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— Pas évident hein ?

Vernon semblait ravi de me voir me débattre avec les baguettes.

— Heureusement qu’ils t’ont envoyé en Europe, tu serais mort de faim dans le Pacifique, continua-t-il de se marrer en faisant signe au serveur de m’apporter une fourchette.

— Cesse dont de la ramener me défendis-je en lâchant mes couverts, à ce qu’il me semble vous n’y avez même pas foutu les pieds au Japon.

Vernon se raidit, jouant l’incompréhension :

— Aucun rapport : c’est un restaurant chinois ici. Et puis nous on n’avait pas les Russkoffs pour nous mâcher le boulot, contre-attaqua-t-il d’un clin d’œil.

Il se marra en noircissant son riz de sauce soja.

Vernon avait été mobilisé dans les premières semaines qui suivirent Pearl Harbor. Trompettiste de son état, il était tout désigné pour finir dans l’orchestre de sa compagnie mais avait fait des pieds et des mains pour y échapper et se retrouver muté en première ligne. « La musique militaire c’est le premier crime de guerre ! » crachait-il avec dégoût. Il m’avait alpagué en pleine rue en fin de matinée. Avec ses kilos en trop j’avais eu du mal à le reconnaître. En même temps, vu la manière dont il mangeait ce qui était vraiment surprenant c’est qu’il ne se soit pas empaté plus.

— Le plus marrant, m’expliqua-t’il en nettoyant son assiette de poulet Chop Suey, c’est que la première fois que j’ai goutté à ce genre de chose c’était à mon retour de service, en débarquant à San Francisco.

— Tu n’étais jamais venu ici avant ?

— Avec toi bien sûr.

Je ne le suivais pas.

— Tu ne reconnais pas l’endroit ? s’étonna Vernon.

J’essayais de rassembler mes souvenirs mais le puzzle fut trop long à construire au goût de mon ami, aussi me lâcha-il impatient :

— Penfield Street ? La petite ruelle à côté du primeur ? Les carcasses de bœufs ?

La boucherie Decker, bien sûr. La ruelle donnant sur Penfield Street permettait d’accéder à l’arrière boutique, là où était livrée la barbaque. Étant mômes nous venions toujours dans le coin lors des grandes chaleurs pour espérer chiper un peu de glace à la fin des livraisons.

— La boucherie a fermé fin 44, détailla-t-il. Les trois fils sont tombés au combat. Le premier à Guadalcanal, les deux autres lors du débarquement en Normandie. Après ça le père Decker ne supportait plus la vue du sang. Je peux ? demanda-t’il sans attendre ma réponse en dérobant une tranche de canard dans mon assiette. Le restaurant a ouvert après guerre, poursuivit-il.

Puis se penchant par dessus la table en m’invitant à faire de même il me souffla :

— Pour la petite histoire : la nourriture est chinoise mais la famille japonaise.

Se laissant retomber sur la banquette il expliqua :

— Ils ont été raflés en 42 à Los Angeles et envoyés dans un de ces camps. À leur sortie deux ans plus tard ils sont venu ici. Forcément un restaurant chinois cela faisait moins de vague...

Pour tout dire je ne saisissais pas la moitié de ce qu’il me disait. Il oubliait sans doute que je venait juste d’être démobilisé et que ce n’était pas le genre d’infos que l’on pouvait lire dans le Stars and Stripes. Vernon se figea. J’allais m’expliquer sur mon ignorance mais ce n’était pas de cela dont il s’agissait. Son visage était soucieux. Ce n’était pas la première fois : déjà tout à l’heure il s’était assombri un court instant. Son regard était ailleurs, braqué vers le comptoir... pas le comptoir… Sacré Vernon, j’aurais dû m’en douter.

Le moment venu il insista pour m’inviter et comme je suis du genre poli je ne fis rien pour m’y opposer. Et puis j’avais fini par comprendre la cause de toutes ses absences : ce n’était pas dans le vide que ses yeux se perdaient mais sur la caissière. Vernon avait toujours été un charmeur, au point que je me demandais comment il avait fait pour tenir tout le temps de la guerre. Des années parqué entre hommes, déjà pour un type normal ce n’est pas une vie, alors pour lui… Je supposais qu’on avait trouvé une foule de nourrissons avec ses yeux dans le corps infirmier de l’armée du Pacifique. Enfin, tant que ce n’était pas son nez…

Pour être honnête cependant, je ne me souvenais pas avoir vu une femme le bouleverser à ce point. Ce n’était pas une simple attirance comme d’ordinaire, cela ressemblait à une nécessité.

— Visiblement il n’y a pas que la nourriture que tu regrettes de ne pas avoir goutté là-bas, le chambrai-je une fois dehors.

Si j’avais su que j’aurais un jour pu lui clouer le bec. La seule japonaise que Vernon avait approchée c’était à Okinawa, une jeune femme de dix-sept ans au nez fin et dont les cheveux n’arrêtaient pas de lui balayer le visage. Il y avait toujours un sacré vent près de ces falaises m’expliqua-t-il. La fille était avec sa petite sœur de six ans à peine. Celle-ci s’était mise à pleurer à la vue des soldats. La jeune femme l’avait prise dans ses bras pour la consoler avant de la rassurer d’un baiser sur le crâne. Vernon marchait en tête de son groupe. Il avait adressé un signe de la main à la jeune femme alors que son peloton s’approchait d’elle. Elle l’avait longuement fixé de ses yeux noirs. Lorsqu’il avait été à vingt mètres elle s’était jetée dans la mer, serrant sa petite sœur entre les bras. Elle n’avait pas été la seule. Tout le village y était passé. Le village voisin également ainsi que la quasi-totalité des habitants de la côte sud, écrasés sur les récifs, broyés par les vagues pour éviter de tomber aux mains de l’ennemi. De toutes les absurdités et atrocités qu’il avait pu voir c’était celle-ci qui venait le hanter la nuit. Maintenant je comprenais la détresse dans son regard. Ce n’était pas la caissière qu’il avait observé avec gravité, c’était son souvenir, le souvenir de cette femme avalée par le vide. C’était pour cela qu’il la voulait, pour la sentir vivante. Là où la plupart auraient essayé d’assommer leurs démons à coup de whisky, lui cherchait la rédemption dans les bras d’une femme, tentant, par son étreinte de donner enfin une fin heureuse à son cauchemar. Je me demandais combien de jeunes femmes aux cheveux noirs et au teint d’ambre avait-il rencontré pour se saouler de leurs caresses. Je suppose que lorsqu’il n’y a pas de remède on se soigne comme on peut.

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