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« Comment s’est passé le voyage ? » On a beau se convaincre d’avoir été préparé à tout avec les vacheries que les boches se sont plu à nous inventer toutes ces années, celle-là je ne l’avais pas vu venir. Comme si j’étais simplement parti pour l’été visiter les pyramides. À vrai dire, à quoi je m’attendais exactement ? À combien as-tu fais la peau ? Est-ce une balle ou un shrapnel qui t’a entaillé le bras en Hollande ? As-tu vu ces camps dont-on parle ? Comment Ted Nasfy a perdu son pied dans les Ardennes ? La réponse est le froid pour la dernière question même si j’ai entendu que Ted préférait faire courir la rumeur d’une mine. Quant à la Hollande c’était bien une balle, mais je suis à peu près certain que celle-ci ne venait pas d’en face. Je ne vais pas en faire un plat après tout : les types qui rentrent sans une égratignure sont toujours suspects et je préfère cette signature de l’acier sur mon biceps plutôt que les saletés qui vous passent à travers les poumons ou le coup de soleil filé par une grenade à Harry Finn. Dans le premier cas parce que c’est quand même vachement moins facile de faire voir sa cicatrice à une fille l’air de rien. Dans le second parce que le côté gauche est mon meilleur profil et le seul qu’il reste à Harry à cet endroit c’est une mosaïque de chairs brûlées et fripées pareilles à la peau d’un octogénaire qui n’aurait jamais quitté l’Arizona.

« Comment s’est passé le voyage ? » Oui, je suppose que c’était sans doute la meilleure question à poser. Tout compte fait pas si mal pourrais-je dire. Bien mieux qu’à l’aller il est certain. Entassés comme des sardines dans une boîte de conserve n’attendant qu’à être éventrée par les torpilles allemandes. « Une dizaine à peine mourra à l’impact. Une centaine, sans doute plus, les premières minutes, assommée par les flots. Pour les autres la loterie commence : la majorité restera piégée dans le ventre du navire, les autres tomberont à pic faute de savoir nager. Ceux encore à flot se feront raidir par le froid, quelques-uns seront frits dans le kérosène. Les rares qui auront pu trouver une embarcation se feront probablement mitrailler par le sous-marin venu achever ses victimes. Les plus coriaces mourront de faim ou de soif et iront engraisser les mouettes. » Voilà comment parlait un type de Cincinnati, un première classe accroc aux dés qui aimait foutre la chocotte aux gamins pour leur faire cracher leur blé plus facilement. Les affaires avaient bien marché pour lui et, cerise sur le gâteau, nous n’avions pas croisé le périscope d’un U-boot dans tout l’Atlantique. À ce qu’il paraît le type en question s’était fait descendre. « Trop lourd » selon Jim. Sa façon de parler pour dire que le fric lui avait fait jouer la partie trop prudemment en espérant s’en tirer avec le pactole. La théorie de Jim : si tu as quelque chose à perdre, tu es perdu. Voilà pourquoi il s’arrangeait pour dilapider sa solde comme si elle lui refilait le mauvais œil. La rumeur s’était répandue dans le régiment et plus aucun type n’acceptait de jouer avec lui. Ils pensaient vraiment que son fric portait la poisse. La fin lui avait donné raison : il avait réussi à s’en tirer sans la moindre éraflure. Mais chaque théorème a son corollaire. Dans le cas présent si les riches ne faisaient pas long feu à la guerre, la paix, elle, n’aimait pas les pauvres. Jim avait gagné son ticket de retour plus tôt que les autres mais sans le sou. L’état-major avait fini par le renvoyer au pays, lassé de le voir traîner des ardoises dans tous les commerces entourant la garnison. Et croyez-moi, il fallait vraiment être a poils pour se créer des dettes en Allemagne dans l’état où elle avait fini en mai : à l’époque des soldats se payaient des passes avec des carrés de chocolat ou des cigarettes.

Le retour dans tout ça ? Rapide, bien plus rapide. La boîte à sardine avait changé de dimensions : plus petite mais moins bondée. Pas sûr que cela ait été un vrai avantage : dans les cales, les uns sur les autres, on dégoulinait de chaud comme lors d’un carnaval à la Nouvelle-Orléans – jamais mis les pieds, mais c’était ce que les types de Louisiane disaient et je n’ai pas assez de préjugés contre eux pour ne pas les croire. Par les airs en revanche, vous prenez un sacré coup de frais. Le pire dans tout ça c’est qu’il n’est pas question de se mettre par dessus le bastingage pour cracher son mal des transports. Avec un seau en guise de toilettes pour tout le voyage mieux vaut avoir les intestins bien accrochés.

— Bien, répondis-je.

J’ai toujours eu l’art de la synthèse.

— Tu es au courant que la guerre est finie depuis près de quatre ans déjà ?

Quand je vous disais que « Comment s’est passé le voyage ? » n’était pas une si mauvaise entrée en matière. Kaitlyn avait bien grandi depuis ce temps. Elle était passée de l’âge des sucettes à celui des chewing-gum, bien que maman lui interdise formellement d’en mâcher en sa présence car elle trouvait cela particulièrement vulgaire chez une femme. « Qu’est ce qu’on devrait dire des sucettes ? » finissait en général par lâcher l’intéressée avec un mélange de malice et d’effronterie. Kaitlyn, je vous jure : elle en ferait rougir des types du régiment.

— Possible, d’où je viens ils ont la sale manie d’écrire tous les journaux en allemand, répondis-je sans me démonter.

Elle me jaugea avec ce regard qu’ont les petites sœurs lorsqu’elles veulent vous jeter un sort. En dessous ce n’était pas le franc sourire mais une moue satisfaite, ce qui chez elle signifiait bien plus.

— Va donc embrasser ton frère ! La pressa maman pour se permettre de s’essuyer une larme loin des regards.

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