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L’accueil fut rude à la maison. Kaitlyn avait eu toute la guerre pour travailler son coup de poing. « Un sourire est votre meilleur bouclier » c’était la dernière fois que je me faisais avoir par les prédictions d’un fortune cookie. Heureusement mon épaule en avait vu d’autres mais à en juger par son regard je savais que le pire était à venir.

— Tu m’as encore abandonnée.

Tout était dans le « encore ». Ma petite Kaitlyn. Ce fut à ce moment là que je me rendis compte que tout ça n’avait pas dû être de tout repos pour elle non plus. Je les avais vus venir sur la fin du conflit ceux de sa génération, avec tout ce qu’on leur mettait dans le crâne. « Comment je fais pour mourir ? » voilà ce que m’avait demandé un jeune poussin fraîchement débarqué de l’Oklahoma. Il ne se moquait sans doute pas de prendre une balle mais au moins voulait-il tomber avec la manière, pour le pays de la liberté comme dans les westerns. Le pauvre n’avait pas eu de chance : quelque chose lui avait retourné les tripes – toujours difficile de savoir quoi exactement dans ce genre de situation. C’était sale, comme à son habitude. « Leur dites pas que je suis parti comme ça. » « T’inquiètes pas mon petit, ils ont des belles phrases toutes faites, ça sera comme dans les livres d’Histoire : la tête haute, accroché au drapeau. »

Kaitlyn. Elle s’accrocha à moi comme un ouistiti. Ça faisait bizarre de voir quelqu’un vous agripper sans le sentir se glacer juste après.

*

— Tu as pensé à moi au moins ?

Elle s’était assise dans mon vieux fauteuil, celui qui prenait une place folle et dans lequel on pouvait sans problème tenir à deux sans trop se faire de mal. J’étais allongé sur le lit. Si j’avais déjà été chez le psy cela m’aurait sans doute fait bizarre.

— Je suis sûr que non, conclut-elle sans me laisser une chance de me défendre, avant d’enchaîner : elles sont comment les Françaises ?

Je ne pus m’empêcher d’éclater de rire face à sa mine boudeuse. Cela valait bien l’exemplaire des Raisins de la colère qui vint s’exploser au-dessus de ma tête. Et puis cela me permettait d’éviter de lui répondre. Mignonnes ? Oui, elles l’étaient, mais elles avaient le regard de celles qui en ont déjà trop vu pour leur âge. Et puis… et puis il y avait Betty-Jane.

*

Je n’avais pas vraiment planifié de la revoir après mon retour, pas officiellement du moins, mais lorsqu’on supporte Ben Johnson pendant six tournées d’affilées c’est qu’on doit bien avoir quelque chose derrière la tête. Ben était le descendant d’une lignée de juges. Son grand-père avait été juge fédéral jusqu’à ce que ses positions sur l’Allemagne nazie ne le rattrapent et le poussent à une retraite forcée : il y avait des choses qu’on pouvait dire au milieu des années 30 mais qui, sous le regard de la décennie suivante faisaient tâche. Pourtant, à plus de 74 ans, l’intéressé croyait encore dur comme fer à son retour en grâce. Le rouge était redevenu l’ennemi public numéro un et il était évident que le pays avait besoin d’hommes de convictions pour ne pas sombrer. Autant dire que celui qui avait loué en 36 l’efficacité d’Hitler dans la lutte contre le bolchevisme se voyait tout qualifié. Le vieil homme passait donc la majeur partie de ses journées à proximité du téléphone, attendant une improbable nomination à la cour Suprême. Le père de Ben, moins ambitieux et sans doute plus prudent, se contentait de siéger au civil, s’assurant là une position de notable discret mais apprécié, loin des tumultes et de la lumière que ne manquaient pas d’apporter les affaires pénales. Quant à Robert, le grand frère de Ben, il était sorti major de sa promotion et se trouvait tout désigné pour perpétuer l’héritage familiale. Le droit, Ben s’en moquait éperdument, lui qui, dès le lycée, se plaisait à se définir comme un businessman, sa façon à lui de dire qu’il fournissait ses camarades de classe en breuvages et substances illicites en tout genre. La guerre était apparue pour lui comme l’alibi rêvé pour échapper à ses études supérieures déjà mal engagées. Si son père n’avait pas été dupe sur les motivations réelles de son fils il n’avait néanmoins rien fait pour s’y opposer, voyant dans l’engagement de son cadet une belle manière de racheter, sinon d’occulter, les propos du grand-père. Bien entendu, il était inenvisageable d’amener le fiston en première ligne et, ses galons en poche, celui-ci fut affecté à la logistique où ses talents de magouilleur lui octroyèrent la bienveillance de ses supérieurs et lui lestèrent surtout les poches d’une belle quantité de dollars.

