu. Les progrès de la science qui avaient longtemps stagné avaient repris de plus belle, et l’on commença à adopter une vision plus modérée, plus pragmatique de l’organisation de la société humaine.

Moi, j’avais rempli le rôle qui m’avait été donné par cette vie, et sentait que c’était l’une des clés qui donnerait sens à l’ensemble.

A l’aube de 2188, la lumière sortit à nouveau de moi. Le corps de Simon, fatigué mais serein, rendit son dernier souffle.

Huitième Vie, me voilà.

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