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J’avais usé du prétexte d’aller faire un tour à l’épicerie du vieil Arkin pour emprunter la voiture et aller prendre l’air. La ville avait passablement changé depuis toutes ces années. De nouvelles maisons étaient apparues en périphérie, principalement pour loger la main d’œuvre charriée par l’ouverture de la nouvelle usine de casques au début de la guerre. À la fin du conflit celle-ci s’était reconvertie dans les passoires. Beaucoup de maisons avaient malgré tout été abandonnées car on usait semblait-il moins les salades que les soldats. Construites à la hâte, celles-ci se délabraient salement. La mairie avait laissé filer au début, laissant les gens démembrer les bâtisses abandonnées au grè de leurs besoins. Cela n’avait pas suffit, à en croire les équipes d’ouvriers affairés à mettre à terre l’une de ces maisons que je croisais sur ma route. Rien de vraiment surprenant là-dedans, j’avais connu ce bois de basse qualité dans les baraquements qui servaient à nous stationner en Grande-Bretagne : pas fiable pour un sous et la peinture au plomb qui l’imbibait le rendait affreux à brûler.

J’essayais de traîner dans les rues comme autrefois mais ce n’était pas pareil. Au milieu de la Oak Street l’Indian Palace avait fermé ses portes : réduit en cendres par un feu de bobines il y a deux ans à ce qu’il se disait. Trois autres cinémas avaient cependant ouvert dans le coin. Une tripotée de drugstore également, tous avec leur distributeur de sodas à l’entrée auquel s’agglutinait une faune tout juste sortie de l’adolescence qui prenait la pose pour faire rougir les jeunes filles. Je sentis leurs yeux peser sur mon passage : les mêmes regards moqueurs qu’on lançait aux vieux avant que l’Histoire ne nous disperse aux quatre vents. Le goût du sucre m’avait passé de toute façon. Il me fallait quelque chose de plus revigorant. J’avais juste oublié que, contrairement à l’Europe il n’était pas question ici de toucher à l’alcool au réveil. Je poursuivis donc mon chemin à l’opposé de ma destination initiale, prenant la direction de la rivière. Le vieux terrain vague où l’on venait taper des balles avec toute la bande avait disparu, laissant la place à un concessionnaire automobile et un coiffeur. De ce passé ne persistait plus que l’ancienne caserne des pompiers dont chaque vitre brisée marquait un de nos home-run. Un café plus tard chez Sandy et j’apprenais que le bâtiment en question était promis à une démolition prochaine. Au moins la tarte aux pommes n’avait pas changé. Les serveuses non plus : lycéennes en vacances, pareilles à un sourire venant d’éclore. Je me sentais juste trop vieux pour regarder leurs jambes.

Le vieil Arkin, lui non plus, n’avait pas changé. Ce qui mécaniquement revenait à dire qu’il rajeunissait. « Alors tu es revenu. » furent ses premiers mots lorsque je pénétrai dans son épicerie. Je me demandais presque si ce n’était pas un coup de bluff de sa part : j’avais moi-même eu du mal à me reconnaître dans la glace de la salle de bain ce matin – à force de se raser avec un miroir de poche, le seul profil qu’on reconnaît de soi est celui de son menton – et voilà qu’après tout ce temps lui me remettait du premier coup.

— C’est un beau gâchis, me dit-il en remplissant un sac de tomates.

Il ne parlait pas de la dernière récolte. Pas celle de fruits et légumes en tout cas. La dernière promotion de la fine fleur du pays. Enfin la dernière… il fallait s’y faire on n’était plus tout jeune. Il s’expliqua :

— Tout cela n’arrivera plus : maintenant nous avons la bombe, nos jeunes resteront ici. Toi tu n’as pas eu cette chance.

La bombe. Ça oui j’en avais entendu parler. Passée l’euphorie de la nouvelle cela en avait fait râler plus d’un dans le régiment. Beaucoup eurent le sentiment de s’être fait rouler. « S’ils avaient mis les bouchées doubles on n’aurait pas eu à se geler les miches dans les Ardennes ! » avait pesté Johnson, « Orange » de son surnom, parce qu’il venait de Floride et ne se privait pas de le faire remarquer dès qu’il se trouvait au-dessus du trente-et-unième parallèle. Autant dire qu’on y avait eu droit. « On aurait pu se la dorer tranquille en Italie » avait renchérit Willard. Il avait fait le débarquement en Sicile. Arrivé en Normandie il avait tiré la gueule face au comité d’accueil. Et ainsi de suite, chacun remontant toujours un peu plus loin dans le conflit jusqu’à Pearl Harbor. Il n’y avait eu que Wood à s’être vraiment réjoui de la nouvelle : son frère s’était engagé il y a peu dans les fusillés marins et devait embarquer pour le Japon. Spero, également, avait été à contre courant de la mauvaise humeur ambiante. : il s’était trouvé une fraülein dans un patelin au nom imprononçable. Sûr qu’il la préférait dans ses bras plutôt que transformée en poussière et chaleur.

La bombe. C’était beau à voir l’insouciance et l’optimisme général qui régnait au pays. Plus de guerre, plus de conscription : « gardons les enfants et envoyons la bombe. » Partout où j’allais j’avais cette impression étrange d’être considéré comme une relique, une bizarrerie en voie de disparition. Pour peu, on m’aurait foutu dans un zoo pour montrer à la jeunesse ce que pouvait être un soldat. Cela a duré plusieurs semaines après mon retour et puis les Russes ont eu leur jouet à leur tour. Évidement, après un coup pareil l’ambiance n’était plus la même. On vous jetait des regards obliques à tous les coins de rue, pire que ce qu’on avait connu au début de la guerre. Pour l’heure rien de tout ça. Le soleil brillait et il était de notre côté : blanc et brûlant, pareil à ceux qui irradiaient Bikini.

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