Tout ça pour vous dire que si vous vouliez un jour côtoyer le gratin, le moyen le plus sûr était de se faire inviter à une des fêtes de la famille Johnson. La crème de la crème je m’en foutais bien, ce qui m’intéressait c’était la cerise. Il y a différentes manières de prendre du galon à la guerre, et bien souvent cela arrive de la manière dont on s’y attend le moins. Betty-Jane avait fait la connaissance d’un colonel dans le Pacifique. Plus âgé, forcément. À force de les voir crever autour d’elle, elle n’avait plus été capable de s’attacher aux gens de sa génération. Son mari était à présent entre deux affectations et comme un militaire de ce genre n’a pas d’attache, ils étaient venu passer l’été ici. Autant vous dire que les Johnson ne s’étaient pas fait prier pour lui faire découvrir les mondanités du coin. Après tout un colonel c’est déjà presque un général et les étoiles ça fait toujours bien dans un carnet d’adresse.

Je craignais de ne pas la reconnaître après tout ce temps mais elle s’était suffisamment incrustée en moi pour qu’il n’y ait pas de doute possible. En un coup d’œil ce fut fait. La gorge qui se noue, le cœur qui s’affole – à moins que ce ne soit les tripes – et puis cette impression d’être découplé de son corps, comme une photo ni tout à fait nette ni tout à fait floue. Le genre de sensation qui, si elle se prolonge te laisse te faire dessus. Vous pensez bien qu’avec des comparaisons comme ça je me gardai bien de l’approcher. La guerre ce n’est pas vraiment là où l’on parfait ses bonnes manières. Pour une idée à la con c’était une idée à la con. Je me serais éclipsé sur le champ si Ben ne m’était pas tombé dessus l’instant d’après. Il avait dans l’idée de séduire la fille d’un chirurgien en jouant les héros de guerre et comptait sur moi pour appuyer son récit de quelques anecdotes de mon cru afin de lui donner une teinte de réalisme. Surtout, il tenait à ce que j’occupe la copine de la demoiselle, la benjamine du directeur de l’hôpital, pour lui laisser le champ libre. La gamine était mignonne, ce n’était pas le propos, mais j’avais d’autres choses en tête à ce moment. Et puis, j’avais passé mon tour de jouer avec les étudiantes. Le fait est qu’elle ne voulait pas être laissée pour compte : pas question que sa copine soit la seule à s’amuser ce soir. Pensez bien que si j’étais rouillé pour aborder les dames, j’étais encore moins à la page quand il s’agissait de s’en débarrasser. La musique me sauva la mise, ce qui fut loin d’être la première fois. Je n’avais guère prêté attention à l’orchestre depuis mon arrivée, l’erreur réparée je n’eus besoin que de quelques instants pour reconnaître le coup de trompette de Vernon. Avec tout ça je l’avais oublié : c’était lui qui m’avait donné l’info pour Betty-Jane. Il faisait partie de l’orchestre chargé d’animer la soirée. Pas vraiment le style dans lequel on avait l’habitude de l’entendre, mais cela payait plus que bien et il fallait bien vivre. Je profitai de la première pause pour précipiter la rencontre entre mon vieil ami et ma cavalière. Avec ses cheveux châtains et ses tâches de rousseur il y avait peu de chance qu’elle éveille en lui de mauvais souvenirs. Pour parfaire le tout elle n’était pas timide et ne nous laissa pas monopoliser la conversation. Il faut dire qu’un musicien c’est quand même plus marrant qu’un soldat, et puis un trompettiste c’est agile de ses doigts et je ne vous parle pas de la langue. Au prétexte d’un ravitaillement en boisson j’en profitais pour faire de l’air aux deux tourtereaux et comme il était mal venu de vouloir m’échapper par la grande porte je me rabattis sur le jardin.

— Je ne me souviens pas t’avoir déjà vu quitter une soirée aussi tôt.

La voix était douce et calme, légèrement enjouée aussi, la même que j’avais quittée il y a des années, comme si ces mots m’avaient attendu, logés dans un écrin. Un volte face et il y eu son sourire, ce trait malicieux un brin humide comme un glaçage posé sur ses lèvres. Impossible pour moi de lâcher le moindre mot, comme si mes paroles ne pourraient que gâcher ce moment. Son rire nous tira d’affaire :

— Excuse-moi, tenta-t-elle de contenir avant de s’expliquer : tu as l’air si… adulte.

L’uniforme bien sûr. On ne venait pas à ce genre de soirée habillé n’importe comment et le smoking n’était pas une espèce répandue dans ma garde-robe. Mon uniforme de parade était ce que j’avais de plus convenable sous la main.

— Je veux dire… cela fait si longtemps, corrigea-t-elle encore face à mon manque de réaction.

Des siècles. Les années de guerre sont comme les années de chien : elles comptent pour sept. Cela s’était passé avant mon départ. Je ne savais pas grand-chose de la guerre, comme beaucoup d’autres d’ailleurs. La plupart avaient l’appréhension de l’inconnu, d’autres l’enthousiasme de l’aventure. Certains se voyaient emballer l’affaire comme en 17. Ils ne se rendaient pas compte que cette fois-ci leurs ennemis n’étaient plus aux abois mais au meilleur de leur forme. Une partie encore découvrait que le monde était en guerre. Ils avaient attendu là sans chercher à le savoir et cette inaction, dans un souci de racheter leur faute, les avait rendus téméraires.

J’étais de ceux-là, à ceci près que ma guerre à moi ne se passait pas par-delà les océans mais à cinq blocs à peine de chez moi. Betty-Jane. Tout ce temps j’aurais pu lui avouer la passion qui me dévorait. « J’ai le temps » je me disais. Je craignais surtout de la perdre. Si elle ne savait rien elle n’avait aucune raison de m’éviter, de partir. Et puis il y avait eu la guerre, la mobilisation et j’avais enfin compris ce que la perte voulait dire. J’étais devenu fou, quelques jours suffisaient pour me laisser l’impression de ne plus être capable de la reconnaître, son image semblait diluée dans mes souvenirs. Alors j’y étais allé, auréolé de mon statut de soldat en partance. Elle m’avait damé le pion. Elle s’était engagée, elle aussi, en tant qu’infirmière. La surprise avait cassé mon effet, ensuite il était trop tard car je m’étais rendu compte de la vanité de la chose. J’avais pensé la séduire par ma bravoure, en fait je lui jouais le coup de la pitié. « Peut-être que nous ne nous reverrons jamais », voilà ce qui était inscrit en filigrane. Je renversais l’équation : ce n’était plus moi mais elle qui risquait de me perdre. J’étais un cadavre en sursis et on ne disait jamais non à un mourant. Un « oui » et je repartais heureux : le chevalier allant livrer bataille attendu et espéré par sa belle au château. Pas un château, une prison. Des mois, des années à mettre sa vie entre parenthèses dans l’attente d’un retour hypothétique. En quelques secondes je lui laissais mon souvenir de la même façon que d’autres, moins délicats, lui auraient laissé un gosse. Tout ce temps, j’avais voulu décrocher son sourire et finalement c’était des larmes que j’étais venu chercher. Je voulais partir heureux en sachant qu’elle pleurerait ma mort. Je n’avais rien dit finalement. Cela c’était à peine remarqué. Lorsqu’il fut venu le temps de se quitter elle m’avait pris dans ses bras, me saluant d’un maternel « Bonne chance soldat. »

Ce souvenir ne mouillait même plus mon regard. La guerre finit par sécher les yeux. Tous ces morts : c’était ça ou finir noyé sous le chagrin.

— Il paraît que tu t’es mariée ?

Des milliers de choses que j’aurais pu lui dire il a fallu que ce soit ça. Je suppose qu’il était inutile de tourner autour du pot. Sans doute surprise par la question, elle se contenta de glisser ses mains dans les replis de sa robe puis, en agrippant la jupe, elle écarta légèrement les bras.

— Comme tu vois, fit-elle simplement par-dessus le bruissement léger du tissu

Effectivement la tenue parlait d’elle-même. Pas un fil qui ne dépasse, pas une trace de couture, comme si la robe avait été moulée sur son corps. Pas le genre qu’on puisse s’offrir avec une solde d’infirmière.

Voilà, il fallait que je la voie, que je l’entende. Pourtant, même après cela il me semblait que rien ne s’était passé. La guerre, tout ça. J’en avais eu ma dose pendant des années. Certains craquent, tombent dans l’indifférence, sombrent dans la folie. Moi je m’offrais une amnésie, un voyage dans le temps. Je retrouvais mon lycée, la bêtise de la jeunesse. Cela semblait simple. Pour la bêtise certains auraient dit que je n’avais pas à me forcer. Sans doute. De toute façon cela avait perdu de son naturel, et puis il y avait constamment ce petit diamant à son doigt pour me faire de l’œil et me ramener à la réalité. Celle-ci d’ailleurs ne tarda pas à nous rattraper. Le colonel arriva. L’amertume me l’avait fait dessiner plus vieux. La vue de l’uniforme me préserva d’un faux pas et je finis au garde à vous. Je restai ainsi bloqué bien après qu’il m’eut rendu mon salut, anesthésié, invisible, comme une statue. L’échange entre le colonel et moi fut bref comme à la revue : il ne venait pas là pour ça. Je vis les regards, je vis la tendresse. Lorsque nous fûmes à nouveau tous les deux Betty-Jane et moi je sus que c’était fini. Jusque là j’avais gardé en tête cette idée folle de venir la tirer d’une impasse, d’un mariage de situation précipité par les tourments de la guerre. On ne les comptait plus les romances de la libération et idylles de la victoire brisées par la gueule de bois du retour à la vie. Je m’imaginais lui offrir mon amour, j’avais confirmation qu’elle n’en avait pas besoin. Hésitant entre le « magnifique » et le « superbe » la dernière phrase que je lui adressai en resta au « tu ». Cela ne l’empêcha visiblement pas de comprendre le compliment qu’elle accueillit d’un battement de paupière.

— Contente que tu sois revenu, me glissa-t-elle simplement en guise d’au revoir.

Sa gentillesse toujours. La vache, et moi qui pensais ne plus jamais avoir mal après avoir connu la morsure de l’acier.

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